Les entrelacs de l'amour

Jacques Dufresne
Les composantes de l'amour du couple sont multiples; elles empruntent autant à l'amitié, à l'amour maternel et paternel qu'à la communauté d'intérêts...Mais l'amour est aussi un hors-la-loi, un hors-la-loi de la volonté...
Le mot entrelacs évoque d'abord les caprices de l'amour, son caractère imprévisible: «L'amour est enfant de Bohème... Tu crois le tenir, il t'évite, tu crois l'éviter, il te tient». Nous l'employons ici pour désigner la façon dont les diverses formes d'amour s'entrelacent, se composent entre elles, pour constituer une forme d'amour particulière.
Dans l'amour du couple en effet, il entre de la passion, de l'amitié, de l'amour maternel ou paternel, etc. De même, dans la forme d'amour la plus humble, la communauté d'intérêts, on retrouve l'amitié, et de façon infinitésimale, la passion et le lien sacré; de façon occasionnelle, l'amour maternel ou paternel, etc.

Selon la forme d'amour qui donne son nom et son ton à l'ensemble, l'édifice est plus ou moins élevé et les diverses composantes se situent à des étages plus ou moins distincts les uns des autres. Ainsi, dans l'amour du couple, le lien sacré et l'amitié se situent au sommet de la hiérarchie, la communauté d'intérêts en bas. Dans la communauté d'intérêts, par contre, toutes les formes d'amour se situent sur des strates qu'il est bien difficile de distinguer les unes des autres.

Phénix

C'est l'amour du couple qui nous intéresse d'abord. L'art de le vivre, de le bien vivre, consiste à veiller à ce que toutes les formes d'amour y trouvent leur place et leur temps. Il est en effet une place et un temps pour l'amitié, comme pour la communauté d'intérêts. Gardons-nous bien, toutefois, d'assigner dans l'abstrait une place fixe à l'amitié: après la passion par exemple, ou avant la communauté d'intérêts, qui est souvent le seul lien qui subsiste entre deux êtres devenus indifférents l'un à l'autre.

L'amour ne se soumet à de telles lois que dans la mesure où, devenu prévisible, il n'est plus l'amour. Certes, l'observation sur une longue durée d'un grand nombre de couples permet (hélas!) de dégager certaines lois qui feraient croire que l'amour est aussi soumis à la pesanteur qu'une pierre qui tombe... et que rien ne le distingue essentiellement des processus physiologiques. Ainsi, à 85 ans, il serait aussi normal pour un homme d'être indifférent à sa compagne que d'avoir une prostate cancéreuse.

On sait heureusement que la normalité en physiologie ne se réduit pas à la conformité à une moyenne, qu'elle est plutôt pour l'individu une façon de composer avec l'ensemble des éléments constitutifs de son être, et par là avec son passé. Dans le cas de Napoléon par exemple, il était normal que le pouls batte à quarante.

Cette définition de la normalité est de plus en plus vraie, à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie des processus vivants. C'est donc toujours elle qu'il faut avoir à l'esprit quand on traite de l'amour. À force de mettre l'accent sur la moyenne, et par là même sur le caractère prévisible et irréversible des étapes de l'union, on porte atteinte à l'essence même de l'amour: son aptitude à surgir de la façon la plus inattendue et à renaître de ses cendres. «L'amour est enfant de bohème». La chose est manifeste dans le cas d'une passion sombre comme celle de Carmen, mais l'amour le plus lumineux est lui-même capricieux: loin d'obéir à la volonté, il semble se plaire à ridiculiser ses efforts.

C'est la leçon qu'il faut tirer de nombreux romans ou pièces de théâtre dont le modèle est l'École des femmes de Molière. Dans le personnage d'Arnolphe se trouve discréditées à jamais, non seulement la possessivité, mais aussi et davantage encore la volonté, en tant qu'elle se substitue au désir d'être aimé. Arnolphe a décidé qu'il sera aimé d'Agnès et il est persuadé qu'après avoir fait plier tous les événements à sa volonté, il obtiendra enfin que son coeur s'ouvre au sien.

Or non seulement il n'obtiendra rien, mais pour fruit de tous ses efforts, il en sera réduit, pour retrouver l'estime de lui-même, à se laisser aller à des imprécations contre cet amour dont il attendait tout un moment plus tôt. Arnolphe:

«Le mariage, Agnès, n'est pas un badinage:
À d'austères devoirs le rang de femme engage,
Et vous n'y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n'est là que pour la dépendance:
Du côté de la barbe est la toute-puissance.
Bien qu'on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité
L'une est moitié suprême et l'autre subalterne;
L'une en tout est soumise à l'autre qui gouverne;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant
À son père, à son supérieur le moindre petit Frère
N'approche point encor de la docilité,
Et de l'obéissance, et de l'humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.»
[...]

L'innocente Agnès, ayant trompé la vigilance de celui qui avait la prétention de devenir son seigneur et son maître, eut droit à cette réprimande:

«Chose étrange d'aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses!
Tout le monde connaît leur imperfection:
Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion,
Leur esprit est méchant, et leur âme fragile;
Il n'est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle: et malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.
Hé bien! faisons la paix. Va, petite traîtresse,
Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.
Considère par là l'amour que j'ai pour toi,
Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.»

Agnès est une incarnation de l'amour lui-même, lequel dans ses manifestations les plus charnelles, comme dans ses élans les plus spirituels, se plaît à déjouer les plans de la volonté. Oui, il est bien vrai que l'amour est un hors-la-loi, un hors-la-loi de la volonté... et de l'excitation artificielle, ce misérable subterfuge qu'utilise la volonté pour obtenir un semblant de spontanéité dans l'abandon.

Le kairos

Pour que chaque forme d'amour trouve son lieu et son temps dans la symphonie du couple, il faut donc à la fois éviter de miser sur la volonté et résister à la tentation de se laisser impressionner par la moyenne, même lorsque cette dernière prend la forme raffinée que lui donne Stendhal dans son analyse des étapes de l'amour. Éviter, résister, voilà des indications bien négatives. Est-ce là tout ce qu'on peut dire à des adolescents qui auraient bien besoin d'être éclairés sur la façon de passer du désir passager, de la liaison éphémère à celle d'un amour total?

Il existe un mot grec, kairos, utilisé en psychiatrie, qui évoque bien la forme de finesse qu'il faut posséder pour faire les bonnes choses au bon moment. Dans une cure psychiatrique, il est des conditions favorables qu'il faut savoir attendre pour révéler au malade certaines vérités sur lui-même. Une révélation faite à un moment inopportun peut avoir des effets catastrophiques. Il faut savoir saisir l'occasion opportune. Nous le savons tous par expérience. À tous les hommes sans exception, il arrive de manquer de kairos dans leurs rapports avec leurs proches. C'est le kairos qui nous fait choisir le registre de l'amitié ou le ton protecteur du père quand ils conviennent.

On peut comparer le kairos à l'aptitude qu'ont les racines des plantes à tirer du sol et de l'humus les éléments nutritifs dont ils ont besoin à un moment déterminé. De même que l'aptitude des plantes est indissociable de l'humus sur lequel elle s'exerce, de même le kairos est indissociable du climat dans lequel l'amour est vécu. Si, dans un lieu donné, le climat est tel que l'amour naissant se réduit à une activité hygiénique accompagnée d'une vague communauté d'intérêts, le kairos n'aura guère l'occasion de s'exercer.

Supposons plutôt un climat riche sur tous les plans: affectif, spirituel, intellectuel. L'art d'aimer pourra s'exercer alors sans entrave. La variété des formes d'amour présentes dans l'amour du couple, l'aptitude à s'appuyer sur l'une ou l'autre d'entre elles au moment opportun, sont la meilleure protection qu'un lien peut avoir contre l'inertie qui conduit à la rupture.

Tout ce qui relie à l'autre est amour et tant qu'il subsiste un lien, ne serait-ce que celui de l'intérêt, toutes les autres formes d'amour peuvent resurgir, à condition qu'il subsiste de part et d'autre un peu de vie, de désir, d'abandon... et de patience.

«Vous n'avez pas eu toute patience:
Cela se comprend par malheur, de reste
Vous êtes si jeune! Et l'insouciance
C'est le lot amer de l'âge céleste!
Vous n'avez pas eu toute la douceur.
Cela par malheur d'ailleurs se comprend ;
Vous êtes si jeune, ô ma froide soeur!
Que votre coeur doit être indifférent.»
(Verlaine, Birds in the Night)

Descartes attribue les erreurs du jugement à ce qu'il appelle la précipitation; cette dernière est aussi mauvaise conseillère dans l'ordre affectif. Quand un grand amour et ses composantes ont fait place au désert, on est tenté de susciter la passion immédiatement, au risque de devoir recourir à des moyens artificiels, plutôt que de ranimer une à une les formes subsidiaires d'amour jusqu'à ce que la passion, réenracinée dans un nouveau sol, puisse resurgir d'elle-même.

En réalité, quand dans les ruines d'un grand amour, il ne reste plus que la communauté d'intérêt, il est plus sage, et plus simple, de rétablir d'abord l'amitié et même le lien sacré que de prendre d'assaut la citadelle de la passion. Si la passion ne renaît pas de l'intérieur, à son heure et non à celle que nous lui assignons, le refroidissement qui risque de lui succéder rapidement est plus irrémédiable et la déception plus grande.

C'est ainsi qu'en réduisant l'amour à la passion, à l'exclusion des autres composantes, on prive la passion elle-même de l'humus où elle pourrait refleurir, créant par là une situation où le recours ultime pour ranimer la braise: un nouvel objet d'amour, devient inévitable. Et à ce moment, alors qu'on a le sentiment que tout commence, il faut souvent se rendre à l'évidence que tout est à recommencer.

Pronostic amoureux

On aura compris qu'on peut juger de la solidité d'un amour naissant à la possibilité pour les amants d'intégrer les diverses formes d'amour au lien qui les unit. Ainsi, quand deux amants ne peuvent prendre appui sur l'amitié, faute de liberté intérieure, quand ils n'ont en commun ni le sentiment religieux, qui pourrait rehausser leur amour à leur propres yeux, ni la tendresse requise pour être tour à tour père et mère l'un pour l'autre; quand en outre leurs intérêts communs ne sont pas suffisamment forts pour faire obstacle au désir de nouveauté, fut-il faible, on peut prédire que leur union ne durera guère. Là se trouve la raison pour laquelle la pauvreté brise le lien plus souvent qu'elle ne le renforce. Quand l'un des deux partenaires est sans emploi, la communauté d'intérêts peut devenir fictive pour l'un et l'autre.

Malheur toutefois aux amants qui, sûrs de la solidité initiale de leur amour, y verraient une garantie de sa durée. L'amour est aussi enfant de Paradoxe: sa plus grande force réside dans la conscience qu'il a de sa faiblesse.

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