L’obésité de précarisation

Stéphane Stapinsky


Lorsque j’étais enfant, à la fin des années 1960, l’obésité n’existait pas. Je veux dire qu’elle n’était pas encore, comme aujourd’hui, un problème médical de premier plan, un problème sociétal, économique, moral même. Il y avait bien sûr des « gros », de grosses personnes, des personnes corpulentes. Pour être coquette, la femme ronde, ou quelque peu rondelette, s’efforçait de suivre une diète. Déjà on commençait à dire que c’était mieux pour la santé de maigrir, mais on n’y mettait pas plus d’emphase que cela. Je me souviens d’un ami de la famille, que nous qualifierions aujourd’hui d’« obèse morbide ». Il était plein d’humour et lorsque, tout enfant, nous touchions avec notre doigt « sa grosse bedaine », eh bien, ça le faisait rire et nous riions avec lui. Ces personnes rondouillardes, on pouvait se moquer d’elle à l’occasion (avec le recul, certaines ont pu en être blessées, c’est vrai, mais ça n’avait rien à voir avec le ricanement méprisant d’aujourd’hui), mais jamais il ne nous serait venu à l’esprit de les considérer comme des malades, et de les juger comme des êtres veules, manquant de volonté, de courage, sinon d’intelligence. Non, elles faisaient partie de notre monde, un monde où il y avait une vraie diversité : des gros, des petits, des grands, des maigres, des barbus, des chauves, des riches, des pauvres, des travailleurs, des chômeurs, etc. Jamais nous n’aurions pensé à les mettre au ban de la communauté des gens normaux. Ces « grosses personnes » avaient-elles plus de problèmes de santé que les gens de taille « normale ». Je ne sais pas, peut-être. Mais pour nous, tout le monde pouvait un jour ou l’autre être malade, tout le monde avait « ses » maladies. Nous n’en faisions pas plus cas qu’autre chose.

La science médicale en ce domaine a, comme on le sait, beaucoup progressé. Aujourd’hui, l’obésité est, au Canada et au Québec, comme dans les autres pays « avancés », une chose sérieuse. Un très grave problème même. On ne peut plus la prendre, comme auparavant, à la légère. On peut même parler de problème de société, d’épidémie, puisque l’obésité, on l’a décrété, est une maladie. Une épidémie qui, comme le tabagisme autrefois, affecte toutes les couches de la population et ce, dès le plus jeune âge. Au Canada, le nombre d’adultes obèses a doublé au cours des trente dernières années; durant la même période, le nombre d’enfants et d’adolescents en surpoids a été multiplié par trois. 

On connaît les paramètres principaux de la question : les gens mangent de plus en plus, et trop souvent mal, des produits trop gras et trop sucrés, de la malbouffe; ils ne font pas assez d’exercice, ils sont sédentaires. Le déséquilibre entre les calories ingérées et les calories dépensées explique la prise de poids. On me pardonnera de rappeler ces évidences.

Selon une étude récente d’une chercheur de la Colombie-Britannique, Carolyn Gotay, de la School of Population and Public Health de l'université de la Colombie-Britannique, étude publiée dans le Canadian Journal of Public Health, cette épidémie d’obésité serait même en forte augmentation au Canada depuis 2001 (1). Selon madame Gotay, il n'y aurait jamais eu autant de Canadiens obèses que maintenant. Son étude constate que le taux d’obésité chez les Canadiens a augmenté de 18 % entre 2000 et 2011, avec la plus grande progression de 2000 à 2008. La moyenne canadienne se situe à 25,3% de la population. Selon la province ou le territoire où ils vivent, le quart, et même le tiers des Canadiens seraient obèses. Les provinces et territoires les plus touchés sont l'Atlantique, le Nunavut et les Territoires du Nord-Ouest, qui ont des taux d'obésité de plus de 30%. Le Québec a vu son taux d’obésité se stabiliser à 24% au cours de la période. Fait important à noter : l’étude ne prend pas en compte les populations autochtones.

Je ne veux pas tant discuter ici de l’obésité comme enjeu médical et sociétal (on peut se référer, sur le sujet, au dossier de l’Encyclopédie, qui sera substantiellement étoffé dans les prochains jours), ou, même du contenu proprement dit de l’étude en question. Non, mon propos est plutôt de me pencher sur la réception de ladite étude dans les médias canadiens et québécois, du moins dans quelques-uns d’entre eux, car je ne prétend ici à aucune exhaustivité.

Ce qui me frappe, en tout premier lieu, c’est le peu d’écho qu’elle a eu, sur internet en tout cas, et notamment au Québec. D’un océan à l’autre, on s’est généralement contenté de répercuter le communiqué initial de la Presse canadienne. J’ai noté très peu de commentaires, éditoriaux ou chroniques, qui en faisaient état. Ceux que j’ai relevés ont été publiés au Canada anglais. Au Québec, il n’y en avait, dans les médias, que pour les révélations de la Commission Charbonneau…

Le point de vue qui s’exprime dans la plupart de ces textes correspond à ce que j’appellerais une « doxa » au sujet de l’obésité.

Grosso modo, on part du constat de l’épidémie croissante d’obésité. On l’explique par la mauvaise alimentation des gens et par leur manque d’activité physique : « Nous mangeons des aliments qui sont riches en calories et en même temps nous sommes davantage sédentaires. Cest le mode de vie de notre époque qui cause des problèmes. » (2). On décrit ensuite les conséquences négatives, souvent très sérieuses, qu’elle peut entraîner pour la santé (risque accru de diabète, de maladies cardio-vasculaires, de cancer, etc.).

On rappelle qu’elle est ruineuse pour les budgets des gouvernements et  pour l’économie canadienne en général. : « Il savère que les gens qui sont en surpoids de manière importante, ou obèses, génèrent des coûts, pour le système de santé, plus élevés, et même beaucoup plus élevés que ceux qui sont générés par la moyenne des gens. Ces coûts élevés ne sont pas défrayés par la personne obèse elle-même, mais ils sont assumés pa  tous ceux qui sont inscrits au même régime d'assurance ou par lensemble des contribuables, dans la mesure où ils seraient couverts par lassurance-maladie publique. » (3)

Certains vont plus loin encore : une enquête publiée dans le BMC Public Health (http://www.biomedcentral.com/content/pdf/1471-2458-12-439.pdf) à l'occasion du sommet Rio + 20, accuse en effet, le plus sérieusement du monde, les obèses dêtre responsables des récentes crises alimentaires Rien de moins. En dépit de son absurdité, elle témoigne de la vision négative que de plus en plus de gens ont aujourdhui de lobésité. Le sociologue français Jean-Pierre Poulain, qui réfute lapproche adoptée par cette « étude », ajoute : « si l'on poursuit ces raisonnements sordides, comme les problèmes de santé liés à lobésité sévère peuvent affecter l'espérance de vie ou comme les obèses prennent beaucoup moins l'avion, à la fois parce qu'ils appartiennent plus souvent à des groupes sociaux moins favorisés et parce qu'ils sont dans des situations d'inconfort stigmatisantes, il n'est pas du tout sûr que leur bilan carbone soit plus mauvais que celui du reste de la population ».(4)

Pour toutes ces raison, il faut donc, comme l’ordonne le titre d’un article, que « Le gouvernement (…) passe à l'action sur la question de l'obésité » (5) Madame Gotay, auteur de l’étude mentionnée plus haut, renchérit :  «Je suis davis quil faut faire adopter des lois et des règlements qui favorisent une alimentation saine et qui rendent lenvironnement susceptibles de favoriser la bonne santé plutôt que l'obésité. » (6)

S’ensuit, d’une part, une liste (variable) de mesures que les gouvernements devraient adopter afin de contrer ce fléau : campagnes d’information; imposition de taxes sur des produits jugés nocifs (malbouffe, boissons gazeuses), limitation de la publicité concernant ces mêmes produits (en particulier celle destinée aux enfants et aux jeunes), règlementations diverses (obligation, par exemple, pour les restaurateurs et autres commerçants alimentaires, de fournir une information précise sur le contenu nutritif des aliments et mets proposés), programme de promotion de l’activité physique (notamment dans les écoles), etc.

D’autre part, et bien que cela n’exclut pas l’intervention des gouvernements, certains mettent plutôt de l’avant une approche « volontariste ». On indique, avec raison, que les pouvoirs publics ne peuvent tout faire, et on en appelle par conséquent à la responsabilisation des gens, et tout particulièrement, en ce qui concerne les enfants et les adolescents, des parents. Ceux-ci doivent s’efforcer de bien manger, d’avoir des habitudes saines, qu’ils inculqueront, par l’exemple, à leurs enfants. Tout commence donc à la maison.

Voilà donc à peu près ce quon peut lire lorsquil est question dobésité dans nos médias « grand public ». Le constat qui est fait, et les remèdes que l’on propose, bien sûr, ne sont pas faux. Ce que disent ces journalistes et commentateurs n’est pas inexact. On peut certes discuter de l’opportunité de telle ou telle approche mais ce n’est pas mon propos d’en débattre ici.

Je veux plutôt m’intéresser à la nature même du regard que les médias jettent sur la question de l’obésité. Car ce qui, de manière générale, y est écrit et rapporté, ne correspond, à mon sens, qu’à une partie de la réalité. Et l’on manque l’autre partie de cette réalité, parce qu’on ne met pas celle-là en rapport avec d’autres phénomènes qui contribueraient à l’éclairer.

Nous sommes à l’ère d’internet et de la pensée par hyperliens. On nous rappelle constamment qu’il faut valoriser la « pensée complexe » par rapport à la pensée linéaire, unidimensionnelle. Pourtant, sur un enjeu comme celui-là, les médias se contentent souvent d’une approche simpliste.

Ce qui ressort le plus souvent des articles que j’ai consultés, c’est que l’obésité y est vue comme quelque chose de purement individuel. L’obèse a créé son problème, il s’est mis lui-même dans cette situation, par ses mauvaises habitudes alimentaires, par de mauvais comportements (son manque d’activité physique), qui traduisent en fait ultimement une faiblesse sur le plan psychologique et  même sur le plan moral (manque de volonté, paresse, etc.). En résumé, l’obèse, « couch potatoe ». C’est une vision qui est le plus souvent implicite dans les textes. Qu’on favorise les interventions des pouvoirs publics, ou qu’on prône le « volontarisme », dans les deux cas l’obèse est vu comme le principal, sinon l’unique responsable de son état.

Je parlais plus haut de complexité. Il est vrai que certains auteurs nous introduisent déjà, mine de rien, à un autre regard sur la question. Ainsi un nutritionniste, cité par l’auteur d’un blogue ontarien associé au Windsor Star, qui est d’avis que la solution de l’épidémie d’obésité à laquelle nous sommes confrontés ne se trouve pas seulement dans un changement de diète alimentaire. Autre avis, tiré du même blogue, qui rappelle que si, dans le cas de l’épidémie d’obésité qui sévit dans cette ville (Windsor), la proximité des États-Unis (avec son influence délétère) et la culture de la voiture peuvent être incriminées, d’autres facteurs (les niveaux de revenus, l’emploi et le chômage) ont aussi un effet, car ils font qu’une personne aura ou non une alimentation convenable (7)

Un autre auteur, commentant l’étude britanno-colombienne, cite les propos d’un expert, qui soutient que « [s]i le taux de pauvreté dans la population en général et celui de la pauvreté infantile augmentent, cela est susceptible davoir un effet quant à la prévalence de l'obésité, en affectant, entre autre choses, la capacité des gens à acheter une nourriture saine. » (8)

Je dirai, pour ma part, que la première chose qui m’a frappé dans l’étude de Mme Gotay, ce sont les aires géographiques où elle découvre les taux d’obésité les plus élevés : les Maritimes et les territoires du Nord. Ce sont des régions qui, au Canada, connaissent des difficultés sur le plan économique. Dans le cas des provinces de l’Atlantique, on peut que qu’évoquer le mouvement actuel de protestation contre la réforme de l’assurance-emploi mise de l’avant par le gouvernement Harper, mouvement qui nous rappelle la précarité de la situation économique de la région. La pauvreté, dans ces provinces, est plus importante qu’ailleurs au Canada. Aussi, il n’est pas étonnant que les gens s’y alimentent moins bien, DONC que l’obésité y soit plus répandue. De fait, un chercheur rappelait, pour ce qui est de la Nouvelle-Écosse, que « Le statut socio-économique est un bon indicateur de l'obésité. Par exemple, à Halifax, 11% des personnes parmi les 20% ayant les plus hauts revenus, sont obèses, alors que 26% de ceux qui appartiennent à la catégorie ayant les plus faibles revenus le sont. (9) Ces chiffres parlent d’eux-mêmes.

Par ailleurs, pour ce qui est du Grand Nord, qui ne sera pas frappé du fait qu’il s’agit d’une région où l’acheminement des denrées alimentaires est compliqué et coûteux. Et l’étude, je l’ai dit plus haut, ne prend même pas en compte les communautés amérindiennes, où, on le sait, la prévalence de l’obésité est grande. Ceux qui vivent dans des réserves présentaient, en effet, en 2002-2003, un taux d’obésité de 36 %.

La prise en compte de ces seules réalités géographiques et socio-économiques nous force, à mon sens, à considérer le problème de l’obésité d’une tout autre façon. 

L’étude de madame Gotay ne présente qu’un seul tableau par province. Elle ne précise pas, dans une province donnée, si telle région est plus affectée par l’épidémie d’obésité que telle autre. On peut émettre lhypothèse que la carte des taux d’obésité recouvrirait à peu près celle des territoires de la pauvreté. Aussi, même si la « performance » du Québec est bonne par rapport au reste du Canada, en l’absence de données régionales ou locales qui viendraient nuancer ce portrait, il n’y a pas matière à pavoiser, car la situation alimentaire des pauvres, ici, ne s’est pas améliorée au cours des dernières années, loin de là.

Il me faut dire un mot maintenant du rapport fait, sur la situation alimentaire au Canada, par le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l'alimentation, M. Olivier De Schutter. Lors de sa visite, en mai 2012, celui-ci a été proprement insulté par les représentants du gouvernement Harper qui est, comme on sait, allergique à toute critique à l’égard de ses politiques. Tout en rechignant à collaborer avec lui, on lui a bien fait comprendre qu’il devrait plutôt s’occuper d’autres pays, où la faim est un problème bien plus grave. Une telle attitude, de la part d’un gouvernement démocratique, à l’égard d’un haut fonctionnaire de l’étranger venu seulement faire son travail, est évidemment scandaleuse. Elle révèle également la propension du gouvernement Harper à nier la réalité la plus évidente (on le voit également dans le dossier de l’environnement), une négation du réel qui le pousse même à s’attaquer à la science, dont il n’hésite pas à affaiblir financièrement et même à démanteler, selon son bon plaisir, les institutions de recherche. Pour ne mentionner qu’une seule de ces atteintes au bon sens, les coupures bêtes à Statistique Canada qui ne feront que rendre plus difficile l’établissement d’un portrait exact de la société canadienne; ce flou, bien sûr, ne peut que servir les desseins idéologiques de cette administration.

En mitraillant le messager, le gouvernement canadien entend détruire son message. Prend-il la population canadienne pour une bande d’imbéciles? Même si on peut estimer que le rapporteur des Nations Unies devrait accorder la priorité aux pays les plus nécessiteux dans le monde, pourquoi n’aurait-il pas le droit d’étudier le cas d’un pays développé pour en faire ressortir les problèmes, surtout dans un contexte de crise économique mondiale? Le Canada de monsieur Harper – « Harperland », selon le mot de Lawrence Martin –, serait-il devenu, sans qu’on le sache, un paradis en Amérique?

Et qu’a osé dire de si effrayant le rapporteur spécial des Nations Unies ? « Ce que j’ai vu au Canada est un système qui empêche les pauvres d’accéder à des régimes alimentaires nourrissants et qui tolère des inégalités grandissantes entre les riches et les pauvres, et entre les populations autochtones et non autochtones. Le Canada est fort admiré pour ses réalisations dans le domaine des droits de l’homme qu’elle (sic) a défendus pendant de nombreuses années. Mais la faim et l’accès à des régimes alimentaires adéquats font aussi partie des droits de l’homme – et bien des choses restent à faire sur ce plan. » (10)

Il poursuivait : « Tout d’abord, de nombreux Canadiens sont trop pauvres pour pouvoir se payer des régimes alimentaires adéquats. 800 000 ménages sont en situation d’insécurité alimentaire au Canada. Le Canada est un pays riche, qui pourtant échoue à adapter les niveaux de ses allocations d’aide sociale et son salaire minimum à l’augmentation des prix des produits de première nécessité, tels que l’alimentation et le logement. Les banques alimentaires qui dépendent de la charité ne sont pas une solution : elles sont le symptôme de filets de sécurité sociale défaillants que le gouvernement doit aborder [sic]. » (11)

Ces constats sont évidents pour quiconque s’est penché un tant soit peu sérieusement sur la question. Mais, au Canada, il y a des choses dont on ne doit pas parler … Des choses qui nexistent pas

Le rapport que rendait public monsieur De Schutter à la fin de février va dans le même sens, tout en précisant sa critique et en conseillant certaines mesure à adopter. Il exhorte notamment le gouvernement canadien à mettre en œuvre une stratégie nationale d'alimentation pour combattre la faim chez un nombre grandissant de groupes vulnérables, dont les autochtones et les gens sur l'assistance sociale. Il identifie également certains éléments de la politique poursuivie par le gouvernement conservateur, éléments qui bloquent l’accès à l’alimentation : « la décision d'éliminer la version longue du formulaire de recensement, les négociations en cours pour un accord de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne, la réforme de la Commission canadienne du blé et la façon dont Ottawa supervise les fonds qu'il transfère aux provinces pour les services sociaux ». 

Je ne peux expliciter ici chacun de ces éléments. Je renvoie le lecteur au rapport, que l’on peut trouver en ligne sur le site de l’Encyclopédie. Je me limiterai à évoquer ce quil dit au sujet de l’éventuel accord de libre-échange avec l’Union européenne, que la population canadienne, soit dit en passant, n’a jamais autorisé le gouvernement Harper à négocier. Pour le rapporteur spécial des Nations Unies, « (…) des initiatives pour promouvoir l'alimentation et la nutrition et les marchés locaux, comme des [sic] celles pour promouvoir l'achat local, pourraient être affectés [sic] de façon négative avec cet accord. Il critique également la disposition de l'accord selon laquelle les municipalités ne pourront plus privilégier les biens et services locaux ou Canadiens pour des contrats de plus de 340 000$. » (12)

Ce rapport, quels que soient les hauts cris que peuvent pousser les membres de l’administration Harper, démontre clairement l’existence de failles majeures dans les politiques canadiennes, qui affectent la capacité de bien des gens à se nourrir décemment. Elles surviennent à un bien mauvais moment pour la population la moins fortunée, alors qu’elle subit toujours les effets de la crise de 2008 et que le marché des denrées alimentaires dans le monde a connu une flambée importante des prix depuis trois ou quatre ans – flambée qui a même été amplifiée par la hausse considérable du prix du carburant, donc du transport des denrées. 

On rappelait plus haut que si le taux d’obésité augmente, c’est, entre autres, parce que les gens se nourrissent mal (il faut aussi tenir compte de leur niveau d’activité physique, mais, vu les limites de cet article, il ne m’est pas possible de développer cet aspect). Le bon docteur Béliveau nous dirait qu’ils mangent trop gras et que les légumes et les fruits se font trop rares dans leur assiette. Ils font souvent de mauvais choix. C’est vrai. 

Mais si l’on admet, pour une large part, ce lien entre pauvreté et obésité, je ne dirai pas, contrairement à une idée fortement ancrée dans la population plus aisée, que les pauvres, dans leur majorité, sont obèses parce qu’ils choisissent, en toute bonne conscience, de « mal manger ». Dans la très grande majorité des cas, c’est tout simplement qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir une alimentation convenable. A mon sens, un pauvre, aujourd’hui, ne peut qu’avoir une alimentation déficiente, sauf s’il a une capacité d’ascèse hors du commun (pour être en mesure de supporter les privations) ou des connaissances en art culinaire (ce qui, hélas, est de plus en plus rare).

Lalimentation des pauvres est « caractérisée par des défaillances : pas assez de fruits et légumes, de poisson, trop de féculents, perte des rythmes des repas, des savoir-faire culinaires… » (13). A Montréal, un simple pain industriel coûte aujourd’hui près de quatre dollars. Le prix de la viande et du poisson, sauf les conserves, est prohibitif. A défaut de pouvoir profiter des aubaines, le pauvre n’a d’autres choix que de se rabattre sur les viandes préparées. Le cliché du pauvre mangeant du « baloney » (saucisson de Bologne) peut encore hélas se vérifier. Une étude rappelait encore, ces jours-ci, la nocivité de ces viandes industrielles. S’il est végétarien, le pauvre peut peut-être s’en tirer plus facilement; un régime à base de tofu et de légumineuses ne convient cependant pas à tous les intestins…

Les fruits et légumes frais, lorsqu’on n’est pas en saison, et lorsqu’on n’a pas de voiture et qu’on n’habite pas à proximité d’une vraie fruiterie, coûtent cher. En région, les denrées alimentaires coûtent aussi très cher. Comme le précise, dans son rapport, monsieur de Schutter, « (…) les personnes vivant dans des communautés à faible revenu sont souvent dépendantes d’épiceries qui offrent un choix restreint de denrées alimentaires fraîches ou ne vendent que très cher de telles denrées, ce qui contraint les ménages les plus pauvres à acheter des aliments transformés riches en graisses saturées, en sucre et en sel, qui sont souvent plus à leur portée financièrement. » (14) Il est sans doute plus avantageux, de ce point de vue, de vivre dans une grande ville comme Montréal, même si, en contrepartie, les loyers y sont beaucoup plus élevés.

Les banques alimentaires, si nécessaires soient-elles, n’aident pas nécessairement à avoir une alimentation plus saine : « Le recours à l’aide alimentaire comme source d’alimentation, est également spécifique aux situations de pauvreté. Le fait qu’elle soit difficilement équilibrée (contraintes d’approvisionnement, de transport, de stockage….), explique en partie la gravité de l’état nutritionnel des personnes qui sont amenés à s’y ravitailler tous les jours ou presque. » (15)

Le sociologue français Jean-Pierre Poulain, spécialiste de lalimentation, parle, pour décrire cette réalité spécifique à un contexte de crise économique, d « obésité de précarisation ». « La catégorie socioprofessionnelle, le niveau de revenu et le niveau d'éducation sont trois déterminants importants » de cette forme dobésité (16) Poulain nuance au passage une idée reçue : contrairement à ce que lon pense, «() la prévalence de l'obésité est plus faible au sein des populations en situation de précarité que dans l'ensemble de la population. Mais l'obésité est plus fréquente dans les populations en cours de fragilisation économique et semble davantage liée à la dégradation de la situation sociale, explique-t-il en présentant les premiers résultats d'une étude portant notamment sur 200 précaires (mais aucun SDF) et 240 pré-précaires en train de glisser vers la pauvreté. Lorsque les revenus baissent de 20%, l'indice de masse corporelle passe très haut dessus de la moyenne, ajoute-t-il. » (17) Dans un contexte de difficulté économique, comme celui dans lequel nous sommes plongés depuis 2008, il nest que normal que les taux dobésité augmentent de manière importante au sein de la population des régions les plus affectées. Ce que tend à confirmer létude de madame Gotay.

En définitive, si les obèses portent bien une part de responsabilité quant à leur état, on ne peut minimiser les contraintes sociales et économiques (*), bien réelles, qui s’exercent sur eux et qui sont déterminantes quant à l’apparition de l’obésité. Il me semble important de le souligner dans la mesure où cet aspect de lobésité est très peu exposé dans les médias canadiens et québécois, contrairement à la perspective insistant sur la seule responsabilité personnelle de lobèse quant à sa situation. Nous avons tout intérêt à nous inspirer dautres approches, développées en France notamment, qui fournissent un portrait plus juste tant de la question de lobésité que de celle de la pauvreté et de la précarisation économique. Interrogé sur l’impact de la nutrition sur le développement du cancer, l’animateur de télé, gastronome et sociologue Daniel Pinard a répondu ce qui suit : « Je ne dis pas que ce n’est pas en partie vrai. Mais c’est surtout la pauvreté qui cause la mortalité prématurée. » (18). Je pense qu’en ce qui concerne l’obésité, la même réponse peut être apportée. Diminuons la pauvreté au sein de notre société et la santé de tous s’en portera bien mieux.

 

(*) Lobésité est évidemment une réalité fort complexe. En plus des déterminants socio-économiques, il faudrait faire une place aux dimensions génétique, biologiques et même culturelles (traditions culinaires) dans toute discussion qui se voudrait exhaustive. Tel nétait pas, je le répète, mon but ici. Je souhaitais simplement attirer lattention sur un aspect, certes limité mais important, du problème. Bien sûr, sur cette question du rapport entre situation économique et obésité, bien des distinctions seraient aussi à apporter. « Lobèse touche aussi les riches », comme certains médias le précisent. « L'obésité n'est pas l'apanage des pauvres - Les riches mangent trop riche », titrait un autre journal. Pour un panorama assez complet de la réalité de lobésité, je renvoie au rapport du Sénat français cité plus haut.

 

Notes

(1) Les Canadiens n'ont jamais été aussi obèses, Le Devoir, 27 février 2013 - http://www.ledevoir.com/societe/sante/372023/les-canadiens-n-ont-jamais-ete-aussi-obeses

(2) Curtis Rush, « Adult obesity rates in Canada reaching historic highs, UBC study warns », Toronto Star, 28 février 2013. « We’re eating foods that are high in calories and at the same time we’re sitting a lot more. It’s a modern lifestyle that is leading us to problems. » - Traduction libre. http://www.thestar.com/news/canada/2013/02/28/adult_obesity_rates_in_canada_reaching_historic_highs_ubc_study_warns.html

(3) Jackie Marchildon, Obesity rates may be negatively impacting the economy, Arbitrage Magazine, 17 mars 2013. « The fact is that people that are heavily overweight or obese have higher medical care costs, substantially higher. And those elevated costs aren’t just paid by the obese person himself – they are paid for by everybody in the same insurance plan or by you, the tax payers, to the extent that people are covered by public health (...) » - Traduction libre.  http://www.arbitragemagazine.com/topics/finance/obesity-rates-hurt-economy123/

(4) Jean-Pierre Poulain, Les obèses, responsables de la crise alimentaire ou boucs émissaires ?, 26 juin 2012. - http://leplus.nouvelobs.com/contribution/578198-les-obeses-responsables-de-la-crise-alimentaire-ou-boucs-emissaires.html

(5) John Millar, Le gouvernement doit passer à laction sur la question de lobésité. -http://quebec.huffingtonpost.ca/john-millar/le-gouvernement-doit-passer-a-l-action-sur-la-question-de-l-obesite_b_2784104.html?utm_hp_ref=politique

(6) Cité par Curtis Rush, op. cit. « Personally, I think there have to be laws and regulations that support healthy eating and make the environment one that is going to be health promoting as opposed to be obesity promoting (...). » - Traduction libre. http://www.thestar.com/news/canada/2013/02/28/adult_obesity_rates_in_canada_reaching_historic_highs_ubc_study_warns.html

(7) Beatrice Fantoni, Obesity rates up in Canada, waistlines here follow suit, 28 février 2013. « Windsor-Essexs proximity to the U.S. and the car culture are likely the main contributors to weight problems locally, Woodruff said, but socioeconomic factors income levels and employment status in particular also have an effect on whether we can follow a healthy diet or not. » - Traduction libre et adaptation (http://blogs.windsorstar.com/2013/02/28/obesity-rates-up-in-canada-waistlines-in-windsor-follow-suit/)

(8) Jackie Marchildon, op. cit. « If rates of poverty and child poverty go up, it is likely to affect obesity, in people’s ability to afford healthy food among other things. » - Traduction libre. http://www.arbitragemagazine.com/topics/finance/obesity-rates-hurt-economy123/

 (9) André Picard, « Obesity costs economy up to $7-billion a year », The Globe and Mail, 20 juin 2011. « Socio-economic status is a good predictor of obesity. For example, in Halifax, 11 per cent of those in the highest 20 per cent of income earners are obese, compared with 26 per cent of those in the lowest-income group. » - Traduction libre  (http://www.theglobeandmail.com/life/health-and-fitness/health/conditions/obesity-costs-economy-up-to-7-billion-a-year/article583803/).

(10) Canada : une stratégie alimentaire nationale peut éradiquer la faim au pays de l’abondance – Expert de l’ONU sur les droits de l’homme, communiqué du 16 mai 2012. http://www.srfood.org/images/stories/pdf/press_releases/20120516_canada_fr.pdf

(11) Ibid.

(12) Alimentation: le rapporteur de l'ONU critique Ottawa, Cyberpresse, 3 mars 2013; http://www.lapresse.ca/actualites/politique-canadienne/201303/03/01-4627336-alimentation-le-rapporteur-de-lonu-critique-ottawa.php

(13) Arlène Alpha, Une assiette qui se vide, pourquoi?, Économie et humanisme, no 380, mars 2007, p. 15.

(14) Rapport du Rapporteur spécial sur le droit à lalimentation (Nations Unies), Olivier de Schutter. Mission au Canada, 24 décembre 2012. http://www.srfood.org/images/stories/pdf/officialreports/20121224_canadafinal_fr.pdf

(15) Arlène Alpha, ibid.

(16) L'organisation de la recherche et ses perspectives en matière de prévention et de traitement de l'obésité. Rapport de Mme Brigitte Bout, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Sénat et Assemblée nationale de France). N° 158 (2010-2011) - 8 décembre 2010. Disponible en ligne : http://senat.fr/notice-rapport/2010/r10-158-notice.html

(17) Propos tenus par Jean-Pierre Poulain. Voir « Précarité et alimentation équilibrée bonne pour la santé: un défi à relever », 18 octobre 2004 (terre-net.fr) - .http://www.terre-net.fr/actualite-agricole/france-local/article/precarite-et-alimentation-equilibree-bonne-pour-la-sante-un-defi-a-relever-203-13697.html

(18) Vita, décembre 2010, p. 30.




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