Bouillons de culture

Sylvie Escande
Où les blancs de Ruston et les noirs de Grambling sont unis par les écrevisses achetées par les uns et les autres à Boiling Joint... et par le style de Sylvie Escande, haut en couleurs.
C'est la saison des écrevisses. De l'Arkansas au Golfe du Mexique, la Louisiane est en ébullition. Au Nord de l'Etat, entre les villes de Ruston et de Grambling, l'antique plaisir de la table associé aux vapeurs ensorcelantes de filé - ce mélange d'épices louisianaises employées dans la cuisine cajun - et de coriandre, attire Blancs et Noirs vers le Boiling Joint, temple modeste, mais renommé, de la dégustation. Toutes races confondues, les papilles s'excitent. Un drapeau américain, du calibre de celui qui fut planté sur la lune, s'agite faiblement devant le mobile home de la famille Guidry. Transformée en gigantesque cuisine, l'habitation n'a de mobile que le nom. Bien ancrée dans le bayou par de solides pilotis, elle s'enorgueillit de gargantuesques marmites dans lesquelles les crustacés passent du vert au rouge sans protestation.
Le ciel est mauve et lourd. Le silence du lieu est à peine troublé par l'arrivée d'une procession de pick-ups venus faire le plein des écrevisses pêchées dans les bayous toujours boueux, et que pour cette raison on a surnommées mud-bugs. L'avant des camions est parfois décoré de féroces cornes de vaches; dans la lunette arrière trônent les inévitables fusils. Peu importe la couleur du conducteur ou l'état du véhicule, les armes astiquées, minutieusement accrochées en bon ordre, reluisent comme l'argenterie dans les maisons de planteurs. En vitrine.
Le jovial patron du Boiling Joint, oublieux de ses origines françaises, se targue d'être un Red Neck. Il a voté pour David Duke, le fondamentaliste ex-Grand Wizard du Ku Klux Klan. Pourtant, sans discrimination aucune, il fournit pour 1.89 $ la livre de l'écrevisse en abondance, réjouissant d'un même bouillon tous les palais de la paroisse.
Les énormes sacs dégoulinants de jus écarlate sont jetés à l'arrière des véhicules par des bras musclés à la pigmentation variée. Les roues patinent dans l'omniprésente boue argileuse. Auréolés des vapeurs de l'odorant fumet, les chauffeurs, selon la couleur de leur peau, quittent cet éphémère point de rencontre, en direction de leur monde, de leur culture, de leur ville. Et, si la brume qui monte du bayou ne permet déjà plus de distinguer les visages, la musique qui s'échappe des camionnettes donne une indication précise sur la destination des occupants : les Ingram, englués de country et de western se dirigent vers Ruston, tandis que les Bratton rentrent à Grambling au son hachuré du rap.
Ruston et Grambling
Ruston est une coquette et prospère petite ville. C'est la ville blanche. Vingt mille Blancs y vivent, pensent, prient et agissent blanc. Ruston a un quartier noir à l'extrémité de la ville. Ruston est une ville riche, fière de ses quatorze familles de millionnaires. De septembre à mai, Louisiana Tech University enrichit la communauté d'une population de dix mille étudiants, majoritairement blanche. Ruston tient sa richesse du commerce du bois et du coton. On y trouve tous les avantages d'une banlieue américaine chic, en pleine forêt. Une multitude de clochers se partagent vingt-sept dénominations religieuses. Les grands magasins et hôtels rivalisent de drapeaux et de slogans à la gloire de Dieu, du Sud et du Dollar. Les banques ont des allures de centres commerciaux.
Grambling, à dix kilomètres à l'Ouest de Ruston, est une autre petite ville de vingt mille habitants. C'est la ville noire. Les habitants, tous de race noire, vivent, pensent, prient et agissent noir. Il n'y a pas de quartier blanc, mais une importante université, Grambling State University. Aucun étudiant blanc ne la fréquente. Sur le campus, une Magnet School a été créée suite à un projet d'envergure nationale. Le but étant, grâce à un éventail de cours tout aussi attrayants que variés, d'attirer une population d'enfants blancs dans les écoles élémentaires noires. Aucun enfant blanc n'a été inscrit depuis l'ouverture de l'établissement en 1984. Majoritairement baptistes, les Chrétiens de Grambling reconnaissent vingt et une façons différentes d'interpréter la Bible. Avec ses petits restaurants de Soul Food, ses quelques épiceries et son absence de banque, la ville n'a rien de l'american dream.
Du côté de Ruston
Le rêve est un peu plus à l'Ouest, à Ruston. C'est dans les multiples grandes surfaces que le nirvâna prend forme! On y est accueilli par un retraité en casquette de la guerre civile, lequel, en vous passant un chariot démesuré, entonne d'une voix de stentor l'hymne à la gloire du fondateur des magasins. Avec ses quatre méga-supermarchés ouverts sept jours sur sept, ses cinémas, ses néons, ses Mc Donald, ses Wendy et autres hauts lieux de la réjouissance gastronomique abordable, Ruston a trouvé la clé de la fatale attraction. Sous les néons violents, égales mais séparées, Margareth Ingram (Ruston) et Natracia Bratton (Grambling) ne seront jamais surprises à échanger des recettes de cuisine. Leurs enfants ne risquent pas non plus de rire et de jouer ensemble entre les rayons. Deux mondes à part. Le dollar passe de mains blanches en mains noires, unique lien entre ceux qui ne communiquent pas.
Chacun consomme dans son propre monde les mêmes produits. Blancs et Noirs pénètrent ces antres du matérialisme par la même porte, partagent la même avidité de dépenser, de se distraire en achetant et vénèrent le sacro-saint billet vert dans les mêmes temples de la consommation. Les autocollants sur les voitures ne révèlent rien des origines du propriétaire. Born to shop fait bon ménage avec I love Jesus. Pourtant, dans les restaurants, les familles sont séparées selon leur couleur.
Le paradis semble bien être du côté de Ruston, niché au creux de ce bijou policé de petite cité propre et avenante où, avec les saisons, la vie comme la nature passe par de successives nuances de rose. Alors, que peuvent bien aller chercher les fans de Garth Brooks, à la tombée du jour, lorsqu'ils quittent le Boiling Joint, radio éteinte, en direction du soleil couchant qui embrase leurs visages jusqu'au pourpre? Incontestablement la dive substance, interdite chez eux et qui, alliée à la sauce fortement épicée des écrevisses, donnera au rêve sa pleine dimension: l'alcool.
L'alcool, qu'ils vont se procurer à Grambling, en se faufilant entre les rappeurs et les rastas. Une fois de plus, dollars en mains, les deux cultures se côtoient, en pleine recherche onirique. Pendant ce temps, les rouges arthropodes, à l'arrière des pick-ups, attendent d'être pieusement arrosés de Chablis californien avant de perdre la tête.

Autres articles associés à ce dossier

L'inondation de la Nouvelle-Orléans

Jacques Dufresne

Le 26 août 2005, la ville de la Nouvelle Orléans fut détruite à 80% par une inondation consécutive à l'un des plus violents ouragans de l'histoi

À lire également du même auteur

Si vis pacem para festum
Quand le style se joint à l'observation pour rendre l'ethnologie vivante.

Le mot et le monde
Rosa, rosa, rosam... ânonner des déclinaisons n'a jamais permis à aucun écolier de s'exprimer co

Laissez les bons temps rouler
"Ces gens que le soleil regarde de travers", disait Rivarol en parlant des Nordiques...Mai




Articles récents