Le drone militaire, ou la mutation éthique et technologique de la guerre

Stéphane Stapinsky

Une date constitue un point tournant dans la radicalisation de l’utilisation militaire des drones à notre époque : le 3 novembre 2002. En effet, c’est ce jour-là que fut exécuté au Yemen, dans sa voiture, un dirigeant du réseau Al Qaeda, grâce à un missile Hellfire tiré à partir d’un drone RQ-1A Predator de la Central Intelligence Agency (CIA). Ce drone était contrôlé depuis une base située à Djibouti. C’était l’inauguration, en quelque sorte, de la politique d’assassinats ciblés de militants islamistes dans le cadre de la guerre contre le terrorisme initiée par le gouvernement de George W. Bush et poursuivie par Barack Obama.

Cette politique, dont plusieurs aspects ont été mis au jour, exposés au public, est l’objet d’un vif débat au sein des institutions politiques américaines et dans la population en général. Elle est l’une des raisons principales pour lesquelles on parle énormément en ce moment des drones sur le Web et dans les médias. Obama est présenté, tant par la gauche soucieuse des libertés civiles que par les (deux) droites libertarienne et catholique (associées au parti Républicain), comme le président qui a mis en oeuvre une politique hautement criticable sur le plan moral. Soyons clairs. Bon nombre de ces attaques sont bassement partisanes et hypocrites. A qui fera-t-on croire qu’une présidence républicaine aurait fait un tout autre usage des drones, alors que, répétons-le, c’est le républicain Bush qui a initié leur déploiement. 

Toujours est-il que «Lorsque les premiers drones tueurs américains ont fait irruption sur la scène mondiale, au début de la dernière décennie, ils ont pris plupart d'entre nous par surprise, d’abord parce qu'ils semblaient provenir de nulle part, ou avoir été tiré d’un quelconque roman de science-fiction. » (1) Mais, en réalité, l’histoire des drones militaire remonte assez loin dans le temps, à près d’un siècle en fait. Rappelons-en les principales étapes – notre propos vise ici, essentiellement, les drones au sens le plus usuel du terme, c’est-à-dire les drones aériens. Je m’inspire pour une large part d’informations glanées dans le très intéressant ouvrage de Armin Krishnan : Killer Robots. Legality and Ethicality of Autonomous Weapons (Ashgate Publishing, Ltd., 2009).

 

Petit histoire du drone militaire

Les premières expériences mettant en scène des avions sans pilote, contrôlés par radio, remontent aussi loin que 1917, aux Etats-Unis. En raison des insuffisances techniques de l’époque, les succès sont cependant mitigés. Les transistors n’existaient pas encore, ni l’informatique au sens où nous la connaissons. Et on était loin de la miniaturisation actuelle des dispositifs techniques. Ce qui fait que longtemps encore, après la Première Guerre mondiale, les drones aériens, s’ils ont poursuivi leur développement, sont demeurés confinés à des tâches militaires subalternes. Ils servaient essentiellement, en effet, de cibles lors de l’entraînement des artilleurs antiaériens.

A l’approche de la Deuxième Guerre mondiale, le développement des drones se fait parallèlement à celui des premier missiles. Les deux système d’armement partagent, sur le plan technique, des similitudes (notamment le radioguidage), même si, à la différence du missile, le drone est en principe récupérable.

En Allemagne nazie, Fritz Gosslau, de la firme Argus Motor Works, va concevoir en 1939 un projet de drone radio-guidé, le Fernfeuer (Feu à distance), qui pouvait transporter une bombe de près d’une tonne. Après sa mission effectuée, le drone devait retourner à sa base. Ce projet n’a pas vu le jour mais il fut l’une des assises d’un autre projet qui, celui-là, a abouti : le missile V-1 développé quelques années plus tard par l’équipe de Wernher von Braun.

 

Le Fernfeuer, projet de drone allemand qui fut abandonné.

Source en ligne : http://bbs.hitechcreations.com/smf/index.php?topic=306270.0


Au cours du conflit, les Américains ont commencé à développer ce qu’on appelait alors des « drones d’assaut » (assault drones). Ils pouvaient tout aussi bien être utilisés comme des missiles téléguidés, ou comme des drone proprement dit, afin de larguer une bombe, avant de revenir à leur base. Le 19 octobre 1944, on déploya un de ces drones d'assaut afin de bombarder l’île de Ballale, au sud de Bougainville (îles Salomon), dans le Pacifique. Mais le résultat, en bout de ligne, ne fut pas à la hauteur des attentes de la marine américaine. Les insuffisances techniques des drones de cette époque en limitèrent aussi l’utilisation lors de la guerre de Corée, au début des années 1950.

Au cours de la décennie, de nouvelles missions allaient être confiées aux drones, qui seraient les leurs au cours du demi-siècle suivant. Il s’agissait dorénavant d’effectuer des tâches de reconnaissance au-dessus du territoire ennemi. On modifia certains drones-cibles afin d’y installer des caméras. Ce fut le cas du drone SD-1 de l’armée de terre américaine, qui fut le précurseur des drones de reconnaissance actuels. L’armée en mit en service 1445 exemplaires au cours de la période 1959-1966.

Le drone SD-1 déployé par l'armée américaine à partir de 1959

Source en ligne : http://www.designation-systems.net/dusrm/m-57.html



La destruction, en mai 1960, d’un avion espion U-2 en mission au-dessus de l’URSS, par un missile SA-2, avion dont le pilote fut par la suite capturé et exhibé à des fins idéologiques, allait précipiter un renouveau d’intérêt pour les technologies automatisées dans le domaine du renseignement militaire. Si, aujourd’hui, une des raisons invoquées pour l’utilisation des drones est la sauvegarde du personnel militaire, à l’époque, il s’agissait d’éviter les embarras diplomatiques et politiques entraînés par la capture d’une pilote lors d’une mission avortée. 

Mais, et il s’agit d’une constante dans l’histoire des drones, leur développement sera à nouveau retardé par les limites imposées par la technologie de l’époque. En particulier, le traitement des informations photographiques rapportées par les drones étaient bien trop long pour être utile. « Cette procédure pouvait convenir dans le cas d’objectifs stratégiques fixes, tels que les usines, mais pas pour ce qui est des objectifs militaires les plus courants, comme les régiments de chars ennemis ou les lanceurs de missiles tactiques; en effet, dans ces cas, la cible aurait probablement été déplacée entre le moment où la photo avait été prise et le moment où le film aurait été développé et distribué. Les caméras de télévision auraient pu résoudre ce problème en fournissant une image en temps réel, mais celles de l’époque étaient bien trop encombrantes. » (2)

À partir du milieu des années 1960, la guerre du Vietnam fournit aux Américains l’occasion de la première utilisation militaire à grande échelle des drones lors de combats. A leur crédit, on peut inscrire des milliers de missions d’espionnage et de renseignement tout au long du conflit. Ils furent particulièrement utiles pour détecter les batteries de missiles SA-2 déployées par les forces communistes. Parmi les autres missions qui leur furent confiées, mentionnons la reconnaissance nocture d’objectifs, le brouillage des radars, etc. 

C’est à cette époque qu’apparaît sur la scène un autre joueur majeur en matière de drone, Israël, qui est encore aujourd’hui un des pays les plus dynamiques en ce qui concerne leur développement (et leur exportation) et un de ceux qui en font un usage militaire intensif en zones hostiles. Les Israéliens furent notamment des pionniers dans la mise au point d’une nouvelle génération de drones tactiques faisant usage de caméras vidéos en temps réel. Ces technologies furent employées lors de la guerre du Kippour en 1973 et au moment de l’invasion du Liban, en 1982.

Les Israéliens mirent également au point des tactiques de guerre particulièrement efficaces, mettant à profit les drones, afin d'annihiler les défenses antiaériennes de l’ennemi. L'une de ces tactiques consistait à utiliser « (...) un drone leurre non propulsé, baptisé UAV-A, qui pouvait être lancée par les combattants de tromper les radars SAM radars en leur faisant croire qu’approchait une vaste formation d’avions de combat. » (3) 

Des firmes israéliennes développèrent également des drones militaires de petites dimensions (de la taille d’un modèle réduit), équipés de caméras avec vue en direct, pour des missions d’observation sur le champ de bataille. Cette formule flexible, à petit coût, allait connaître beaucoup de succès dans les années 1980 et 1990, notamment sur les marchés d’exportation. Elle allait contribuer au « boom » des drones de cette époque.

Les pays européens allaient eux aussi s’intéresser aux drones, même si c’est avec quelque retard par rapport aux Etats-Unis ou à Israël. Fait à noter, c’est une firme canadienne, Canadair (aujourd'hui, une filiale de Bombardier Aéronautique), qui sera leur principal fournisseur au cours des années 1960 à 1990. Dans les années 1950, Canadair avait développé des drônes-cibles utilisables lors de tests de missiles. Par la suite, les forces armées canadiennes lui demandèrent de développer un drone de reconnaissance afin d’appuyer l’artillerie. Les Britanniques se joignirent à cette démarche, suivis quelques années plus tard l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et la France firent de même. Près de 500 exemplaires de ce drone CL-89 Midge furent fabriqués par Canadair jusqu’en 1983.


Lancement d'un drone CL-89, de l'armée allemande, fabriqué par Canadair

Cliché : Karsten Franke, 22 mars 2006. Source en ligne : Wikimedia Commons
Disponible selon les termes de la licence Creative Commons Paternité – Partage des conditions initiales à l’identique 2.0 Allemagne


Avec la guerre du Golfe, il devenait évident que les drones étaiient présents sur les champs de bataille pour y rester. On assista, au cours de cette année 1991, au plus fort déploiement de drones militaires américains lors d’un conflit depuis la guerre du Vietnam. Les missions qu’on leur confièrent furent des plus variées : reconnaissance, établissement d’objectifs pour l’artillerie, découverte de mines marines, observation des navires ennemis, établissement d’itinéraires sécuritaires pour les hélicoptères Apache, etc.
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Les avancées technologiques des années 1990 vont enfin permettre au drone d’occuper la place éminente qu’il a aujourd’hui dans la panoplie militaire des États les plus puissants du monde : 

* caméras vidéo miniaturisée de haute définition, donnant une vision des choses en temps réel
* efficacité accrue des composantes informatiques permettant d’améliorer la navigation et le contrôle des appareils.
* système de navigation GPS permettant une plus grand précision dans la localisation de l'aéronef et de ses cibles

A partir des années 1980, favorisé par le développement de caméra « en temps réel », le contrôle à distance des drones, pris en charge par un « pilote » humain, est devenue l’option privilégiée par les armées – et ce, même si bon nombre de drones avaient déjà des système de navigation mixte (vol autonome, préprogrammé sur une partie de l’itinéraire, intervention du « pilote » aux moments les plus crucieux de la quête des renseignements). Une des faiblesses de ce système était la perturbation fréquente du signal radio, en raison des conditions atmosphériques, d’avaries techniques ou de manœuvres délibérées de l’adversaire. L’utilisation des satellites et de la technologie du GPS permit de régler ce problème au cours de la décennie suivante.

Le dépassement des limites technologiques des drones, qui restreignaient jusqu'alors leurs possibilités d'utilisation et qui avaient quelque peu nui à leur déploiement efficace lors de la guerre du Golfe (malgré de réels succès), eut pour conséquence de répandre largement leur utilisation au sein des forces armées d’un grand nombre de pays

En ce qui concerne les grandes puissances, les drones se révélèrent particulièrement adaptés au monde de l’après-Guerre froide, avec ses conflits régionaux et ses guerres asymétriques. Ils furent en effet utilisés intensivement par les forces de l’OTAN lors de la guerre civile en ex-Yougoslavie, notamment lors de missions de surveillance et de vérification de l’application de cessez-le-feu.

A la suite des attentats du 11 septembre et avec le déclenchement de la guerre américaine en Irak, l’utilisation des drones se fit de plus en plus intense. Pour ceux qui en défendent l’utilisation, les drones «répondent aux conflits "asymétriques" d'aujourd'hui. Face aux insurgés et aux kamikazes, prêts à mourir pour défendre leur cause, des armées régulières déploient, quand elles en ont les moyens, des avions pilotés à distance, et mettent à l'abri leurs soldats. Une nécessité dictée par le comportement des terroristes, qui connaissent souvent mieux le terrain et se fondent dans la population civile. » (4) 

On se mit à concevoir des véhicules dont la mission n’était dorénavant plus limitée à la collecte de renseignements ou à des tâches logistiques (transport, etc.). Des drones Predator, qui étaient à l'origine utilisés pour la cueillette de renseignement et la surveillance, furent adaptés afin d’y installer des systèmes d’armement. Dès 2002, on l’a vu plus haut, ils débutèrent leurs missions meurtrières. En 2006, une nouvelle mouture du Predator, très largement modifiée, devint le le MQ-9 Reaper (« la faucheuse »), premier drone « chasseur-tueur » conçu à cette fin.

Un drone MQ-9 Reaper rattaché au 42e escadron d’attaque de l’armée de l’air américain, sur une piste de la base de Creech, dans le Nevada. Photo : U.S. Air Force - Airman Larry E. Reid Jr.


Aujourd’hui, la réalité des drones militaires est infiniment variée. On en trouve de toutes les dimensions, de la taille d’un modèle réduit à celle d’un Boeing 747. La technologie qu’ils mettent en œuvre devient sans cesse plus complexe, plus raffinée, la dimension des équipements se réduit, la performance des processeurs s'accroît de manière exponentielle. 

Chaque jour apporte son lot de nouvelles utilisations militaires des drones. Dans les grands titres des derniers mois, on a pu lire : 

* qu’on est à développer des drones miniaturisés qui voleront en essaim.
* que l’énergie nucléaire pourrait être utilisée afin de prolonger considérablement le temps de mission des véhicules
* qu’on développe, pour les drones, une technologie furtive

* qu'un drone s'est posé pour la première fois sur un porte-avions. Etc. Etc.

Drone X-47B de la marine américaine se posant sur le pont du porte-avions USS George H.W. Bush (CVN 77), le 10 juillet 2013. C'était la première fois qu'un drone atterrissait avec succès sur ce type de navire militaire.

Photo : Département américain de la Défense - Capitaine Jane E. Campbell, U.S. Navy


Déjà en 2011, l’Armée de l’air américaine formait davantage d'opérateurs de drones que de pilotes de chasseurs et de bombardiers. Certains prévoient que très bientôt, la flotte de drones de l'US Air Force surpassera celle de ses avions réguliers. 

Ne perdons pas de vue que l’objectif, à terme, des militaires, américains ou autres, est de développer un drone parfaitement autonome, un robot au sens fort du terme, qui se guidera lui-même dans l’environnement et prendra des décisions en matière de combat sans aucune intervention humaine. C’est l’horizon qui se déploie devant nous (5)

 

Le drone bouleverse les valeurs militaires traditionnelles

Contrairement à ce qu’on pourrait croire en raison des « succès » qu’il remporte, le drone est loin de faire l’unanimité au sein des armées qui l’emploient. Alors que l’état-major américain envisageaient plus tôt cette année de décorer les plus méritants parmi les pilotes de ses drones, des associations d'anciens combattants ont exprimé à ce sujet leur plus vif désaccord. Pour ces militaires des guerres conventionnelles du passé, il n’y aurait en effet pas lieu de récompenser ceux qui ne sont, en fin de compte, que des fonctionnaires restés au sol qui n’ont jamais risqué un seul instant leur vie.

Ils n’ont pas tort. Ces anciens combattants incarnent, par leur protestation, l’éthique traditionnelle de la guerre en Occident, qui remonte au moins à la Grèce antique et est remise en question avec la robotisation des forces armées. « Ainsi, dans les traditions culturelles dont nous sommes les héritiers, le courage est célébré comme la vertu du guerrier qui fait preuve de bravoure et de vaillance face aux dangers. La guerre est considérée comme le moment où le citoyen, renonçant à ses intérêts particuliers, accomplit son être moral et spirituel en ayant le courage de risquer sa vie pour servir l'intérêt général. » (6)

Réfléchissant sur la nature de la guerre en général, à partir de son expérience de combattant lors de la Première Guerre mondiale, cette première guerre totale, industrielle, le philosophe Alain développe une pensée qui s’enracine encore dans une vue traditionnelle, séculaire des choses. « Le sentiment de l’honneur est le vrai moteur des guerres », soutient-il. Pour lui, ainsi que le rappelle Georges Lamizet dans un essai sur sa pensée, deux notions sont en tension : la guerre comme duel et la guerre comme système.

Le duel implique, de la part des participants, une certaine conception de l’honneur. « Aussi voit-on que les duellistes ont toujours recherché un adversaire armé exactement comme eux, de même âge et de même résistance, exercé comme eux à une manière de combattre très exactement réglée, de façon que victoire et défaite dépendissent du courage seulement. (…) Aussi voyons-nous, dans les récits de l'âge chevaleresque, abondance de traits concordants. Si une épée est brisée, l'inégalité évidente fait cesser l'attaque. Si l'un des deux est blessé, on ne redouble point. Cette grandeur d'âme est très bien comprise. » (« Faux honneur », dans Mars ou la guerre jugée, 1936)

Alain, de son vrai nom Émile Chartier (1868-1951)

Source en ligne : http://www.philosophikon.com/philosophie-alain-emile-chartier


Pour Alain, si, au contraire des duels, les guerres n’ont pas disparu, c’est en raison de l’existence de ce qu’il appelle le « système de guerre ». « Un système (…) c’est un ensemble de parties ou d’éléments liés entre eux qui subsiste par cette liaison. Aux yeux d’Alain, les beaux-arts constituent un système. Telle est aussi la guerre à ses yeux. Cela par les rapports entre l’avant et l’arrière; par les rapports entre les divers échelons du dispositif de combat, depuis les premières lignes jusqu’à l’état-major, comme entre les divers échelons de la hiérarchie militaire; par un dressage visant à changer les hommes en « animaux de combat »; par la façon dont la force des passions est captée dans cette « mécanique à visage humain », comme il dit encore : le sentiment de l’honneur, donc, et aussi la haine, l’ambition des chefs et leur goût d’un « pouvoir asiatique », la peur, ou la colère, y compris celle qui peut naître, dans le cœur des simples soldats, de la révolte. Mais il est impossible de résumer la description toujours reprise du fonctionnement de cette mécanique, dont les mouvements, « dans un système bien fait, lanceront contre l’ennemi les projectiles et les hommes ».

On se rend compte que plus la guerre est système, moins elle ressemble au duel. Et le système n’a cessé de se perfectionner, comme en témoigne l’expression de guerre totale
.» (7)

Le drone, en un sens, est l’apogée de ce « système » de la guerre. Rien de plus opposé que lui au duel. Comme le soutient si bien Grégoire Chamayou, auteur de Théorie du drone, avec le drone, s’il y a deux entités face à face, ce n’est plus dans le cadre d’une combat égalitaire; c’est plutôt le chasseur et sa proie, qu’il traquera sans relâche, sans merci, jusqu’à l’extermination.

Le drone, l’arme des lâches? Si on se réfère aux conceptions traditionnelles de l’honneur guerrier, assurément. « On assiste au passage d’une éthique officielle à une autre, de celle du courage et du sacrifice à celle de l’autopréservation et de la lâcheté plus ou moins assumée. Le drone, c’est l’antikamikaze : arme sans corps et mort impossible, d’un côté ; arme-corps et mort certaine, de l’autre. » (8)

 Pour Christopher Coker, professeur de relations internationales à la London School of Economics and Political Science et auteur de plusieurs ouvrages sur les guerres d'hier et d'aujourd'hui, les Grecs de l’antiquité auraient été horrifiés par la présence, sur les champs de bataille, des drones et autres système d'armement robotisés. Il pose par ailleurs une question fondamentale : « Si, dans les temps à venir, les soldats devaient être de moins en moins confrontés à des expériences dangereuses qui mettent leur vie en péril, comment seraient-ils à même d’avoir de l’empathie pour leurs ennemis, des êtres qui partagent, avec eux, la même condition humaine dans un monde fini. »  (9) Pour lui, le type de guerre téléguidée qu’amène les drones détruit la tradition de l’ethos militaire telle qu’elle fut célébrée dans l’Iliade, tradition qui fut par la suite l’apanage des élites miltaires occidentales, et ce jusqu’à nos jours. 

Selon Coker, nos sociétés « censureraient » aujourd’hui ces valeurs militaires traditionnelles. Elles stigmatiseraient les soldats, ces « guerriers », elles ne leur permettraient plus « to be themselves » (d’être eux-mêmes). De fait, lorsqu’on considère la question dans tous ses tenants et aboutissants, on se bien rend compte que le désir d’une guerre sans victimes du côté de l’armée dominante, est autant le fait des dirigeants militaires que de la population en général. Il n’est qu’à voir la crise d’hystérie collective qui accompagne le retour du cercueil d’un militaire tué Afghanistan ou en Irak pour s’en convaincre (alors que, chaque jour, lors de la Seconde Guerre mondiale, des centaines, voire des milliers de nos soldats pouvaient connaître le même sort tragique). Drôle de sacralisation de la vie. D’un côté, on porte aux nues celle de « nos » soldats, de l’autre on manifeste l’indifférence la plus totale à l’égard de l’existence de nos « ennemis », population civile y compris, qui périssent sous un déluge de feu visant à protéger à tout prix nos troupes de la moindre égratignure. Tant que nous ne prendrons pas conscience clairement de cet aspect de la question, la déploration de la terreur apportée par les drones restera quelque chose de tout à fait vain.

 

Moralité (ou immoralité) de l’utilisation des drones dans le contexte de la guerre contre le terrorisme

Aux Etats-Unis, cette question, qui est l’objet de vifs débats, se pose dans le contexte des révélations concernant la politique d’assassinats ciblés d’Obama. Depuis que certains citoyens américains ont été visés outre-mer, elle prend même un tournant plus radical encore.

On s’affronte là-bas à qui mieux mieux sur le caractère moral ou immoral de l’utilisation du drone.

Pour ceux qui en pronent l’utilisation, il n’est qu’une arme comme les autres. « Que ce soit un drone, un tireur d'élite, une bombe guidée laser, un obus de mortier ou une torpille n'est pas la question. » Il serait même plus « humain » que les missiles et bombes traditionnels, plus « humanitaire » en tout cas, puisqu’il permettrait de mieux cibler les frappes et de n’éliminer que les individus nommément visés. Pour ses partisans, le drone est le meilleur choix compte tenu du type de guerre qu’ont décidé de livrer les terroristes, une guerre à visage couvert, en dehors des cadres d’une armée régulière. Selon eux, il importe de viser les têtes dirigeantes de ces réseaux malfaisants et le drone est un outil efficace dans ce qui est véritablement une « chasse ». Certains comparent la guerre contre Al Qaeda à une lutte contre des bandes criminalisées. «Une telle lutte exige de la souplesse et une capacité d’intervention à distance, ce qui est au-delà des paramètres traditionnels de la guerre. Le plus fort argument éthique en faveur des frappes de drones est leur efficacité. Les vertus de la politique américaine d’utilisation des drone sont l’atteinte des cibles avec une très grande précision, le caractère limité des dommages collatéraux et la protection de la vie des militaires en ne les forçant pas à livrer combat à l’ennemi, avec le risque d’être tués. » (10) 

Pour les opposants à cette campagne d’assassinats menée à l’aide de drones, ce n’est pas d’une guerre qu’il s’agit, mais bien de meurtres planifiés. Le drone, sauveur de vies…? Mais, comme le dit Chamayou, « comment qualifier d’humanitaire une machine à tuer » ?  Les drones permettent aux dirigeants politiques et militaires des Etats-Unis d’éliminer qui ils le veulent, à l’écart de tout examen public ou juridique sérieux. Le fait que cette opération soit chapeautée par les services de renseignement, par la CIA, qui dissimule son action derrière un nuage de brume, n’est pas fait pour rassurer. Il faut impérativement que le Congrès américain soit davantage impliqué dans la surveillance de la mise en œuvre de cette politique. Qu’une supervision véritablement démocratique soit établie. « Les questions les plus préoccupantes, d’un point de vue éthique, sont le caractère, régulier ou non, du processus et l’imputabilité des acteurs. Qui prend les décisions concernant le choix des objectifs à éliminer et qui décide des frappes? Quelle est la procédure exacte et comment est-elle revue par la suite? Il y a encore beaucoup de flou dans tout cela. » (11)

 

Affiche annonçant une manifestation contre l'utilisation des drones par le gouvernement américain. Ces mouvements de protestation ne doivent pas nous faire oublier que la majorité des Américains, selon plusieurs sondages, est toujours favorable à la politique du président Obama en la matière

Source en ligne : http://worldtodayshow.wordpress.com/2010/01/11/chance-to-protest-the-drone-attacks-which-are-killing-innocent-people/

 

Que les États, ces monstres glaciaux, pratiquent l’assassinat politique, c’est un fait. Mais ils le font généralement de manière discrète, inavouée même, par le biais de leurs services secrets. Rappelons-nous des tentatives répétées de liquidation de Fidel Castro par la CIA dans les années 1960 et 1970. Dès qu’elle fut rendue publique, l’ancien président Ford avait interdit cette politique. Ce qui est le plus troublant aujourd’hui, c’est que le programme américain d’assassinats ciblés des terroristes est « public », discuté au grand jour. Et qu’on essaie de le faire entrer dans le cadre de la légalité par toutes sortes d’entourloupettes. « Cela donne des discours abjects, qui moralisent le meurtre », et cette banalisation, cette « normaiisation » de l'assassinat doit à mon sens être dénoncée.

Certains soutiennent par ailleurs, que le drone, à l’instar de toute technologie, serait neutre, la responsabilité morale retombant plutôt sur les hommes qui l’utilisent. C’est un peu court comme vue des choses mais cela traduit bien l’insuffisance de la réflexion éthique (et de la réflexion tout court) qui entoure la mise en œuvre de la plupart des nouvelles technologies (militaires ou civiles) à notre époque. Ce que je dis là pourrait également s’appliquer à quelque chose d’aussi banal aujourd’hui que le téléphone cellulaire. 

On ne réfléchit pas suffisamment aux conséquences à long terme de l’introduction de ces technologies. En particulier à celles qui débordent le champ spécialisé où s’applique la technologie. Par exemple, au sujet du téléphone cellulaire, a-t-on assez réfléchi au fait qu’il contribuerait à détruire un peu plus ce qu’il nous reste de vie privée aujourd’hui? Je ne le pense pas. Autre exemple. Les enregistreurs numériques. On diffuse largement cette technologie. Les services de cablodistribution en font la promotion. « Achetez cet appareil, louez-le ». Soit, mais, parallèlement à cela, on s’étonne du fait que de plus en plus d’émissions de télévisions en haute définition sont piratées et diffusées sur le Web. On fournit l’arme et on joue les vierges offensées parce qu'elle est utilisée.

Ce n’est pas parce qu’un État dispose d’une technologie particulière qu’il doit forcément en faire usage. On n’a pas de nouveau déployé, depuis 1945, l’arme nucléaire dans quelque conflit que ce soit, à ce que je sache. Et : « Bien que la majorité des combattants de la Seconde Guerre mondiale possédaient des stocks d'armes chimiques, ils ne furent pas utilisés. Seul le Japon employa des petites quantités de lewisite et de gaz moutarde en Chine. En Europe, l'Allemagne largua des bombes de gaz moutarde sur Varsovie le 3 septembre 1939, ce qu'elle reconnut en 1942 mais en précisant qu'il s'agissait d'un accident. »

Je pense qu’une pareille insuffisance de réflexion concerne l’utilisation que l’on fait du drone, tant sur le plan militaire que sur le plan civil. Et soulever la question de la neutralité de cette technologie (et de la seule responsabilité de ceux qui l’utilisent), c’est ne pas voir que ladite technologie, et la manière dont elle est mise en œuvre, mine justement la responsabilité de ceux qui sont concernés au premier chef, ainsi que nous le verrons plus bas.

Les partisans de l’utilisation du drone dans cette campagne américaine insistent aussi, je l'ai dit, sur le fait qu’elle limiterait le nombre de victimes civiles. Ce n’est sans doute pas faux, si l’on prend, comme terme de comparaison, des bombardement massifs d’une région donnée. Mais compte tenu de la manière dont on détermine désormais les cibles (par « signature », plutôt que par identification certaine, visuelle ou autre; voir infra, les propos de Grégoire Chamayou), si l’on fait erreur, si la cible n’est pas un terroriste, un pseudo-terroriste et tous ceux qui l’entourent sont alors des victimes innocentes. Et, nous le savons aujourd'hui, des bavures, il y en a eu.

Par ailleurs, il faut s'interroger sur le sens que l’on donne au mot « victime ». Les victimes des drones, ce ne sont pas uniquement les personnes visées par l’attaque, les terroristes et les civils innocents qui se seraient trouvés malencontreusement dans l’entourage des terroristes et qui seraient tués en même temps qu'eux. Non, il faut à mon sens ajouter à ces victimes les populations civiles, au Pakisan, en Afghanistan et ailleurs dans le monde, qui vivent « sous les drones » : en effet, la présence permanente de ceux-ci « prend des allures d'occupation militaire, car, au sol, les drones influencent tout, de la qualité de la réception satellitaire d'un match de foot à la télévision à la manière de s'habiller lorsque les habitants sortent faire leurs courses ou se rendent à un mariage, afin de ne pas être pris pour cible. Rien n'est plus stressant, car les drones sont souvent audibles, dans le ciel, mais ils sont trop petits, ou trop hauts, pour être vus. »

 

Rare photo d'un V-1 sur le point de s'abattre sur un quartier de Londres - 1944

Source : NARA - Source en ligne : Wikimedia Commons

 

Je comparerais volontiers la situation des habitants de ces régions à la population de Londres et des grandes villes anglaises placée, à la fin de la dernière guerre mondiale, sous la menace constante des fusées V-1 et V-2. Comme celles-ci, dont le bourdonnement glaçait les habitants de ces villes, les drones sont une arme de terreur psychologique. Ils entendent « projeter du pouvoir sans projeter de vulnérabilité » (Chamayou). C’est la mort qui vient du ciel, la foudre qui s'abat de nulle part, le tueur silencieux, invisible plutôt. Une anecdote datant de la guerre du Golfe (1991) peut illustrer la terreur inspirée par les drones, même à des militaires aguerris. Une unité de l’armée irakienne a en effet un jour déposé les armes devant un drone Pioneer, qui l’observait, car les soldats, voyant ce drone, savaient très bien qu’il annonçait un bombardement massif imminent de leurs positions par les forces de la coalition (12). 

 Si les drones peuvent remporter, sur le terrain, certaines batailles, il est douteux que, à long terme, ils puissent gagner la guerre : « En imposant une terreur indiscriminée, les drones, inaptes à «gagner les cœurs et les esprits», alimentent paradoxalement la menace que l’on prétend éradiquer. » (13) 

 

Une mutation radicale de la pratique de la guerre

Le drone serait-il ce ver dans la pomme de nos conceptions de l’art et de la philosophie de la guerre depuis l’antiquité? Il semble bien que oui. Comme nous le verrons, loin de n’être qu’un objet technologique quelconque, il entraîne un bouleversement radical dans la manière de livrer le combat. Il modifie le regard que le soldat pose sur son adversaire. Il mine ses vertus traditionnelles. Il dilue même sa responsabilité. En somme, il « déconstruit » la notion de guerre elle-même, qui se trouve, comme le soutiennent certains analystes, à pour ainsi dire disparaître. Je peux te tuer mais je peux aussi être tué par toi. La présence du drone annule cette réciprocité. Elle n’est là que pour révéler l’absence d’un des groupe de combattants. On ne peut plus véritablement parler de « guerre », de « combat ». Ainsi que le soutient Chamayou, il s’agit plutôt d’une chasse à l’homme à l’échelle de la Terre entière qui s’ouvre, très inégale, asymétrique. 

Mais, s’il n’y a plus de combat, comment reconnaître un « combattant sans combat » ? De fait, comme le dit Chamayou, la majorité des frappes américaines ont lieu contre des individus dont on ne connaît pas l’identité exacte. « En croisant des cartes d’itinéraires, des relevés d’appels téléphoniques, on établit des profils. C’est la méthode du pattern of life analysis : votre mode de vie nous dit qu’il y a, mettons, 90% de chance que vous soyez un militant hostile, donc nous avons le droit de vous tuer. Mais là, on glisse dangereusement de la catégorie de combattants, à celle, très élastique, de militants présumés. Cette technique de ciblage implique d’éroder le principe de distinction, pierre angulaire du droit international. » Avec tous les risques de dérapage qu’on peut imaginer. « Vu du ciel, rien ne ressemble plus à une réunion de militants qu’une réunion de village. » En effet. 

La séparation de la fin et des moyens

Pour Jacques Dufresne, « le pilote d’avion du début du siècle, tel que Saint-Exupéry nous le présente, était maître et souverain de sa machine. Elle n’était pour lui qu’un moyen en vue d’une fin, le rapprochement des êtres humains, cette fin appartenant elle-même à une sphère supérieure à celle de la technique. Il en était ainsi des connaissances que le pilote devait mobiliser pour diriger son appareil; elles aussi appartenaient à la sphère des moyens. » C’est beaucoup moins vrai du pilote de chasse d’aujourd’hui, qui s’apparente sans doute davantage, dans le rapport homme-machine, en raison de sa dépendance à l’égard des ordinateurs, au cosmonaute dans sa capsule. 

Celui qui manipule à distance un drone, souvent à des milliers de kilomètres du lieu où il vole, n’a plus du tout de proximité avec la machine qu'il dirige. Il y a une sorte de dissociation du geste dans l’experience du « pilote ». Grégoire Chamoyou emploie même le mot « dislocation » : « C’est une expérience disloquée, hémiplégique. Les opérateurs cloisonnent, ils tuent la journée et rentrent à la maison le soir. La guerre devient un télétravail, accompli par des employés de bureau, très loin des images à la Top Gun. »

Cette déconnection entre l’action et ses résultats n’est pas sans avoir de graves conséquences du point de vue moral. Selon Krishnan, « si les soldats pouvaient rester à l’écart de tout danger durant la majeure partie, voire la totalité, des combats, cela pourrait faire voler en éclats les fondements moraux de toute guerre. Des psychologues et certains analystes militaires sont d’avis que de tuer à distance et dans une position de relative sécurité contribuerait à “désengager” émotionnellement et moralement les soldats vis-à-vis de leurs actions destructrices et meurtrières, qu'ils pourraient ne jamais voir et qu’ils auraient peine à saisir sur le plan intellectuel, à conceptualiser. Cela pourrait avoir pour effet d’amoindrir, voire de neutraliser, leur inhibition à tuer (...). La technologie de pointe a donc pour conséquence de séparer les moyens des fins et l’action des militaires se compare en quelque sorte à la fabrication d’une marchandise (commodity). De telle sorte qu’on perd de vue les moyens et leur dimension éthique, et qu’on se concentre uniquement sur le but à atteindre et les résultats.» (14)

La comparaison du travail de l’opérateur de drone et du « gamer » est aujourd’hui un lieu commun. D’ailleurs, l’armée de l'air américaine trouve parmi les adeptes de jeu vidéo un vivier pour le recrutement des pilotes de ses appareils. Prenons garde, cependant, à dire n’importe quoi à ce sujet ! « Il y a en effet tout un discours qui critique la «mentalité Playstation» des opérateurs de drones mais, pour moi, c’est un cliché, j’essaie d’affiner l’analyse. Souvent, quand on fait cette critique, on ajoute : «Ils ne savent pas qu’ils tuent». Il est évident qu’ils savent qu’ils tuent ! La question, c’est plutôt : à partir de quel savoir le savent-ils ? » 

Le major John Chesser, de l’US Air force, manoeuvrant un drone MQ-9 Reaper, lors d’une démonstration à la base conjointe de Balad, en Irak, le 1er août 2008. – Photo : Département américain de la Défense, sergent Don Branum, USAF


L’être humain ne se laisse pourtant pas transformer impunément en cyborg…Les opérateurs de drone savent bel et bien qu’ils tuent, « au bout de la télécommande », et bon nombre d’entre eux quittent d’ailleurs en raison de problèmes psychologiques. Ce que tendrait à confirmer les propos de Krishnan : 

« Ironiquement, l'utilisation d'armes robotisées pourrait peut-être ramener, à l’attention des militaires, la violence réelle et inévitable de toute guerre. Selon un colonel de l’US Air Force, faire d’un pilote de chasse l’opérateur à distance d’un appareil modifie de manière considérable l’expérience psychologique de tuer. “Lorsque vous arrivez dans un avion à 500-600 millles à l’heure, et que vous laissez tomber une bombe de 500 livres sur un objectif, et que vous continuer aussitôt votre course, vous n’avez aucune idée de ce que vous venez de faire.” C’est très différent pour les opérateurs manoeuvrant à distance des appareils, comme ceux qui lancent des missiles téléguidés sur une cible : “vous suivez le missile tout au long de sa trajectoire, et je peux vous dire que c'est une impression très vive, vous le voyez devant vous et c’est quelque chose que vous éprouvez personnellement. C’est quelque chose qui reste longtemps dans la tête des gens.” (…) L’utilisation de robot de combat terrestre serait même une expérience encore plus intense que celle des drone aériens. Il semble que le “zoom” des caméras installées sur le robot Foster-Miller SWORDS soit si performant qu’il permet aux opérateurs à distance de lire, à plus de 300 pieds, les noms des soldats, inscrits sur leurs uniformes, soldats qu'ils sont sur le point de tuer. Dans de telles conditions de proximité, tuer devient à nouveau une expérience psychologique très éprouvante. » (15)

Mais, il fait tout de suite la mise au point importante qui suit :

« Si les systèmes opérés à distance peuvent, potentiellement, permettre d’exposer à nouveau les soldats à la réalité du combat, l’évolution de ces système tend cependant à leur autonomie croissante par rapport à l’être humain. (…) Ces armes robotisées seront des “dispositifs”, plutôt que des objets ou des instruments. Ils n’impliqueront que très peu d'interactions avec les êtres humains. Les soldats qui déploieront ces systèmes d’armement pourraient être encore moins «engagés» psychologiquement, que les opérateurs de lancement de missiles ou les équipages de bombardiers actuels. Ainsi, il sera pour eux encore plus difficile de comprendre la portée morale de leurs actions. » (16)

 

La fabrique de l’irresponsabilité

Une autre conséquence de la mise en œuvre de cette technologie du drone est la dilution du sens de la responsabilité des acteurs impliqués à tous les échelons du processus. L’effet est comparable à la perte de responsabilité entraînée par la division du travail et la bureaucratisation. Grégoire Chamayou parle d’« un dispositif typique de fabrique de l’irresponsabilité », qui peut se comparer aux systèmes financiers automatisés qui règnent sur notre économie.

 Le résultat, en définitive, est que tuer devient plus facile, moins lourd à assumer pour l'individu :

 « Chaque action individuelle peut sembler être de peu de poids, mais prises ensemble, elles aboutissent à un résultat qui a de graves conséquences d'un point de vue moral. En diluant leur responsabilité, on peut faire en sorte que les gens les plus ordinaires qui soient participent aux actions les plus cruelles. Transférer une partie de la prise de décision à des systèmes autonomes (ou automatisés) pourrait avoir les mêmes conséquences. L'ingénieur et roboticien David Atkinson est d’avis que l'’autonomisation des armes brouille la responsabilité morale des acteurs quant à l'usage de la force. Il utilise l'exemple d'un missile de croisière à l’appui de ses propos. La personne qui choisit la cible dudit missile devrait être moralement responsable. Cependant, dès qu’il sera possible à un missile de croisière de déterminer par lui-même, en vol, une nouvelle cible, dans l’hypothèse où il n’aurait pas réussi à trouver son objectif initial – cette technologie existe déjà – la responsabilité devient plus floue. Le missile de croisière se promenerait simplement dans la zone d’attaque et se dirigerait vers une nouvelle cible qui se présenterait à lui. Il pourrait, par exemple, repérer un char d’assaut et le détruire. Atkinson demande alors : ‘Qui porte la responsabilité morale d’avoir pris la décision de tuer les occupants du char ?’ La personne qui a lancé le missile, mais n'a aucune idée de ce qu'il a effectivement attaqué? Les programmeurs de la fonction automatisée « recherche et destruction» installée à bord du missile? Le gestionnaire du programme militaire qui a décidé de développer et de déployer un tel système? Il est très facile de voir comment la responsabilité quant à la décision de tuer est brouillée par l'utilisation d'un système d'armes autonome. En enlevant la possibilité d’établir une responsabilité claire et nette, ne rend-on pas plus facile l’action de tuer ? » (17) 

Ce processus porte en lui-même une perversion car, en définitive, « (…) le seul agent humain directement identifiable comme étant la cause efficiente de la mort serait la victime elle-même qui aura eu le malheur, par les mouvements inappropriés de son corps, comme c’est déjà le cas avec les mines antipersonnel, d’enclencher à elle seule le mécanisme automatique de sa propre élimination » (Chamayou)

 

La déprofessionnalisation du soldat

Jacques Dufresne qualifie l’informatique de nouvelle métaprofession de notre époque : « Suite à l’intégration progressive de toutes les connaissances à l’ordinateur et à ses sous-produits, nous assistons en ce moment à l’avènement d’une métaprofession : l’informatique. Un bon prospecteur aujourd’hui peut devenir rapidement un bon médecin ou un bon avocat, il n’a qu’à changer quelques modules dans les logiciels qu’il utilise. Il n’y aura bientôt plus d’ingénieurs, seulement des informaticiens spécialisés dans la réfection des ponts et viaducs ou le transport du gaz naturel. L'outil est la profession. The tool is the profession. »

 Cette vue, qui nous paraît juste, s’applique parfaitement à la culture professionnelle des instances militaires où des technologies robotisées comme le drone sont intégrées. Pour Krishman, elle risque de « mener à la disparition complète du soldat comme métier unique ou à tout le moins distinct.» (18) : 

« N'importe qui peut diriger des robots - il n'est pas nécessaire d’avoir aucune des vertus ou aptitudes militaires traditionnelles. Cela implique que les soldats sont de plus en plus mis à l'écart par les experts techniques qui conçoivent et programment les robots militaires et autres systèmes automatisés.Comme dans d'autres domaines, l'automatisation se produit d'abord aux niveaux inférieurs, puis monte dans la hiérarchie pour englober des tâches de plus en plus complexes. Les exigences quant à la qualification et aux compétences des personnes placées au sommet vont continuer à croître. Les compétences des militaires placés au bas et au milieu de la hiérarchie seront quant à elles dévalorisées jusqu’à ce qu’elles deviennent superflues, parce que les systèmes automatisés rempliront les mêmes fonctions. » (19)

On comprend donc mieux l’hostilité de ces vétérans à l’égard des opérateurs de drones et les protestations des pilotes de l’US Air Force quant à l’utilisation de ces appareils par l’armée américaine.

 

Notes

(1) Traduction libre de : « When the first American drone assassins burst onto the global stage early in the last decade, they caught most of us by surprise, especially because they seemed to come out of nowhere or from some wild sci-fi novel. » - http://www.theamericanconservative.com/articles/remotely-piloted-war/

(2) Armin Krishnan, Killer Robots. Legality and Ethicality of Autonomous Weapons, Ashgate Publishing, Ltd., 2009, p. 11. Traduction libre de : « This procedure might be acceptable for fixed strategic targets such as factories, but in the case of typical army objectives such as enemy tank formations or tactical missile launchers, the target would probably have moved between the time the photo was taken and the time that the film was processed and distributed. While television cameras might have solved this problem by providing a real-time solution, the early TV cameras were too cumbersome. »

(3) Ibid., p. 22. Traduction libre de : « (...) an unpowered decoy drone called UAV-A, which could be launched from fighters to fool SAM radars into thinking they were being approached by a massed formation of strike aircraft. » 

(4) Clothilde Mraffko et Romain Rosso, « Les drones attaquent », L’Express, 3 avril 2013 - http://www.lexpress.fr/actualite/monde/les-drones-attaquent_1235283.html

(5) (5) Robert S. Boyd McClatchy, « “Military robots may get more freedom in field. In future, machines could decide when to fire weapons », Chicago Tribune, 30 mars 2009 – http://articles.chicagotribune.com/2009-03-30/news/0903290232_1_robots-future-combat-system-autonomous

(6) Jean-Marie Muller, « Entre violence, lâcheté et non-violence » - http://www.irnc.org/nonviolence/items/entre_violence,_lachete_et_non-violence.pdf

(7) Georges Lamizet, « Alain et la guerre », Bulletin de l’Association des Amis d’Alain, no 51, décembre 1980 - http://alinalia.free.fr/ELAM1.pdf.

(8)  « Un drone, ça ne fait pas de prisonniers”, Grégoire Chamayou, chercheur au CNRS (entretien) ». Propos recueillis par Juliette Cerf, Télérama, n° 3305, 18 mai 2013 – http://www.telerama.fr/monde/un-drone-ca-ne-fait-pas-de-prisonniers-gregoire-chamayou-chercheur-au-cnrs,97456.php 

(9) Cité par Armin Krishnan, op. cit., p. 138. Traduction libre de : « If in the future warriors will be asked to face a diminishing number of existential dangers, will they be able to empathise with their enemies, men like themselves who live in a similar finite world? »

(10) Joel H. Rosenthal, « Three questions to ask about US drone strikes », The Christian Science Monitor, 5 mars 2013 – http://www.csmonitor.com/Commentary/Opinion/2013/0305/Three-questions-to-ask-about-US-drone-strikes. Traduction libre de : « Such a fight requires flexibility and reach, beyond the traditional parameters of war. And so the strongest ethical argument in favor of drone strikes boils down to efficiency. The virtues of US drone policy include precision targeting, limited collateral damage, and preventing troops from going into full combat mode and being killed. »

(11) Ibid. Traduction libre de : « Of particular ethical concern are the questions of due process and accountability. Who makes decisions about who the targets will be and whether to execute a strike? What is the procedure and the oversight for those calls? Again we see blurred lines. »

(12) Fait cité par Krishnan, op. cit., p. 28.

(13) Alexandra Schwarzbrod, « ‘La guerre devient un télétravail pour employés de bureau’ », Libération, 19 mai 2013 – http://www.liberation.fr/monde/2013/05/19/la-guerre-devient-un-teletravail-pour-employes-de-bureau_904153

(14) Krishnan, op. cit., 128. Traduction libre de : « (…) if soldiers could stay out of danger during most, or even all, combat, it could shatter the moral foundations of war. Psychologists and some military analysts claim that killing over distance and from a position of relative safety would emotionally and morally ‘disengage’ soldiers from their destructive and lethal actions, which they might never see and which they might only insufficiently grasp intellectually. This can lower, or even neutralize, their inhibition to kill (…). As a result, advanced technology splits means and ends and turns the effect into some sort of a commodity. Thus people lose sight of means and their ethical implications and start concentrating only on the ends or outcomes. »

(15) Ibid., p. 128-129. Traduction libre de : « Maybe ironically, the use of robotic weapons can bring the brutality of combat actions back to the attention of soldiers. Turning a combat pilot into a remote operator significantly changes the psychological impact of killing, according to a USAF colonel. ‘When you come in at 500–600 miles per hour, drop a 500-pound bomb and then fly away, you don’t see what happens.’ This would be very different for remote operators who launch a missile at a target: ‘You watch it all the way to impact, and I mean it’s very vivid, it’s right there and personal. So it does stay in people’s minds for a long time’ (Thomson 2008). In robotic ground warfare remote operators might experience combat even more intensely than the Predator ‘pilots’. Apparently the zoom on the Foster-Miller SWORDS robot is so good that it allows the remote operators to even read the name tags of the soldiers they are going to kill over a distance of 300 feet between robot and target. At such mediated proximity, killing will undoubtedly become psychologically more difficult again. »

(16) Ibid. Traduction libre de : « However, though tele-operated systems have the potential to reengage soldiers in combat, the future perspective of robotic weapons is that of growing autonomy. (…) more advanced robotic weapons would be ‘devices’, rather than things or tools. They might only require very little interaction with humans. The soldiers deploying these systems could be even less ‘engaged’ than missile or bomber crews. Hence, the moral dimension of their actions will be even more difficult for them to understand. »

(17) Ibid., p. 129-130. Traduction libre de : « Each individual action might not appear to be morally grave, but taken together these actions have a morally grave outcome. By diffusing responsibility ordinary people can take part in the greatest cruelties. Transferring some decision-making to autonomous systems could have a very similar effect. The engineer and roboticist David Atkinson argues that weapons autonomization blurs the moral responsibility for the use of force. He uses the example of a cruise missile to underline his point. The person who selects the target of the cruise missile would be morally responsible. However, once it would be possible for the cruise missile to re-target itself in flight for the case that it does not find its primary target – a technology that already exists – the responsibility becomes blurred. The cruise missile would then simply loiter over the target area and engage any suitable targets of opportunity. It may identify a tank and destroy it. Atkinson asks: Who now has the ethical responsibility for making the decision to kill the people in the tank? The person who originally launched the missile, but has no idea of what it actually attacked? The programmers of the ‘search and destroy’ automation on-board the missile? The military program manager who decided to develop and deploy such systems? It is very easy to see how the responsibility for the decision to kill, in particular, has been blurred by the use of an autonomous weapons system. By taking away that clear responsibility, are we making it easier to kill? »

(18) Ibid., p. 136. Traduction libre de : « lead in the long term to the complete extinction of the military as a unique or at least distinct profession »

(19) Ibid. Traduction libre de : « Anybody could command robots – there is no need for any traditional military skills or virtues. This means that soldiers will be increasingly sidelined by technical experts who design and program military robots and other automated systems. Like in other domains, automation occurs first on the lower levels and then moves up the ladder to include more and more complex tasks. The requirements for the qualifications and skills of the people at the top will continue to grow, while the skills of the people at the bottom and in the middle of hierarchies are devalued until they become redundant.




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