Le vieux blues, musique de la résilience des Noirs américains

Stéphane Stapinsky

Audiophiles s’abstenir… Amateurs de vieilles cires craquantes et crépitantes, soyez par contre les bienvenus…

Le blues, aujourd’hui, est partout dans la musique dite populaire. Il se mélange au rock, au jazz, à la musique africaine, pour ne nommer que quelques genres. Depuis bien longtemps, le blues n’est plus l’apanage des seuls descendants d’esclaves Noirs. Le grand Willie Dixon, qui a façonné plus que tout autre le Chicago Blues des années 1950, l’a exprimé dans quelques formules célèbres : « The blues is the roots, the rest is the fruits. » (« Le blues constitue les racines, les autres formes musicales, ce sont les fruits ») « The blues will always be because the blues are the roots of all American music. » (« Le blues existera toujours puisqu’il est la source de toute la musique américaine »). (Il faut toutefois tempérer l'enthousiasme de Dixon, en lui rappelant que le blues n'est pas la seule influence marquante sur la musique populaire...)

Des musiciens du monde entier, blancs, jaunes ou rouges, s’en font les interprètes, avec autant de talent que leurs confrères noirs. Au point même de susciter, chez certains d’entre eux, un sentiment de dépossession de leur héritage. Pour ce qui est de l’auditoire, le blues est sans doute une réalité qui concerne aujourd’hui plus souvent les Blancs que les Noirs. Ceux qui vont, à Chicago, Memphis ou à la Nouvelle Orléans, écouter cette musique, dans les bars ou dans les festivals, sont en effet dans une grande majorité de race caucasienne. Les Noirs, dès les années soixante, se sont tournés vers la soul music, et, aujourd’hui, ils sont bien plus nombreux à écouter des musiques comme le rap.

Le vieux blues, celui des années vingt, trente et même quarante, le « country blues », dont il nous reste bon nombre d’enregistrements, était cependant encore en consonance avec la l’existence des Noirs américains, qui s’y reconnaissaient. Le bluesman était alors en parfaite symbiose avec sa communauté. On pourrait dire sans exagérer que les chants qu’il interprétait étaient  la chair souffrante des Noirs de cette époque mise en musique.

Ce blues ancien, rural, est d’une grande inventivité et d’une grande complexité sur le plan de l’écriture musicale. Les textes, il faut le dire, sont souvent d’une bien plus grande qualité d’écriture, d’une plus grande richesse poétique et métaphorique, que ceux de bien des blues de notre époque. Je donne ici un exemple, le Death Letter Blues, de Son House, chanson sur la mort de l’être aimé qui dure plus de six minutes (1). 

W. C. Handy et la « naissance » du blues

On se rappellera peut-être que l’année 2003 avait été décrétée « année du blues » par le  Congrès américain (2). On aurait alors célébré les cents ans du genre… Curieux anniversaire... qui n’en est pas un. Car, on le devine, il est impossible de dater avec précision la naissance d’un genre musical aussi complexe que le blues, né de l’amalgame, de la fusion de sources diverses.

En vérité, ce centenaire, c’est plutôt celui de la « révélation » du blues (qui existait déjà) à une société plus cultivée, plus urbaine. En effet, c’est en 1903 que W. C. Handy, un compositeur et musicien noir de formation classique, fut témoin d’une scène qui devait l’impressionner au plus haut point alors qu’il se trouvait dans le sud des États-Unis : (…) faisant une sieste sur un banc à la gare de Tutwiler, un hameau du Delta du Mississippi, Handy fut réveillé par une musique étrange. En regardant autour sur le quai, il vit un homme jouant de la guitare et chantant. Le guitariste, à la triste mine, utilisait un couteau qu’il faisait glisser sur les cordes de l'instrument et répétait plusieurs fois les paroles de chaque verset. Bien que ne le sachant pas à l'époque, Handy avait pu apercevoir, chez ce musicien, deux des caractéristiques essentielles du blues du Delta : la technique de la guitare slide et la structure lyrique répétitive, dérivée des vieux chants de travail (« hollers ») des plantations. » (3)

Rencontre décisive, qui « fut la première expérience de Handy avec la forme musicale qu’il devait plus tard populariser à un tel degré qu’il fut finalement désigné comme le «Père du Blues » ». (4) Il devait en effet arranger et faire jouer par ensembles orchestraux ces fameux « blues ». Handy est surtout connu pour avoir composé le « Saint Louis Blues» interprété par Louis Armstrong, Bessie Smith et de nombreux autres.

 

La vraie naissance du blues

On s’entend pour dire aujourd’hui que le blues est une expression musicale qui apparaît après l’abolition de l’esclavage, car il suppose qu’est autorisée, qu’est légitime, l’expression publique d’une certaine vie personnelle, sinon intérieure. Qui était déniée aux Noirs auparavant. Il cherche à traduire la nouvelle réalité qui est la leur à ce moment. Ceux-ci « ne vivent plus en communauté sur la plantation, le chant de travail ne suffit plus à relater leur expérience en Amérique. Le Blues vient combler ce besoin avec une langue composée de mots en majorité anglais. » (5) 

C’est une musique qui naît en réponse à la ségrégation, qui a succédé à l’esclavage dans les années 1880-1890 : « La ségrégation, géniteur essentiel du blues, transforma l’esclave en métayer, obligé de travailler sans relâche pour payer le loyer de sa terre, l’équivalent de 85 % à 95 % de sa récolte. Dans ce contexte, la situation sociale de l’homme noir était pénible. (…) En ostracisant les Noirs et en les plaçant dans un « no man’s land » socioculturel, la société sudiste a créé les conditions de naissance du blues. » (6)


Plantation Dockery, située entre Ruleville et Cleveland, dans l'État du Mississippi. On considère que c'est le lieu de naissance du Delta Blues. Les musiciens Charlie Patton, Robert Johnson et Howlin' Wolf y vécurent. Cliché : Carla Batchelor, mai 2005. Disponible selon les termes de la licence Creative Commons paternité – partage à l’identique 3.0 (non transposée)

 

Si le Noir a été libéré de ses chaînes, sa vie ne s’est pas adoucie pour autant, bien au contraire. La violence et l’humiliation sont son pain quotidien :  « (…) Il fut partagé entre fierté et angoisse, et dut faire face à des situations jusque-là inconnues durant la captivité, à savoir : la confrontation à un racisme cruel et croissant, "la misère et la faim, le travail itinérant et précaire, la dépendance à l’égard du marché de l’emploi et, dans un tel contexte, le fait de devoir assumer les responsabilités d’époux et de chef de famille". » (7) Le Ku Klux Klan n’est pas très loin. A l’époque, comme l’écrivait le bluesman Big Bill Broonzy, on pouvait « tuer un “nègre” et cela était, pour un homme blanc, comparable au fait de tuer une mule. » (8)

Pour Adam Gussow, un Blanc qui est lui-même bluesman, dans le phénomène blues, tel qu’il apparaît dans ce Sud violent et cruel, il y a le blues, forme musicale, que nous avons évoqué plus haut, et le blues, comme sensibilité : « (…) un sentiment, tout un ensemble d'émotions et d’attitudes engendrées dans la population afro-américaine – un mélange tourbillonnant de peur, de désespoir, de fureur, de chagrin d'amour, d’agitation extrême, de sexualité débridée, et d’obstination à durer contre vents et marées et à chanter la chanson douce-amère de cette survivance » (9) 

 

Travailleurs noirs dans un champ de coton, dans l'État du Mississippi, en 1898. Auteur inconnu. Source originale : Popular Science Monthly, volume 54. Source en ligne : Wikimedia Commons

 

Le « Delta Blues »


Le plus vénérable des anciens styles de blues est celui qu’on désigne sous le nom de « Delta Blues »  -- le « Delta » en question n’étant pas celui du fleuve Mississippi, situé en Louisiane, mais plutôt une région de l’État du Mississippi, ayant la forme d’un « D », située entre les villes de Vicksburg et Memphis. Le Delta a vu naître et vivre certains des plus grands bluesmen, comme Robert Johnson, Elmore James, Charley Patton, Son House, B.B. King, Muddy Waters, John Lee Hooker, Howlin' Wolf, Sonny Boy Williamson, et la liste est presque infinie.


Partie du sud-est des États-Unis. En bas, en noir, le golfe du Mexique. En violet et en bleu, le "vrai" delta du fleuve Mississippi, en Louisiane. En vert, la région du Delta, dans l'État du Mississippi, associée au blues. Source : Wikimedia Commons. Disponible selon les termes de la licence Creative Commons Paternité – Partage des conditions initiales à l’identique 2.5 générique


 

Les premiers bluesmen furent des musiciens itinérants, qui allaient de ville en ville, de plantation en plantation, pour y jouer leur répertoire. Cette vie d’errance fait partie intégrante de la mythologie du blues. On aurait tort de cantonner ces pionniers du blues à cette seule forme d’expression musicale. Ils étaient également, pour la plupart, des « songsters », qui, s’accompagnant à la guitare, chantaient de tout, selon les souhaits de leur public : musique de danse, « country music », « spirituals », ballades, en plus de leurs propres chants de blues, et ceux de leurs confrères. On dit que Robert Johnson pouvait interpréter tout aussi bien les blues les plus émouvants que les derniers succès de Bing Crosby. 

 

Mississippi John Hurt enregistrant une chanson pour la Bibliothèque du Congrès américain. Photo prise le 17 mars 1964. Source : Bibliothèque du Congrès, American Folklife center, "A National Project with Many Workers". Source en ligne : Wikimedia Commons.


Pour moi, la quintessence du bluesman qui est aussi un « songster », c’est Mississippi John Hurt (1892-1966), célèbre pour ses enregistrements des ballades « Stack O'Lee Blues » et « Frankie and Albert », qui seront reprises et modifiées d’innombrables fois. Sa musique est un mélange de blues, de country, de bluegrass, de folk et de rock and roll. Sa voix est douce, son jeu de guitare est empreint d’harmonie, « totalement aux antipodes du jeu des bluesmen noirs du Mississippi » (10) Un autre exemple de « songster » prodigieux : Leadbelly (1885-1949), un forçat détenu au pénitencier d’Angola (Louisiane) pour tentative de meurtre, qui a recouvré sa liberté en raison de ses talents musicaux, grâce aux bons offices des musicologues John et Alan Lomax, qui l’avaient enregistré en 1933 pour le compte de  la Bibliothèque du Congrès. 

Les musiciens de blues de cette époque ancienne aimaient raconter des histoires. Leur répertoire constituait « (…) un corpus éthique de références s’exprimant à travers une littérature orale chantée (comme le furent l’Illiade et l’Odyssée), qui s’est transportée d’une ferme, d’une fête, d’un quartier, d’une ville, d’un État à l’autre. Il a véhiculé un vocabulaire, des métaphores, des mélodies et une vision du monde à travers les récits aventureux de ses héros de roman : musiciens errants, maris trompés, femmes malheureuses, victimes en tout genre de la pauvreté, du racisme, de la maladie. Mais aussi à travers ses machos conquérants, ses hommes et femmes comblés par l’amour et les plaisirs de l’amour, ses femmes pugnaces, ses jeunes gens aventureux et libres. L’ensemble fait monde » (11)

Ce sont toujours des histoires chargées d’émotions, qui ont la particularité d’être concrètes, imprégnées de la vie réelle : « (…) c’est plutôt le fait divers en tant que tel qui a intéressé les artistes, désireux de captiver le public avec une histoire édifiante et tragique qui, à la manière proposée par le vieil Aristote, joue un rôle cathartique en suscitant la terreur et la pitié ». (12)  

Mais ces histoires, quelle que soit la part qu’elles font à l’imagination et à l’invention, reposent sur un socle de vérité. Quand j’entends un de ces vieux bluesmen chanter qu’il est si « cassé » qu’il ne peut s’acheter à manger ou qu’il n’a pas l’argent pour avoir des vêtements décents, je le crois sur parole. Ses mots sont pour moi marqués du sceau du vécu. De fait, quand j’en apprends un peu plus sur l’artiste, je vois la plupart du temps le parcours semé d’obstacles qui fut effectivement le sien. Les mêmes mots, dans la bouche de notre grande vedette miliardaire du rock, n’ont pas tout à fait la même résonance, quelle que soit par ailleurs la qualité de son interprétation sur le plan musical…

Parmi les thèmes que privilégie le blues de cette époque (et de toutes les époques?), mentionnons la déception amoureuse, la sexualité débridée et la virilité, l’isolement et la dépression, l’alcoolisme et la toxicomanie, les cruautés de la vie sociale, la misère matérielle et le chômage, le besoin d’argent, l’errance et le voyage, les événements politiques, la vie paysanne, les catastrophes naturelles, la mort.

Le titre de cet article évoque la « chair souffrante » des Noirs. Il ne faudrait cependant pas caricaturer le blues en le présentant comme une forme musicale uniquement doloriste et plaintive. C’est un aspect du blues, mais ce n’est pas le tout du blues. Celui-ci est également une musique pleine de vitalité, très souvent d’humour, qui se prête bien à la fête. En fait, c’est la totalité de la vie qu’il contient, avec ses bons et ses mauvais côtés.

 

Robert Johnson, qui a vendu son âme au diable...

J’aimerais évoquer la figure de Robert Johnson (1911-1937), sans doute le représentant le plus connu du « Delta blues ». C’est un musicien bien réel qui a été élevé au rang de personnage quasi-mythologique. On raconte en effet qu’il aurait vendu son âme au diable, à la croisée des chemins (Crossroads), en échange de dons musicaux prodigieux. Le fait qu’il soit mort assassiné après une courte vie et une non moins courte carrière musicale ajoute à cette aura de mystère.

 

Une des trois seules photos attestées du bluesman Robert Johnson. Cliché par le studio Hooks Bros., de Memphis, ca 1935.

 

Philippe Paraire, auteur de Philosophie du blues, rend bien compte de la richesse de son style et de la complexité des influences qu'il a subies : « Des thèmes quotidiens : la vraie vie au jour le jour qui popularise une idée, blues is life, une thématique riche et personnelle, autobiographique ou universelle; l’usage du bottleneck, appris auprès de Son House (1902-1988) et Charley Patton (1891-1934), les basses permanentes de Big Joe Williams (1903-1982), les basses ambulantes du boogie woogie adaptées à la guitare pour la première fois, les arpèges aériens et les basses alternées de Blind Blake (ca 1890-ca 1933), des ragtimes et du folklore blanc des montagnes du Tennessee, tout cela fait du voyage de Robert Johnson un parcours magique et créateur » (13)

L’ampleur quantitative de son œuvre (elle tient toute entière en deux disques compacts, prises alternatives comprises) est inversement proportionnelle à l’influence qu’elle a eue sur les musiciens d’après-guerre – bluesmen comme rockers. Des titres comme I Believe I'll Dust My Broom, Sweet Home Chicago, Rambling On My Mind, Terraplane Blues, Cross Road Blues, Love in Vain ou Walking Blues sont devenus des classiques du répertoire blues-rock.

Toute son œuvre baigne dans climat de religiosité. Le personnage du Diable, le thème de la damnation, comme dans « Me and the Devil Blues », y sont très présents :   

“Early this mornin' 

when you knocked upon my door

 Early this mornin', ooh

when you knocked upon my door

 And I said, "Hello, Satan" ,

I believe it's time to go."  (...)

 

On y entends fréquemment des apostrophes au Dieu tout-puissant :

 

Cross Road Blues

 

"I went to the crossroad

fell down on my knees

 

I went to the crossroad

fell down on my knees

 

Asked the Lord above "Have mercy, now

save poor Bob, if you please

 

Mmmmm, standin' at the crossroad (...)"

 

Le blues, durant son histoire, a toujours été proche de la musique religieuse, spirituals ou Gospel. Les bluesmen passaient souvent d’un genre à l’autre, au gré de leur auditoire. Il n’est donc pas surprenant de trouver ici ces thèmes.

En 1990, Columbia Records a publié une compilation exhaustive des 78 tours enregistrés par Johnson. Le coffret a atteint la 80e place au Billboard 200 des enregistrements de musique populaire. Plus d’un million d’exemplaires en ont été vendu. En 1991, cette édition a été récompensée d’un Grammy dans la catégorie « Meilleur album historique ».

 

Les critiques à l 'endroit du blues

On fait au blues bien des reproches, sur différents plans.

L’historien Gérard Herzhaft rappelle que certaines de ces critiques « portent sur les grandes limites musicales du blues et sur l'impression de similitude que dégage son écoute » (14). C’est aussi la position du critique musical du journal La Presse, Alain Brunet, pour qui le blues est un genre musical qui, surtout à notre époque, n’arrive que trop rarement à se renouveler. Pour Herzhaft, ces critiques sont « vraies (jusqu'à un certain point) mais elles peuvent aussi témoigner de la grandeur et de l'intemporalité du blues » (15).

Par ailleurs, on peut s’interroger sur cette injonction à constamment « renouveler », « faire du neuf », « évoluer » qui est au centre de la culture contemporaine. Est-elle pertinente dans le cas d’une musique comme le blues, où le rôle de l’interprète est au moins aussi important que les notes qu’il joue, que les paroles qu’il chante? Je n’en suis pas convaincu. Chaque prestation, pourrait-on dire, est une recréation de l’œuvre.

On présente souvent par ailleurs le blues (et en particulier le vieux blues) comme la musique de la soumission, de l’acceptation des conditions de l’existence sans que s’y exprime une volonté réelle d’y changer quoi que ce soit. C’est le reproche que faisait à cette musique la génération de Noirs américains des années 1950 et 1960, liée au mouvement d’émancipation et des droits civils, qui s’identifiait davantage à l’énergie et à la puissance revendicatrice de la soul music et du funk.

Ce reproche a une part de vérité, bien sûr. Le blues n’a pas de programme politique, il n’est pas révolutionnaire. Il ne cherche pas à bouleverser l’ordre des choses. Mais de là à parler de soumission… Quand on l’écoute attentivement, on voit pourtant que la critique n’en est pas absente. Et, à l’occasion, on peut y lire « un appel à la résistance et un refus de la misère » (16), souvent dissimulés derrière des métaphores, ou le double sens, car les risques étaient bien réels pour le chanteur trop audacieux dans la société du Sud des années 1920 et 1930.

Au fond, le bluesman est peut-être un philosophe plus profond qu’on pourrait le croire. Sans doute sent-iI que les discours révolutionnaires, baignant souvent dans un idéalisme désincarné, se révèlent, en bout de ligne, décevants, sinon désastreux. Ce qu’on perçoit chez lui comme du fatalisme est peut-être tout simplement une acceptation réaliste des limites de l’existence. « Dans le blues, il y a je crois cette idée de plonger dans un univers nocturne, dionysiaque, dans le fond de souffrance de toute vie et d’en tirer malgré tout une force joyeuse. » (17)

 

La lucidité du blues

Le blues est bien une musique qui manifeste un regard lucide sur le cours des choses. Il « se concentre sur la transmission d’une émotion, d’une philosophie intuitive, à la fois constat de la dureté de la vie et impuissance à y faire face. Sans doute ce double caractère, à la fois violemment émotif et complètement apolitique, fait-il l’universalité du blues. » (18)

Aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, on met de l’avant sans surprise la « World Music », le métissage des genres et des cultures. Pourtant, le blues, quoique minoritaire dans le tableau des goûts musicaux de notre époque, conserve  toujours une place de choix. Bien des musiciens célèbres, comme Éric Clapton ou les Rolling Stones, s’en réclament toujours. C’est peut-être que la mondialisation néolibérale a des effets aujourd'hui, sur la vie de bien des gens, assez semblables à ceux que, à une autre époque, la ségrégation mise en place par les États du Sud avait sur celle des Noirs américains. La misère et la pauvreté se répandent de plus en plus au sein des pays développés avec la destruction de leur économie et le chômage qui en résulte. La société du spectacle, que ce soit par la télévision ou au moyen de l'internet, nous montre à tout instant le mode de vie idyllique des gagnants du nouvel ordre économique mondial, alors que s'accroît sans cesse le nombre des perdants. L’insécurité et l’anxiété sont omniprésentes. La technologie, qui nous fascine, peut aussi être vue comme  une fatalité. Les citoyens des démocraties libérales ont de plus en plus le sentiment de leur impuissance, ils sentent au fond d’eux-mêmes que bien peu de chose peut être fait pour infléchir le plan d’action des maîtres qui nous gouvernent à l’échelle mondiale. Toutes ces conditions sont sans doute propices à l’apparition d’un « blues », au sens psychologique du terme, qu’on baptisera du terme que l’on voudra bien : burn out, dépression ou mal de vivre.

Le psychanalyste Carlo Strenger, qui vient de faire paraître un ouvrage intitulé La peur de l’insignifiance nous rend fous, exprime un point de vue qui va dans le même sens : « Depuis quinze ans j’observe un phénomène lors de mes consultations : de plus en plus de patients sont très préoccupés par la crainte de vivre une vie qui n’a pas suffisamment de sens, ce que j’appelle « la peur de l’insignifiance » (…) La globalisation et internet ne font que renforcer ce sentiment d’urgence de devenir quelqu’un et cette peur de n’être pas grand-chose. » (19)

Et, face à ce sentiment, le blues, en tant que genre musical, ne pourrait-il être un recours possible :

« Le blues, c’est ce qu’il nous reste quand on a tout perdu, l’énergie du désespoir qui se transcende dans son expression artistique; et c’est pourquoi il peut aider les désespérés à trouver dans cette plainte sublime l’énergie pour surmonter leur mélancolie, et faire quelque chose de leur errance. » (20)

 

Pour en savoir plus

Un documentaire sur l'histoire du blues en quatre parties (angl.) : 

Partie 1 : https://www.youtube.com/watch?v=irwxvnt0i3k

Partie 2 : https://www.youtube.com/watch?v=xr3bihqeaou

Partie 3 : https://www.youtube.com/watch?v=s8b33ousoim

Partie 4 : https://www.youtube.com/watch?v=zhgcpbm2d7y

 

The Search for Robert Johnson, un documentaire réalisé en 1991 par la télévision britannique (Channel 4) sur la vie du héros mythique du "Delta Blues"

https://www.youtube.com/watch?v=nuhmjs75kru

 

Les routes mythiques de l'Amérique : l'autoroute du blues

https://www.youtube.com/watch?v=7jkd9nihcv8

 

Sur la route du blues (Échappées belles) 

Partie 1 : https://www.youtube.com/watch?v=kcxtlexa9ho

Partie 2 : https://www.youtube.com/watch?v=i7slx2gepwu

 

Notes

(1) Voici les paroles de cette chanson : 

I got a letter this mornin, how do you reckon it read?

It said, "Hurry, hurry, yeah, your love is dead"

I got a letter this mornin, I say how do you reckon it read?

You know, it said, "Hurry, hurry, how come the gal you love is dead?"

 

So, I grabbed up my suitcase, and took off down the road

When I got there she was layin' on a coolin' board

I grabbed up my suitcase, and I said and I took off down the road

I said, but when I got there she was already layin on a coolin' board

 

Well, I walked up right close, looked down in her face

Said, the good ol' gal got to lay here 'til the Judgment Day

I walked up right close, and I said I looked down in her face

I said the good ol' gal, she got to lay here 'til the Judgment Day

 

Looked like there was 10,000 people standin' round the buryin' ground

I didn't know I loved her 'til they laid her down

Looked like 10,000 were standin' round the buryin' ground

You know I didn't know I loved her 'til they damn laid her down

 

Lord, have mercy on my wicked soul

I wouldn't mistreat you baby, for my weight in gold

I said, Lord, have mercy on my wicked soul

You know I wouldn't mistreat nobody, baby, not for my weight in gold

 

Well, I folded up my arms and I slowly walked away

I said, "Farewell honey, I'll see you on Judgment Day"

Ah, yeah, oh, yes, I slowly walked away

I said, "Farewell, farewell, I'll see you on the Judgment Day"

 

You know I went in my room, I bowed down to pray

The blues came along and drove my spirit away

I went in my room, I said I bowed down to pray

I said the blues came along and drove my spirit away

 

You know I didn't feel so bad, 'til the good ol' sun went down

I didn't have a soul to throw my arms around

I didn't feel so bad, 'til the good ol' sun went down

You know, I didn't have nobody to throw my arms around

 

I loved you baby, like I love myself

You don't have me, you won't have nobody else

I loved you baby, better than I did myself

I said now if you don't have me, I didn't want you to have nobody else

 

You know, it's hard to love someone that don't love you

Ain't no satisfaction, don't care what in the world you do

Yeah, it's hard to love someone that don't love you

You know it don't look like satisfaction, don't care what in the world you do

 

Got up this mornin', just about the break of day

A-huggin' the pillow where she used to lay

Got up this mornin', just about the break of day

A-huggin' the pillow where my good gal used to lay

 

Got up this mornin', feelin' round for my shoes

You know, I must-a had them old walkin' blues

Got up this mornin', feelin' round for my shoes

Yeah, you know bout that, I must-a had them old walkin' blues

 

You know, I cried last night and all the night before

Gotta change my way a livin', so I don't have to cry no more

You know, I cried last night and all the night before

Gotta change my way a livin', you see, so I don't have to cry no more

 

Ah, hush, thought I heard her call my name

If it wasn't so loud and so nice and plain

Ah, yeah

Mmmmmm

 

Well, listen, whatever you do

This is one thing, honey, I tried to get along with you

Yes, no tellin' what you do

I done everything I could, just to try and get along with you

 

Well, the minutes seemed like hours, hours they seemed like days

It seemed like my good, old gal outta done stopped her low-down ways

Minutes seemed like hours, hours they seemed like days

Seems like my good, old gal outta done stopped her low-down ways

 

You know, love's a hard ol' fall, make you do things you don't wanna do

Love sometimes leaves you feeling sad and blue

You know, love's a hard ol' fall, make you do things you don't wanna do

Love sometimes make you feel sad and blue

http://songmeanings.com/songs/view/3530822107858588959/

(2)   Voir cette page : http://www.thefreelibrary.com/congress+declares+2003+'year+of+the+blues'.-a095442054

(3) Lawson, R. A., « The First Century of Blues: One Hundred Years of Hearing and Interpreting the Music and the Musicians », Southern Cultures, vol. 13, no 3, automne 2007, p. 40. – http://muse.jhu.edu/journals/scu/summary/v013/13.3lawson.html - Traduction libre de : (« (…)  while napping on a bench at the train depot in the Mississippi Delta hamlet of Tutwiler, Handy awoke to the sound of strange music. Looking around the platform, he saw a man playing a guitar and singing. The sad-looking guitarist used a knife to slide across the instrument's strings and repeated his lyrics several times in each verse. Though Handy did not know it at the time, he was witnessing two of the essential features of Delta blues music: the slide guitar technique and the repetitive lyrical structure, derived from old field hollers. »

(4) Ibid. Traduction libre de : « (...) became Handy's first experience with the musical form he would later popularize to such a degree that he eventually adopted the title "Father of the Blues." »

(5) Steve Gadet, « Le «blues de la canne et du coton» : étude comparative des fonctions socioculturelles du gwo-ka et du blues », Études caribéennes, no 16, août 201 : http://etudescaribeennes.revues.org/4675

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) Martin Chilton, « Big Bill Broonzy: legacy of a musical pioneer », The Telegraph, 1er décembre 2013 – http://www.telegraph.co.uk/culture/tvandradio/10480580/big-bill-broonzy-legacy-of-a-musical-pioneer.html - traduction libre de : « You could kill a Negro and it meant no more to a white man than a mule. »

 (9) Adam Gussow, « Where Is the Love?": Racial Violence, Racial Healing, and Blues Communities », Southern Cultures, vol. 12, no 4, hiver 2006 – http://muse.jhu.edu/login?auth=0&type=summary&url=/journals/southern_cultures/v012/12.4gussow.html - traduction libre de : «  (…) a feeling, a whole complex of emotions and attitudes engendered in its African American residents—a swirling mixture of fear, despair, fury, heartache, extreme restlessness, freely ranging sexual desire, and a stubborn determination to persist against all odds and sing the bittersweet song of that persistence ».

(10) Notice de l’Encyclopédie Universalis – http://www.universalis.fr/encyclopedie/mississippi-john-hurt/

(11) Philippe Paraire, Philosophie du blues - Une éthique de l’errance solitaire, éditions de l’Épervier, 2013, p. 9-10.

(12) Ibid., p. 76.

(13) Ibid., p. 54.

(14) « Baby please don’t go », 29 juillet 2011 – Blue Eye, blogue de Gérard Herzhaft  -- http://jukegh.blogspot.ca/2011/07/baby-please-dont-go.html

(15) Ibid.

(16) Gadet, op. cit.

(17) Nicolas Rousseau, « Philippe Paraire : Philosophie du blues - Une éthique de l’errance solitaire (compte rendu), Actu Philosophia, 20 octobre 2013 –  http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article490

(18) Ibid.

(19) Elena Sender, « ‘’Les nouvelles technologies font grimper la peur de l’insignifiance plutôt que de la calmer’’ », Sciences et Avenir, 12 octobre 2013 – http://www.sciencesetavenir.fr/livres/20131011.obs0839/entretien-avec-carlo-strenger.html

(20) Rousseau, op. cit.

 

 

 

 

 




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