Le Don de soi… Un voeu pour aujourd’hui
Il m’est venu à l’esprit, en ces jours où les lumières de Noël commencent à décorer les balcons – un peu tôt à mon avis – ce temps où le don de soi avait un pouvoir d’émerveillement et de questionnement. Un pouvoir qui se répandait tout au long de l’année et qui illuminait la vie de tous les jours. C’était celui de la compassion spontanée et naturelle.
Le moment le plus éclatant pour moi est survenu en Colombie au cours d’un voyage de tourisme dans les environs de Carthagène. Je m’étais joint à un groupe de voyageurs Québécois lesquels, comme moi, se prélassaient dans un hôtel ordinaire de la plage où les eaux de la mer « sont si bleues qu’il n’y a que le sang qui soit plus rouge »!… Au quatrième jour de cette vie de chaises longues, l’ennui, comme toujours, a commencé à nous guetter; j’ai alors proposé aux amis d’aller faire un tour dans l’intérieur du pays… pour voir.
Nous avons donc loué une voiture et qu’est-ce que nous avons vu dans ces montagnes de brousse, plus haut là-bas? Un petit village de Noirs où les enfants étaient si pauvres qu’ils se promenaient nus… tous! Et au fond de la piste de terre, qui faisait office de boulevard, se trouvait une petite maison où logeait une jeune fille qui n’avait pas dépassé de beaucoup ses vingt ans. C’était une religieuse, la mairesse du lieu, en quelque sorte, l’agent à tout faire; il n’y avait pas d’autre autorité. Elle s’occupait de ces Africains qui avaient eu l’idée, jadis, de fuir la côte pour sortir de l’esclavage. Et elle était Québécoise!
Notre groupe s’est demandé comment, en ces années 70, cette jeune fille avait bien pu se rendre en ces lieux d’Amérique du Sud. Sa petite communauté du Québec l’avait envoyée là, c’est tout ce qu’il fallait comprendre.
Mais notre groupe d’« explorateurs » d’occasion n’a pas mis de temps à se rendre compte qu’il se trouvait devant un cas de « Don de soi absolu », un don qui avait du sens. Et il n’a pas mis de temps non plus à venir en aide à la petite communauté qui avait un modeste bureau à Cartagène. L’appui s’est fait naturellement et il a duré longtemps.
Le Québec, on le sait, a fait naître ainsi des douzaines de communautés qui envoyaient des « missionnaires » à travers le monde comme en Haïti par exemple. On peut – et on doit – se demander pourquoi, car notre contrée était encore largement analphabète fonctionnelle; l’Église aurait bien pu se donner la tâche de hausser le niveau culturel de chez nous, ou d’en créer une nouvelle culture? Disons que les familles débordaient jadis d’enfants et que ceux-ci avaient certes là, dans les missions, un bon débouché pour leurs talents et leur…Foi. Mais bon, au total, nos envoyés angéliques n’ont fait de tort à personne. Peut-être même ont-ils fait – beaucoup – de bien?
Je parle de tout cela maintenant parce que dans ma vieillesse je me sens un peu écorché spirituellement. Je le suis parce que j’ai toujours la mémoire des quatre Jésuites des quatre classes d’éléments latins (la porte d’entrée du cours classique) du collège Sainte-Marie où ils donnaient leurs cours. Ils étaient là, après une quinzaine d’années de préparation solide à répandre le latin et à préciser le français. Il y avait du don là-dedans. Ils répandaient là, rue de Bleury, les avantages d’un système d’enseignement d’exception imaginé à LaFlèche dans le meilleur temps de la culture française. Un certain Don de soi peut-être? Certes. Un don qui ouvrait l’esprit à la Vérité . Et dans moult domaines des sciences.
Aujourd’hui tout cela s’est fonctionnarisé, mécanisé, partout dans les secteurs importants de la vie commune et je trouve cela un peu sec. Je croyais que, dans toute notre évolution, bien nécessaire et urgente, nous aurions pu conserver plus ouvertement une part de notre élan d’animateurs discrets, une part de notre esprit généreux issu de la civilisation occidentale, le meilleur de notre âme en somme.
Un citoyen qui a le malheur de dire qu’il a lu les Évangiles synoptiques (qui constituent la base de la pensée d’Occident) risque de passer pour un nigaud…. C’est le sourire narquois qu’on lui renvoie, ici au Québec. Car le spirituel des choses ne fait pas le poids ici. Il faut être « pratique ». Mais l’ignorant, qui n’a pas beaucoup lu, en ce cas, c’est celui qui réagit par son sourire sarcastique. C’est dangereux car ça ne fait pas surgir le dialogue, cet instrument nécessaire à la prise de conscience individuelle et sociale.
S’il y a un vœu à formuler, vu du haut de mes jours, c’est que les anciens, ceux qui ont donné « du leur », tels les Pères Blancs d’Afrique qu’on admirait dans les familles, soient reconnus et aimés plutôt que dénigrés dans notre société. Il n’y a pas eu que de la prévarication et du stupre dans la vie du religieux de notre passé. Il y a eu beaucoup de compassion derrière les dons de soi. Et puis le religieux n’était-il pas le seul bâton que notre société avait pour se tenir debout?
Aujourd’hui c’est un autre temps, évidemment. Le camp des républicains et des laïques s’est formé solidement et c’est une merveille. Voilà une force qui assume sa présence et formule ses projets. Il y a une grande part de générosité dans cette forteresse. Dans un autre camp, intéressé, celui-là, aux aspects plus spirituels, plus rituels de la vie, il y a encore ces vicaires qui œuvrent dans les quartiers et ces bénévoles qui se rendent jusque dans les prisons pour parler d’espoirs…
Que les deux camps ouvrent un dialogue nouveau, c’est possible. Il y a des républiques où ces deux voies s’entrecroisent. Je l’ai vu en France notamment où le mépris et le sarcasme sont moins sournois qu’ici et où il y a une sorte de reconnaissance mutuelle. Le Don de soi existe encore maintenant ici chez nous. Mais il se pourrait que le respect mutuel des deux camps ne soit pas aussi manifeste qu’il le devrait. Il est vrai que la hiérarchie de l’Église a été trop autoritaire, trio ceci, trop cela, comme bien des observateurs l’ont constaté.
Le sociologue Fernand Dumont, par exemple faisait voir que sans une adaptation de l’institution de l’Église elle-même à la culture ambiante, les citoyens « vont voir en elle un corps étranger sans lien avec leurs vrais problèmes ». (Dans « Fernand Dumont, » par Gregory Baum). Mais la question n’est pas tout à fait là. Il s’agit du respect du sacré, par la population en général. « Rien n’est profane, ici-bas, à qui sait voir » écrit Teillard de Chardin dans « Le milieu divin ». Est-ce que nous voyons cela avec assez de clarté?
Ne serait-il pas merveilleux que les militants du sacré, les vrais, fassent alliance avec la forteresse du monde « pratique », qu’ils se reconnaissent mutuellement, pour créer des branches de société neuve; c’est mon vœu, car le Don de soi semble meilleur que le Don pour soi?