Le désespoir aujourd'hui

Pierre-Jean Dessertine



   Il ne faut pas taire le désespoir car c’est un sentiment constitutif de la condition humaine.

   Le désespoir, c’est la suppression de l’espoir. Le sentiment de désespoir pointe chaque fois qu’un humain se rend compte qu’il n’y a rien à faire pour prévenir un malheur à venir – Spinoza : « le désespoir est une tristesse née de l'idée d'une chose future … au sujet de laquelle il n'y a plus de cause de doute. » (Éthique, III, def. 15).

   L’individu humain rencontre nécessairement le désespoir lors de la prise de conscience de l’échéance de sa mort – ce qui advient assez tardivement, lorsque l’enfant, vers 6-7 ans, se rend compte des limites implacables qu’oppose la réalité à ce qui s’éprouvait comme la toute-puissance de son corps juvénile. Mais il n’est pas exclu qu’il y ait déjà eu une rencontre du sentiment de désespoir dans le vécu du nouveau-né humain livré brutalement au milieu aérobie et à la pesanteur par son expulsion de l’utérus maternel.

   Il ne faut pas taire le désespoir d’autant plus que c’est un sentiment qui est par nature instable. On ne s’attarde jamais dans le désespoir. Ce serait létal. Car le désespoir, implique le désinvestissement de l’avenir. Il est le sentiment du degré zéro de la puissance d’agir : il est le sentiment de l’impuissance d’agir. Or cette perte de motifs d’agir, n’est-ce pas la perte du désir de continuer à vivre ? Car on peut s’accorder avec Spinoza que vivre c’est au moins maintenir l’effort pour affirmer son être dans la durée contre tout ce qui l’affecte, et qui finirait par le détruire sans réponse vitale.

   C’est pourquoi l’on ne fait qu’effleurer le désespoir, comme une possibilité limite de son existence que l’on est porté à dépasser vers de nouvelles perspectives d’activités dès qu’elle apparaît. L’état dépressif n’est peut-être que le moyen de secours par lequel on réduit drastiquement ses possibilités d’avenir – donc le champ de sa vitalité – afin de ne pas désespérer.

   Le désespoir est donc l’indice tangible par excellence de notre finitude. À ce titre il est le seul sentiment qui n’est pas susceptible de culture – tout simplement parce que, dans les deux sens que peut prendre l’expression, il n’a pas d’avenir : il nie les possibilités d’avenir et il ne saurait s’installer durablement. Quand il semble y avoir une culture du désespoir, n’est-ce pas toujours œuvre de faussaire ? Le poète romantique, qui décline publiquement son désespoir, n’appelle-t-il pas l’intérêt à venir de ses lecteurs ?

   Peut-être que le désespoir ne saurait être objet de culture parce qu’il est trop présomptueux. Il fait en effet fond sur un malheur à venir au sujet duquel, comme l’écrit Spinoza, il n’y a plus aucun doute. Mais l’avenir humain peut-il être rigoureusement indubitable ? L’avenir n’est-il pas justement ce pan de la réalité qui peut toujours nous surprendre ?

   C’est pourquoi, dans l’histoire de la pensée humaine, on a toujours ménagé des possibilités d’espoir. Ainsi, l’humanité a massivement adhéré à la possibilité d’une vie après la mort, comme à une âme qui continuerait à vivre après que son corps soit entré en décomposition, voire qui se réincarnerait dans un autre corps, quand bien même il n’y ait aucun élément d’expérience commune à l’appui de ces réalités.

   C’est pourquoi, aujourd’hui, par-delà les croyances religieuses, nombreux sont ceux qui s’appuient sur les progrès techno-scientifiques pour envisager des techniques permettant de reculer indéfiniment l’échéance de la mort.

   L’expérience humaine la plus large suggère que le sentiment de désespoir se rencontre tel l’immergé le fond de la piscine : comme point d’appui pour remonter vers l’air libre et l’action.

   Mais la situation contemporaine n’est-elle pas en train de changer notre rapport au sentiment de désespoir ?

   Notre époque de modernité tardive nous apporte une source de désespoir totalement inédite : ce sont les signes d’effondrement du cadre écologique qui soutient la vie humaine.

   Du point de vue de l’histoire, l’effondrement est en effet le seul phénomène qui réinscrive objectivement la fatalité dans la succession des événements sur lesquels se tisse l’aventure humaine. N’est-ce pas le propre d’un processus d’effondrement, qu’une fois enclenché, l’avenir apparaisse verrouillé dans un enchaînement implacable ? Celui d’une suite d’événements catastrophiques s’appelant les uns les autres, à l’amplitude grandissante, et dont le rythme va s’accélérant, jusqu’à un acmè spectaculaire, auquel peuvent succéder quelques répliques résiduelles et qu’enfin le silence retombe sur un champ de ruines.

   L’effondrement dont nous parlons est à entendre au sens qui donne son titre au livre de Jared Diamond, Effondrement (titre originel Collapse, 2005). Pour cet auteur, il s’agit bien d’un phénomène historique – un mode de disparition des sociétés – et non pas d’un phénomène naturel – tel un tremblement de terre – qui, jusqu’à un certain point, peut être prévisible au moyen de la connaissance scientifique. Un tel effondrement sociétal est dû à des raisons internes que Diamond répertorie, mais dont la principale apparaît être le comportement vis-à-vis de l’environnement naturel. C’est du fait de cette importance du facteur humain que nul ne peut savoir quand un effondrement se déclenchera, comment il évoluera, et sur quelle durée. Mais ce qui est certain c’est qu’il suivra une implacable logique de catastrophes en cascade qui laisseront la société anéantie.

   Il y a une quinzaine d’années, Diamond demandait qu’on tire les leçons des effondrements historiques qu’il analysait – tels celui de la société Maya à partir du VIII° siècle – comme des choix de sociétés par lesquels on a su réagir pour les éviter – tels le Japon au XVII° siècle – au regard des pratiques délétères de notre société industrielle : prélèvement sans retenue des ressources naturelles, destruction d’habitats naturels, gaspillage d'eau douce, prédation non durable d’espèces sauvages, dégradation des sols, rejets atmosphériques déséquilibrant le climat, mise en circulation inconsidérée de produits toxiques rémanents, etc.

   Or, depuis la parution de son livre en 2005, ces pratiques, loin de s’infléchir par la prise en compte du risque d’effondrement, se sont fortement intensifiées. Si bien que pour certains l’effondrement de notre société est désormais inéluctable – autant dire qu’il serait enclenché. Les indices en seraient la disparition rapide, ces dernières années, d’espèces animales, la fonte des pôles qui manifeste un réchauffement global de la planète, ainsi que la multiplication d’événements climatiques extrêmes qui lui sont liés.

   Tel est notre désespoir commun aujourd’hui : être confronté à une perspective d’effondrement de notre société qui obture notre avenir. Dans quel monde vivrons-nous dans 10, 20, 30 ans ? Que dire à nos enfants qui sont nés depuis l’an 2000 de leur avenir ? Le désespoir contemporain se manifeste dans ces impuissances à parler d’avenir.

   Au long des millénaires passés nous, humains, avons essayé de vivre tout en nous sachant mortels. C’est dans le regard de nos enfants, comme dans les œuvres de la culture dont nous prenions soin pour qu’elles nous survivent, que nous apprenions que nous n’étions pas intégralement mortels. Voilà le beau sens du mot progrès, celui qui était déjà décliné par Pascal en 1651 : « … toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » (Préface sur Le Traité du vide) ; celui aussi qu’exprimait notre aïeul quand il formait le rêve « Quand je serai riche !… ».

   Et donc notre véritable résilience au désespoir de l’échéance de notre mort était notre investissement dans ce progrès que pouvait signifier l’avenir de l’humanité, à travers notre descendance et les œuvres que nous lui léguions.

   Le désespoir inédit qui nous enveloppe aujourd’hui est dans la perte de cette perspective d’avenir, à mesure que s’ouvrent des fissures irréversibles dans la biosphère, à mesure que l’horizon se noircit faisant pressentir des phénomènes destructeurs d’une violence inédite.

   Ce désespoir propre à notre modernité tardive, non seulement réactualise le désespoir d’être un individu mortel, en lui barrant le chemin de sa résilience, mais il le radicalise. Ce qui apparaît mortel, ce ne sont plus seulement les individus humains, ni même les civilisations – Paul Valéry au sortir de la 1ère guerre mondiale : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. ». Car l’activisme aveugle du système mercato-industriel a investi la planète entière, il impacte l’écologie de tous les êtres vivants. Ce qui apparaît désormais mortel, c’est l’humanité elle-même, à travers les dommages provoqués dans l’écologie de la biosphère qui a permis son apparition et son épanouissement. Pour dire la vérité, nul ne peut dire jusqu’où un processus d’effondrement lié aux coups de boutoir que les hommes continuent d’asséner à la biosphère peut mener. Après tout, jusqu’à preuve du contraire (preuve que l’on cherche frénétiquement, comme pour se rassurer), la Terre est l’unique planète vivante. Tous les autres astres connus sont des astres morts.

   Il reste que nous sommes bien vivants, que nous vivons communément plutôt bien, ou plutôt que nous avons accès à plein d’objets et dispositifs artificiels qui nous facilitent la vie, et donc qu’il n’est pas question que nous annihilions notre vitalité dans le désespoir.

   D’où la question humaine essentielle de notre époque historique : comment surmonter le désespoir ? Comment investir, malgré tout, l’avenir ?

   Il n’y a qu’une réponse sensée à une telle question, c’est le tocsin. C’est sonner sans discontinuer le tocsin. C’est l’alerte générale. C’est l’état d’urgence : mobiliser toutes les énergies, orienter toutes les volontés, pour reconstituer un avenir commun.

   « Tout à coup un cri d’alarme se fait entendre ; une agitation générale se manifeste dans une population tout à l’heure si paisible et si calme ; le tocsin sonne à coups redoublés ; l’effroi s’empare des esprits ; un vent furieux passe sur la ville en mugissant : chacun est transi et porte en soi le pressentiment de malheurs inconnus. Le feu venait d’éclater à la maison d’un perruquier située au nord de la ville, au coin du pont Saint-Eloi. Aussitôt la foule se précipite de ce côté avec les pompes et toutes sortes de vases propres à puiser et à jeter de l’eau. Le foyer est investi, les toits du voisinage sont abattus ; des gardes placées sur les maisons surveillent les étincelles, afin de les éteindre… » Ceci se passait le 19 avril 1840, en milieu d’après-midi, dans la ville savoyarde de Sallanches.

   Le feu, aujourd’hui, c’est l’hubris, autrement dit la démesure. La forme que prend cette démesure, c’est l’argent. Nous vivons dans une société que l’on a organisé pour faire de l’argent. Cela a induit un activisme qui, appuyé sur le progrès techno-scientifique, lui a permis d’étendre son emprise sur l’ensemble de la planète. L’argent – la poursuite de la plus grande fortune possible – synthétise l’expression des passions sociales humaines que sont la domination, la cupidité et la gloire. Ce sont des passions sociales, c’est-à-dire des désirs qui ne savent pas se mesurer à l’aune de la raison car, s’alimentant de la rivalité avec autrui, ils n’en finissent jamais de s’activer à se satisfaire.

   « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » déclarait le président Chirac lors du IVe Sommet de la Terre en 2002 à Johannesburg. Nous continuons – il serait plus juste de dire : les élites sociales continuent largement de regarder – ailleurs. Et pourtant nous sommes loin des signes encore éparpillés d’incendie d’il y a 16 ans. Aujourd’hui celui-ci s’est à ce point rapproché que tout un chacun en éprouve l’onde de chaleur.

   Mais il n’est pas possible que toutes les volontés d’une société se mobilisent en urgence contre un incendie lorsque celui-ci prospère sur l’herbe sèche de passions qui sont les valeurs cardinales d’une vie sociale.

   Aujourd’hui, le ministre Hulot fait des plans d’avenir, comme la fin des voitures à combustion de carburants pétroliers en 2040, et la neutralité carbone en 2050 (on ne rejetterait dans l’atmosphère pas plus de carbone qu’on en capture). Il fait donc comme si la vie sociale allait continuer son train, comme si rien de ce qui la structure n’allait s’effondrer.

   Mais la vie sociale ne suit pas son cours. Il devient, par exemple, de plus en plus voyant que la parade du pouvoir mercatocratique (ce que l’on appelle usuellement « les multinationales »), pour contrer les résistances des populations face aux ravages provoqués dans la biosphère, consiste à échapper aux législations étatiques par des pratiques d’extra-territorialité juridique (comme dans les paradis fiscaux) qui rendent les firmes non sanctionnables, et donc les lois impuissantes. Ainsi le Droit a de moins en moins prise sur les entreprises les plus ravageuses pour la biosphère (extraction de minerais et d’énergies fossiles, déforestation, surpêche, monocultures intensives, etc.).

   Si l’on associe à ce phénomène la prise de pouvoir de populistes dans de nombreux États, dont les États-Unis, qui s’activent à détricoter le droit international, comme l’autonomie du judiciaire dans les droits nationaux, c’est aussi le pilier de l’état de droit, sur lequel les peuples gardent un certain contrôle, qui se délite et concourt à précipiter un processus d’effondrement.

   La pratique du « comme si » – faire comme si les choses allaient continuer indéfiniment dans le même cadre de valeurs et de structure sociale – que l’on voit adoptée par Hulot, est depuis longtemps partagée – la citation de Chirac est une salutaire exception – par l’ensemble de la gente dirigeante de par le monde et est devenue dès lors le mode usuel, pour l’opinion commune, de réponse au désespoir propre à la modernité tardive.

   D’autant que le « comme si » s’accommode très bien du populisme, lequel s’en prend à l’autre – l’autre humain qui est identifié à partir de petites différences (d’origine, d’apparences, etc.), et le plus souvent en situation de précarité sociale – en ce qu’il serait responsable de nos problèmes par son interférence dans notre vie sociale. Au fond le populisme fait comme si la pérennité des valeurs et de la structure de la société pouvait être assurée sous la condition de se débarrasser de l’autre.

   La réponse d’opinion commune au désespoir contemporain a une dernière dimension qui est l’investissement délibéré de l’avenir immédiat. Il s’agit d’enserrer toutes ses perspectives d’avenir dans le court-terme. C’est ce qu’on a appelé le courtermisme. Quelle sera la croissance de l’année en cours ? Pour quand et de combien l’augmentation du prix de l’électricité ? Dans quel établissement mon enfant va-t-il continuer ses études ?... Le courtermisme comme phénomène de masse semble assez inédit dans l’histoire humaine. Il signale la difficulté de notre société à se projeter dans l’avenir, ce qui est sans aucun doute un symptôme de décadence. L’intérêt du courtermisme est de pouvoir se catalyser dans une philosophie hédoniste très primaire d’accumulation de sensations positives par la consommation qui est congruente aux intérêts marchands : chacun s’occupe de se donner les moyens de se procurer ce qui peut lui apporter de bonnes sensations, et le système marchand ne se prive pas de lui suggérer des possibilités. Bien sûr, l’évidente fragilité de ce courtermisme est d’amener à des comportements qui heurtent notre humanité. Tout particulièrement, il conduit à nier les solidarités humaines. C’est le « Je profite au maximum des sensations positives que je puis glaner dans cette société ! Après moi le Déluge ! » De ce point de vue le courtermisme apparaît pathétique en ce qu’il télescope l’irrécusable question « Quel cadre de vie vais-je laisser pour mes enfants ? »

   Les populations peuvent-elles se contenter de ces dégagements par escamotage des raisons du désespoir ?

   Comme l’a montré Jared Diamond, il y a eu dans le passé de nombreuses sociétés qui se sont effondrées de n’avoir pas su répondre de manière réaliste à de graves crises structurelles. Il faut pourtant noter une grande différence entre ces effondrements du passé et la situation actuelle en ce qui concerne la conscience de la crise. Les sociétés qui se sont effondrées méconnaissaient certaines lois écologiques, voire certaines lois de logique sociale, ce qui les a souvent amenées à persister dans leurs erreurs jusqu’à leur effondrement. Nous, humains du XXIème siècle, avons les moyens de connaître précisément les processus en cours, et d’anticiper les conséquences à en attendre. Mieux, aujourd’hui nous touchons du doigt la justesse des prévisions des premiers lanceurs d’alerte sur la dangerosité des pratiques de la société industrielle, rendues publiques dès les années soixante. Non seulement nous savons, mais nous sommes confirmés dans la validité de ces savoirs. Si nous entrons dans le processus d’effondrement, ce n’est donc pas par ignorance. Et si ce n’est pas par ignorance, c’est par mauvaise volonté.

   C’est pourquoi, de plus en plus nombreux sont ceux qui remettent en cause les lâchetés de l’attitude commune contemporaine pour conjurer le désespoir – lâcheté de la politique de l’autruche du « comme si tout pouvait continuer comme avant », lâcheté du populisme qui s’attaque à plus faible, lâcheté du courtermisme qui brade notre humanité.

   C’est bien du côté de ceux qui résistent aux menées d’individus qui ont acquis du pouvoir – presque toujours par l’argent – et se trouvent en position de prendre des décisions irresponsables, que s'ouvre la voie de la résilience à l’inédit et radical désespoir de l’homme contemporain.

   Ces résistances peuvent amener à être confronté à des violences – violences d’État dans les pays occidentaux, violences venant de mercenaires à la solde des grands intérêts d’argent dans d’autres pays. Du coup c’est le bien-être et parfois la vie (Rémi Fraisse, 26 octobre 2014) du résistant qui sont remises en cause en faveur d’un avenir collectif à long terme.

   Il ne faut cependant pas exclure de ces actes de résistance la simple position pratique, par des initiatives locales, d’autres principes de vie sociale qui tournent le dos à la démesure passionnelle ambiante. Ces initiatives sont multiples, variées, beaucoup plus nombreuses qu’on ne le sait car très souvent minimes, masquées ou rejetées dans l’obscurité des marges. Pourtant elles manifestent d’innombrables volontés tournées vers un avenir possible, et par là elles conjurent le désespoir.

   Mais le désespoir revient par la conscience que ces initiatives, ces résistances, ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Elles ont beau se multiplier, elles ont beau susciter des sympathies toujours plus larges, elles ne changent pas significativement la réalité des faits. Car aujourd’hui même on met en œuvre de nouveaux moyens techniques pour instrumentaliser encore plus intensivement la biosphère. Aujourd’hui les activités humaines n’ont jamais été aussi destructrices.

   En cette seconde décennie du XXIème siècle, c’est là le désespoir le plus profond, le plus irrémissible. Nonobstant les signes quasi quotidiens de maillons de la biosphère qui lâchent, nonobstant tout ce qu’on sait des conséquences des processus en cours, nonobstant toutes les résistances, initiatives et sympathies populaires, on est trop loin de ce que requiert la situation : une mobilisation générale et immédiate contre le feu, comme à Sallanches le 19 avril 1840.

   On ne peut pas alors s’empêcher d’envisager que seule une catastrophe majeure, traumatisante pour l’opinion publique à la fois par les dégâts qu’elle causerait et par l’impéritie des pouvoirs qu’elle révélerait, serait à même de délier l’opinion commune de la logique marchande de l’argent-roi et d’opérer ce renversement des valeurs permettant de rassembler toutes les volontés dans une mobilisation d’état d’urgence.

   Mais, vraiment, ne peut-on pas espérer mieux de l’humain, puisque si nombreux nous sommes à être lucides sur l’urgence qu’impose notre situation ?

   Peut-être alors faut-il changer ses coordonnées mentales pour trouver une authentique résilience au désespoir contemporain. Peut-être faut-il se tourner vers le paramètre essentiel : le sens que l’on donne à sa propre vie. Ne plus accepter de faire des choses qui n’ont pas de sens. Ce qui peut aussi se dire : utiliser ce temps de vie qui nous est encore accordé pour donner à sa vie sa plus grande valeur. On voit tout de suite qu’une telle maxime récuse :

   – de faire des choses qui pour nous n’ont pas de sens en échange d’argent,

   – la pratique de la consommation pour des besoins induits par la propagande marchande,

   – l’accumulation des déchets et le gaspillage (en France, 1/3 de la nourriture achetée par les ménages est gaspillée),

   – un idéal de vie rabattu sur la sommation de sensations positives,

   – une activité qui ne contemple pas son produit – son œuvre – parce qu’elle est constamment déterminée à se relancer par le surenchérissement lié à la compétition.

   À chacun, dès lors, de clarifier positivement comment il peut donner à sa vie sa plus grande valeur : c’est là sa liberté la plus fondamentale. Mais il faut avoir conscience que pour cela il a besoin d’autrui – il a besoin de connaître les expériences d’autrui, de partager les siennes avec autrui, et finalement de réfléchir l’expérience humaine avec lui.

   Il convient de souligner un aspect important de cette réflexion à partir de l’expérience commune, qui est le recours à la mémoire collective. La mémoire collective est systématiquement dévaluée par l’idéologie dominante – le modernisme – sous prétexte qu’elle ferait état d’un monde qui n’est plus d’actualité et qui serait dépassé. Or, il semble que les jeunes générations, qui s’impliquent généreusement dans la résistance à l’irresponsabilité marchande, pâtissent de cette élision assez générale de leur histoire passée1.

   Gardons en mémoire avec quelle ténacité nos aïeux ont combattu, au long du XIXème siècle, de 1792 (journées d’août) à 1871 (répression sanglante de la Commune), contre la mise en place de cette société « bourgeoise » qui se révèle aujourd’hui si funeste. Leur ténacité se fondait sur la conviction qu’une société bonne devait s’appuyer sur de toutes autres valeurs que les valeurs industrialo-marchandes : la coopération plutôt que la compétition, le bien public plutôt que la thésaurisation privée, l’égalité plutôt que le pouvoir, la valeur de l’œuvre plutôt que celle de l’argent. Les combats des Leroux, Flora Tristan, Vallès, Proudhon, Blanqui, Louise Michel, Victor Hugo aussi, et tant d’autres plus anonymes2, montrent combien l’organisation de la vie sociale en fonction du mode de vie « bourgeois » ne va pas de soi. Ils nous racontent combien naguère a été prégnante cette possibilité – qui semble si difficilement concevable aujourd’hui – de vivre selon d’autres principes en partageant le meilleur des progrès de la médecine et des sciences. Ils témoignent jusqu’où peut aller la détermination dans l’engagement en faveur du bien public. Ils nous montrent combien la peur est aisément dépassée lorsque le sens de son combat est clairement tenu parce que réfléchi et partagé. Ils nous donnent le courage de nous lever pour nous réapproprier le sens de nos vies.

   Et cette décision de nous lever pour changer de sens, pour retrouver le bon sens, ne nous donnerait-elle pas un avenir ? Ne nous ferait-elle pas voir que l’effondrement n’est plus une fatalité ? Fin de la peur, place à l’action.


[1] Le film Demain (2015) de Cyril Dion et Mélanie Laurent, qui promeut la diversité des initiatives prometteuses pour une société d’après l’âge industriel, oublie totalement l’expérience du journal Le Canard enchaîné, dont l’organisation, inspirée du socialisme-anarchiste du XIXème siècle, lui permet d’échapper à la logique marchande depuis plus d’un siècle, tout en apportant à la vie sociale une source d’informations irremplaçable.

[2] On peut lire Le Banquet des affamés (Didier Dæninckx, 2012), rédigé à partir de l’autobiographie du communard Maxime Lisbonne.

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