Le tombeau de Jules II
Michel-Ange était à Florence occupé à terminer le carton de la Guerre de Pise et travaillait, sans beaucoup de suite, aux différents ouvrages de sculpture que nous venons d'apprécier, lorsqu'il fut appelé à Rome par Jules II. La réputation de l'artiste était considérable, quoique limitée encore: il était regardé comme le plus grand sculpteur de l'Italie. Les travaux nombreux dont il était chargé, si importants qu'ils fussent, semblaient forts au-dessous de ce qu'il était capable d'entreprendre. Qu'étaient ces figures, commandées par François Piccolomini, et les Apôtres commencés pour la corporation de la laine; qu'étaient ces statues destinées à concourir à un ensemble déterminé à l'avance, pour un artiste capable de concevoir lui-même des monuments entiers et qui montrait déjà qu'il pouvait devenir aussi grand peintre qu'il était grand sculpteur?
L'attention de Jules II, que dévorait l'ambition d'accomplir des œuvres extraordinaires, fut attirée sur Michel-Ange; il devina l'un de ses pareils et l'appela à lui. Le génie du pontife et celui de l'artiste avaient de grands points de ressemblance: chez tous deux c'était le même tourment causé par des aspirations grandioses que rien ne satisfaisait jamais; tous deux étaient portés d'une égale ardeur vers des projets qu'on pourrait dire démesurés; tous deux étaient sujets aux mêmes emportements. De là ces démêlés, ces ruptures, ces rapprochements que tout le monde connaît. De là aussi cette sorte d'intimité qui faisait que le pape et l'artiste traitaient ensemble sur le pied d'une sorte d'égalité; de là ces entretiens dans lesquels la pensée de l'un excitant celle de l'autre, le pape et l'artiste s'élevaient à des conceptions gigantesques.
C'est dans de telles conditions que commencèrent les relations de Michel-Ange avec les papes, relations qui durèrent presque sans interruption pendant plus de cinquante ans. Elles se continuèrent sous bien des pontifes envers lesquels, malgré toute la fierté et l'indépendance de son caractère, il se montrait, sinon toujours soumis, du moins déférent. Cet homme d'une volonté indomptable, qui résista pendant toute la fin de sa vie aux plus instantes comme aux plus flatteuses sollicitations du duc de Toscane qui le pressait de revenir à Florence, où les plus grands honneurs l'attendaient, préféra toujours rester à Rome: il avait fait de Rome sa patrie et pris les papes pour ses souverains. Il oubliait les luttes incessantes qu'il avait à soutenir de la part de leur entourage et les entraves que leur volonté mit souvent à l'accomplissement de ses projets préférés pour ne songer qu'à la grandeur du patronage auquel il se soumettait et à la majesté d'un pouvoir, le seul que sa conscience reconnût et le plus grand qui fût au monde.
Telle était aussi l'idée que Jules II se faisait de la papauté et de son propre pouvoir, et c'est sous l'empire de ce sentiment qu'il demanda à Michel-Ange de lui faire son tombeau. On peut dire qu'ils conçurent d'accord le projet du monument colossal dont Condivi et Vasari nous ont laissé la description et qui devait être placé au milieu de la basilique de Saint-Pierre. Un dessin à la plume, dont nous donnons ici le fac-simile, dessin original qui est exposé à la galerie des Offices, nous fait connaître l'architecture de ce monument, du moins dans sa partie antérieure. Mais nous n'en avons ainsi que la donnée générale; car, bien que cette donnée soit conforme à ce qu'en ont dit les biographes de Michel-Ange, elle reste incomplète et il est très douteux que, pour la manière d'entendre le caractère des statues, ce projet soit réellement celui que le pape avait adopté.
Le plan du tombeau, tel que Michel-Ange l'avait conçu, avait la forme d'un carré long; le dessin nous en montre l'élévation vue sur sa face la plus étroite. On voit que le monument se compose de deux motifs superposés. Il y a d'abord un grand socle dans lequel sont pratiquées des niches; dans chaque niche il y a une Victoire, et de chaque côté des niches, en avant de cariatides en forme de gaine faisant pilastres sous la corniche, sont placées des statues d'hommes enchaînés. Ces figures devaient représenter, sous la forme de captifs, les arts et les sciences que la mort du pape semblait réduire à l'impuissance. Au-dessus de ce soubassement s'ouvre une chambre à jour dans laquelle on voit un sarcophage: elle est supportée par quatre pieds-droits aux angles desquels sont assises des figures de grande dimension. Parmi ces figures, deux étaient destinées à représenter la Vie active et la Vie contemplative, deux autres personnifiaient saint Paul et Moïse. Le dessin de Michel-Ange indique en effet des figures d'hommes, cependant quelques auteurs disent qu'il devait y avoir aussi des figures de femmes qui eussent été Rachel et Lia. Ici s'arrête le dessin de la galerie des Offices, on ne voit donc pas comment se terminait le monument. Condivi parle d'une statue de Jules II endormi sur une bière ouverte que soutenaient deux anges, l'un souriant, l'autre éploré. Selon Vasari, le premier de ces anges devait être l'image du Ciel se réjouissant de voir Jules II au nombre des élus, le second exprimait le deuil de la Terre affligée d'avoir perdu un pareil pontife.
Il est probable que plusieurs projets furent étudiés pour le couronnement du Tombeau de Jules II. On en trouverait justement la preuve dans ce que le dessin qui nous occupe a d'incomplet: il est possible qu'il y ait eu plusieurs compositions pouvant s'adapter à la partie supérieure de cette esquisse. Mariette prétendait posséder l'un de ces essais qui consistait en une pyramide surmontée par un ange portant la sphère. Mais nous estimons que, pour ce premier projet, il est sage de s'en tenir à la description donnée par Condivi. Par ce que nous connaissons de ce monument nous pouvons dire que c'était bien une œuvre de sculpteur: le nombre des statues qui devaient le décorer n'allait pas à moins de cinquante. Il ne fut jamais exécuté.
Le Tombeau de Jules II fut le grand tourment de la vie de Michel-Ange. Sans doute les changements qu'il dut apporter incessamment à son projet primitif servirent par leur beauté à faire ressortir la puissance et la variété de ses conceptions. Mais les interruptions nombreuses et forcées que subit l'exécution de ce travail furent d'autant plus sensibles à l'artiste que, de toutes ses œuvres, le Tombeau de Jules II fut celle qui eut sa constante prédilection. D'ailleurs ses sentiments aussi bien que sa conscience étaient intéressés à ce que ce monument fût achevé d'une manière digne à la fois du pontife et de lui-même.
Jules II, le premier, interrompit l'exécution de sa sépulture en rebutant Michel-Ange, en lui commandant sa statue en bronze, pour la ville de Bologne, et, bientôt après, en le chargeant de la décoration de la chapelle Sixtine. A peine celle-ci était-elle achevée qu'il mourut.
Un premier contrat avait dû être passé en 1504. A la date du 6 mai 1513 nous trouvons un nouveau contrat passé entre Michel-Ange et les exécuteurs testamentaires du pape. D'un commun accord de grandes modifications sont apportées au projet primitif, ou plutôt il s'agit d'un projet nouveau. Le tombeau conserve sa forme carrée; mais il n'est plus isolé: il est appliqué à une muraille et il se présente par la tête, c'est-à-dire par son côté étroit. Une déclaration séparée, mais faite par Michel-Ange 8, nous apprend les dispositions de ce monument qui offre des dimensions moindres que l'ancien, mais qui reste magnifique. Chacune de ses faces doit être ornée de deux tabernacles ou édicules en saillie dans chacun desquels seront deux figures un peu plus grandes que nature. Entre ces motifs, il y a douze pilastres et, en avant, douze statues. Telle est la composition du soubassement. Au-dessus s'élève directement le sarcophage du pape qui est représenté couché entre quatre personnages dont le sujet n'est pas indiqué. Il y en a six autres assis qui entourent ce groupe, et ces onze statues sont de grande proportion. Enfin, toujours sur la plate-forme, mais contre le mur, il devait y avoir une sorte de chapelle contenant cinq figures plus grandes encore que celles qui se trouvaient en avant.
Dans cette nouvelle composition, c'est toujours le génie du statuaire qui domine, car statues, groupes, motifs d'ornement, sont répandus dans l'œuvre entière avec amour et profusion. Aussi Michel-Ange se met-il au travail avec ardeur: il ébauche dix-neuf marbres et les expédie de Carrare où il réside presque toujours. Mais Léon X commande: il faut que Buonarroti fasse un projet pour la façade de l'église Saint-Laurent de Florence et qu'il l'exécute. Trois ans s'écoulent au milieu du partage qu'exige ce travail, et le tombeau n'a pas avancé.
Le 8 juillet 1516, les conventions qui précèdent sont annulées et il faut en faire de nouvelles. La pièce notariée qui règle ce troisième accord est intéressante en ce que cette fois la description du projet qui vient d'être arrêté se trouve insérée dans le texte même. La donnée première reparaît: le monument offrira de nouveau deux motifs étagés. Cependant il reste appuyé contre le mur, mais du moins par son grand côté. En bas, quatre des deux à deux portent chacun un pilastre et chaque paire de pilastres porte un dais on couronnement. Sous les dais et aussi en avant des pilastres qui sont placés entre eux, il y a des statues. Dans le vide qui s'étend entre les deux édicules de la face principale il y aura des bas-reliefs et des ornements de bronze. Sur la corniche viennent se placer des pilastres à l'aplomb de ceux du rez-de-chaussée et, entre chaque paire de ces pilastres, une figure assise. Le vide existant au-dessus du motif décoratif du soubassement est occupé par une sorte de tribune où l'on voit Jules II couché, probablement entre deux anges. Enfin ce grand ensemble est couronné par un groupe de la Vierge avec l'enfant Jésus. L'exécution d'un travail encore si considérable devait être terminée en neuf ans. Michel-Ange, à raison de sa santé, était autorisé à travailler à Rome, à Florence, à Pise où à Carrare à son gré 9.
Pourquoi, en 1525, ces conventions étaient-elles restées sans exécution? C'est que d'abord les travaux confiés à Michel-Ange par Léon X avaient absorbé tout son temps. En vain, sous le pontificat de son successeur, s'était-il mis sans réserve à remplir ses engagements. Clément VII, en succédant à Adrien VI, avait exigé que Buonarroti exécutât les tombeaux de famille qui, dès 1520, lui avaient été commandés pour l'église de Saint-Laurent. Cependant les cardinaux, auxquels Jules II avait confié le soin de sa sépulture, étaient morts, et nous trouvons, à la date du 14 juin, une procuration donnée par Michel-Ange à G. F. Fattucci 10, pour le représenter dans les différends qui s'élèvent à raison de la non-exécution du contrat signé par lui depuis neuf ans déjà. Dès l'année précédente, un procès était imminent: on parlait de plaider. La malignité publique accusait le grand artiste qui confessait ses torts, mais faisait appel à l'intervention du souverain pontife pour sa justification.
A ce moment, une révolution se produit à Florence. Les Médicis sont chassés et sont bientôt après rétablis. Michel-Ange d'abord est proscrit comme ayant participé à la rébellion. Plus tard il est amnistié: mais il devra travailler à la Bibliothèque Laurentienne et à la chapelle de Saint-Laurent. Au milieu de ces troubles et de ces vicissitudes, le Tombeau de Jules II a été négligé; nous sommes en 1532: l'affaire est alors vivement reprise par le duc d'Urbin, François-Marie della Rovere, neveu du pape défunt. Le 18 ou le 29 avril 11, de nouvelles conditions sont arrêtées en présence de Clément VII. Le tombeau sera appliqué à un mur; on y fera entrer le mieux possible plusieurs statues déjà en cours d'exécution. Il y en aura six, toutes de la main de Michel-Ange, et dans le nombre, le Moïse. Pour terminer ce travail, trois ans sont accordés à l'artiste, et, pour en pousser l'achèvement, il s'engage à venir tous les ans passer deux mois à. Rome. Une seule chose reste indécise: où sera placé le tombeau? On hésite entre Sainte-Marie-du-Peuple et Saint-Pierre-ès-Liens.
En 1534, le délai expirera bientôt. Paul III, successeur de Clément VII, va, avec huit cardinaux, visiter Michel-Ange dans son atelier; il voit et admire le Moïse. Mais il examine en même temps les cartons du Jugement dernier et il en ordonne l'exécution. En même temps, il veut disculper Michel-Ange, et pour expliquer les retards qu'a subis la sépulture de Jules II, il publie un bref daté du 18 septembre 1537. L'entremise du pape porte ses fruits et, le 7 septembre 1539, le duc d'Urbin écrit qu'il souscrit à de nouveaux atermoiements; mais sa lettre n'en contient pas moins un appel direct adressé à l'honneur de Buonarroti.
En 1541, après l'achèvement du Jugement dernier, les instances du duc recommencent; des bruits injurieux circulent, la maison de l'artiste à Rome subit une sorte de séquestre. Le pape intervient encore, car il a demandé à Michel-Ange de peindre la chapelle Pauline. Et le duc se soumet de nouveau au délai réclamé par Paul III. Il consent même à ce que trois seulement des six statues qui doivent orner le monument soient de la main de Michel-Ange; les trois autres seront faites par d'autres artistes, d'après les dessins et sous la surveillance du maître.
Enfin, sur les instances de Michel-Ange, à la date du 20 août 1562 12, un dernier contrat intervient par lequel Michel-Ange est affranchi de toutes les obligations qui lui avaient été précédemment imposées. Comme ouvrage de sa main, on ne lui demande plus que le Moïse. Des sculpteurs sous ses ordres achèveront une Vierge avec l'enfant Jésus, un Prophète, une Sibylle et les statues de la Vie active et de la Vie contemplative ébauchées par lui; enfin le tombeau sera dans l'église de Saint-Pierre-ès-Liens.
Mais toutes ces difficultés ne sont pas les dernières. Il y en aura avec les sculpteurs en sous-ordre et encore avec le duc qui ne sera point satisfait et cela doit durer jusqu'en 1550, époque à laquelle l'ouvrage, modifié encore une fois par l'introduction de la statue de Jules II, se trouvera définitivement posé et découvert.
On voit par l'analyse sommaire que nous avons faite des projets auxquels ce monument donna lieu quels efforts de génie furent par là imposés à Michel-Ange. Mais on comprendra, surtout en suivant leur succession nécessaire, quelles préoccupations matérielles et quels troubles de conscience causèrent à l'artiste les retards qui lui furent imposés et combien l'intervention des pontifes, qui semblèrent à l'envi subordonner à l'accomplissement de leurs propres projets, les honneurs dus à leur prédécesseur, dut coûter aux sentiments de celui qui avait tant aimé Jules II. La disgrâce qu'il encourut de la part du duc d'Urbin, et à laquelle il fut très sensible, vint s'ajouter à ses chagrins. Et si maintenant on joint à ces grands déplaisirs les immenses fatigues des voyages et des séjours à Carrare, les démêlés avec les fournisseurs de marbre, les carriers et les bateliers chargés des transports, les difficultés avec les gens de loi et les injures de l'Arétin; si l'on réfléchit enfin que ces entraves et ces dégoûts de toute sorte s'enchaînèrent pendant près de quarante-cinq ans, peut-être trouvera-t-on peu exagérée l'expression du fidèle Condivi qui appelle cette longue histoire la tragédie du Tombeau de Jules II.
Les témoignages que la sculpture a laissés de cette sorte de drame se réfèrent surtout à son début. Du commencement date le groupe que l'on nomme la Victoire et les statues d'Esclaves; de la fin, nous possédons le Moïse qui fut comme le dénouement du débat.
L'un des morceaux les plus importants destinés primitivement au Tombeau de Jules II et qui n'ont pas trouvé place dans le monument de Saint-Pierre-ès-Liens est la Victoire ou plutôt le Génie victorieux: car le personnage qui triomphe est non pas une femme, mais un jeune homme. Lorsqu'on voit ce marbre au Bargello, la fierté, le dédain, le caractère de force souveraine qui y sont empreints excitent l'admiration. Mais si la composition, superbe en elle-même, montre partout qu'elle est tirée d'une pyramide de marbre dont la masse avait été arrêtée d'avance pour satisfaire à des convenances architecturales, et si les points extrêmes de cette masse restent sensibles dans la sculpture qui en est sortie, on est étonné des grands vides que l'œuvre présente. C'est à la fois une composition un peu contrainte à raison de sa donnée géométrique et relâchée à cause des espaces que le ciseau a creusés entre ses points les plus importants. Nous croyons trouver l'explication et la correction de ces imperfections dans un dessin à la plume de Michel-Ange, qui fait partie de la collection Buonarroti. Le catalogue de cette collection le désigne simplement comme une figure ailée; l'Album Michelangiolesco y voit une étude de démon pour le Jugement dernier. A vrai dire, c'est un beau jeune homme qui n'a rien de commun avec les démons de la Sixtine, c'est l'un des Génies victorieux: mais, il a des ailes, ailes ouvertes, courtes et vigoureuses qui soutiennent les vides de la masse et complètent la silhouette à souhait. Ce bel accessoire manque au groupe du Bargello, mais soit en marbre soit en bronze, il pouvait être facilement rapporté.
Quant aux Esclaves, si l'on devait voir en eux de simples captifs, nous dirions que les sentiments opposés et extrêmes qu'inspire un pareil sujet se trouvent rendus par les deux figures que possède le Musée du Louvre. L'une, douce, résignée, la tête penchée, les yeux clos, s'abandonne, et abdiquant pour un moment sa force qui semble immense, elle se recueille dans une attitude magnifique, pleine de souplesse et de langueur. L'autre, brusque, bouillante, interrogeant le ciel d'un regard de reproche, se tord dans ses liens. De ces prisonniers, le premier, pourrait-on dire, exprime la pudeur de l'esclavage; le second nous en montre la révolte.
Mais nous savons que ces robustes captifs étaient destinés à figurer les Sciences et les Arts enchaînés et comme réduits à l'impuissance par la mort du pontife qui, vivant, les avait protégés. Il reste en tout six de ces statues: deux, celles de Paris, sont à peu près achevées; représentées au centenaire de Michel-Ange par des moulages, elles ont fait le plus grand honneur à notre Musée. Les quatre autres sont ébauchées seulement. Dans cet état elles sont admirables; mais par malheur, on les a reléguées dans une grotte en rocaille des jardins Boboli. A toutes des attributs manquent pour permettre d'en distinguer le sujet, et si l'on excepte l'Esclave endormi du Louvre, elles sont toutes dans des mouvements des plus violents. Sans doute, un autre artiste que Buonarroti, chargé de traduire dans le marbre les idées que celui-ci a voulu figurer au moyen de ces formidables athlètes, eût employé de douces allégories. Mais, à bien prendre, les Arts et les Sciences qui, dans leur principe, constituent quelques-uns des ressorts les plus énergiques de l'activité humaine, ces forces primordiales qui, en nous obligeant à chercher les lois des choses et à créer, remuent le monde et en changent la face, ces ressorts, ces forces, indomptables agents de notre fécondité, ne sont-ils pas des Puissances sur la terre? Michel-Ange en a fait des Titans, Titans inquiets, tourmentés, qui roulent et entassent des pensées, et dont l'esprit, comme la prodigieuse musculature, est toujours en travail.
L'état inachevé dans lequel plusieurs de ces statues sont restées leur donne quelque chose de pathétique. Plus leurs mouvements marquent de véhémence et de fierté, plus on est touché de ce que le sort leur a refusé d'indépendance. A les voir vivantes et incomplètes, on dirait qu'elles se débattent pour échapper à l'ébauche sommaire sous laquelle le ciseau les a laissées comme dans un réseau. Elles voudraient déchirer le voile qui nous les dérobe, sortir de leur prison transparente: elles souffrent. Celles qui sont reléguées dans la grotte du jardin Boboli inspirent particulièrement cette sorte de sympathie. Jamais l'art de Michel-Ange n'a été plus émouvant. Au sein des reflets qui les éclairent, ces fantômes, ces larves de marbre, échappés des mains du grand artiste, nous apparaissent comme dans les limbes de sa pensée. L'imagination s'efforce de les terminer; mais tour à tour une puissance supérieure nous les montre dans leur perfection et nous les dérobe:
- Ostendent... tantum fata neque ultrà
Esse sinent...
Parmi les grandes fatalités qui pesèrent successivement sur le tombeau du pape Jules, il faut placer avant tout la décoration de la chapelle Sixtine. En vain Michel-Ange se défendit-il d'accepter ce travail en se retranchant derrière sa qualité de sculpteur; il fallut obéir, et il s'acquitta de la première partie de sa tâche avec une rapidité qui semblait dire que pour lui peindre était un jeu à côté de sculpter.
La peinture de la chapelle Sixtine est une œuvre décorative dans la plus complète acception du mot. Rien que la fresque y soit seule employée, on peut dire que tous les autres arts participent effectivement à la beauté de l'ensemble. Les dispositions architecturales, au moyen desquelles Michel-Ange a divisé l'espace qui lui était livré, sont grandioses et inattendues. Leur ordonnance, d'un caractère gigantesque, fait pressentir les audaces du maître qui, plus tard, se jouant des plus redoutables problèmes de la construction, suspendra sur la Confession de Saint-Pierre la coupole du Panthéon. Déjà la partie supérieure de la voûte qui imite un ciel ouvert fait penser de loin à ce dôme ouvert aussi à son sommet. L'abondance des motifs est extrême; la figure humaine paraît partout avec une sorte de profusion, et néanmoins la composition, dans son ensemble, reste claire et parfaitement ordonnée. La sculpture surtout a une large part à revendiquer dans cette œuvre qui contient tant d'éléments divers. Nous ne parlons pas des enfants peints en grisaille et qui, groupés deux à deux, forment cariatides, mais bien des Prophètes et des Sibylles et aussi des pendentifs placés en haut sur des piédestaux. Si vifs, si agités, si passionnés que soient leurs mouvements, ces nombreuses figures sont toutes dans un merveilleux équilibre et satisfont aux lois de la statuaire. Qu'on les étudie, et celles qui semblent en proie à l'inspiration ou à l'enthousiasme et celles qui expriment la méditation ou la douleur; et Jérémie absorbé dans son deuil, et Joël qui déroule lentement un volume, et Isaïe qui dispute avec lui-même; qu'on observe et la belle Sibylle Érythrée et la vieille Cuméenne, qui feuillettent et compulsent les livres du destin, et la Delphique, qui, dans son délire poétique, regarde dans l'avenir avec une vague anxiété; et Daniel qu'un souffle divin transporte, et Ézéchiel que tourmente un zèle exalté: toutes ces figures sont sorties une à une de l'imagination d'un sculpteur; elles pourraient être fixées dans le marbre, et l'on voudrait pouvoir les isoler pour les envisager de toutes parts. Que dire encore des sujets plus humbles qui règnent au-dessus des fenêtres et qui représentent la généalogie du Christ? La simplicité des attitudes, la fixité des gestes, l'austère logique des ajustements, l'inflexible pondération des ensembles, appartiennent à la statuaire. Ces qualités appellent, sollicitent, à l'égal des œuvres les plus saines qu'ait produites le ciseau, l'observation attentive de ceux qui veulent étudier le grand art.
La composition des sujets qui décorent la voûte de la chapelle Sixtine a été conçue par Michel-Ange. Le programme admirablement lié, au point de vue chrétien, a été créé par lui: dans cette vaste conception l'artiste a fait œuvre de théologien. Il s'est montré de la race du Dante. Comme lui, fidèle aux idées de son temps, il a réuni dans son œuvre tout ce qui, dans l'histoire sainte et dans l'histoire profane, était considéré comme ayant annoncé et préparé la venue du Sauveur. Ce plan, croyons-nous, a été depuis longtemps clairement expliqué. Mais dans la mise en œuvre, on voit combien Michel-Ange était pénétré de la lecture des écrivains sacrés. Aussi la langue qu'il parle au moyen de son art est-elle comme celle des Pères, forte, hardie, nourrie d'un savoir immense: comme chez eux, la connaissance de l'antiquité profane se mêle à la Bible, et dans le caractère de ses figures on retrouve les hellénismes des docteurs, les hébraïsmes de la Vulgate mêlés aux brusques ellipses du Dante et soutenus par le tour oratoire des apologistes les plus véhéments. Cependant toutes ces idées sont exprimées à la manière des statuaires, c'est-à-dire plutôt par des personnages seuls que par des tableaux: l'admirable largeur, la souplesse des formes, si hardiment défigurées par des copistes qui les ont accablées de détails anatomiques avec la prétention de les rendre savantes, la largeur extrême des formes, disons-nous, ajoute à la justesse de l'assimilation. Et c'est le double côté par lequel le sculpteur ici se révèle et impose au peintre les principes et la règle de son art.
La statue du Moïse, la seule qui soit restée du projet adopté par Jules II, cette statue qui a fini par être à elle seule tout le tombeau, a été conçue du même jet que les prophètes de la chapelle Sixtine. C'est à la même source d'inspiration qu'il faut la faire remonter. Si les lignes en sont un peu plus serrées, il faut en chercher la cause dans le bloc de marbre qui avait été calculé pour une place différente: tout le côté droit de la figure qui suit une ligne perpendiculaire devait sans doute être tourné contre une paroi près de laquelle le Moïse faisait une sorte d'amortissement. L'exécution de cette grande œuvre dura bien des années: elle resta longtemps dans l'atelier alors qu'elle était déjà terminée. On la considère comme le dernier mot de l'art de Michel-Ange: elle put occuper la pensée de l'artiste pendant près de quarante ans. Aussi ne faut-il pas se plaindre si elle parut la dernière, ayant été devancée par l'exécution et l'achèvement des Tombeaux des Médicis.