Approche du courtermisme

Pierre-Jean Dessertine

Le néologisme « courtermisme » désigne le procédé idéologique qui consiste à borner l’horizon humain au court terme.

Le « court terme » est une modalité de la temporalité humaine – la manière dont l’homme aborde son rapport au temps. Elle s’oppose au « long terme ».

On peut donner deux raisons qui établissent que seul l’être humain peut se penser dans le long terme :

- Parce que l’homme est le seul à avoir un entendement, lequel lui permet de choisir ses actes en connaissance de cause, c’est-à-dire en pensant leurs conséquences sans limitation dans le temps.

- Parce que l’homme  semble bien être le seul animal à choisir délibérément des actes qui ne lui sont pas utiles, c’est-à-dire dont il n’attend pas un profit particulier et prochain.

Ainsi le long terme est proprement humain, non seulement parce qu’il intègre les échéances lointaines de sa propre vie – épargner, préparer sa retraite –, mais aussi l’avenir même de l’espèce humaine – ainsi en est-il quand l'homme crée une œuvre d’art, éduque ses enfants, ou se soucie de l’avenir de la planète.

Nous voulons inviter à reconnaître ici que le courtermisme est un élément fondamental du conditionnement des esprits pour les rendre conformes à l’intérêt marchand d’une circulation accélérée des marchandises.

Il semble y avoir deux voies importantes pour insuffler cet état d’esprit courtermiste dans le peuple :

 - Présenter le bien-être, ou même le bonheur, comme étant aisément accessibles en se procurant des « biens » de consommation : « Achète cet objet, il te rendra la vie plus facile ! ».

- Maintenir le plus constamment la communication sur le monde dans le registre de l’émotion : « Renoncer au nucléaire, ce sera payer l’électricité plus chère, perdre des emplois, etc… ».

 Ces choix, qui sont apparemment positifs à court terme, toujours se renversent en leur contraire, devenant très négatifs à long terme. Il faut gérer un objet de plus dans la maisonnée, et cet objet est destiné à devenir un déchet qui aggravera un problème collectif de pollution. Le coût de l’énergie nucléaire est incommensurable aux coût des autres énergies si l’on inclut ses conséquences durables : le démantèlement problématique des centrales et la gestion des milliers de tonnes de déchets hautement radioactifs sur des millénaires.

Si l’on est un peu attentif aux pratiques courtermistes, on remarquera que, comme pour cet exemple du nucléaire, l’émotion la plus régulièrement sollicitée est la peur. En effet, cette émotion est la plus propre à susciter des réflexes de défense très archaïques qui court-circuitent le jugement réfléchi.

Enfin, il est intéressant de mettre en perspective le courtermisme contemporain, comme instrument privilégié du pouvoir marchand, avec les modalités d’autres grandes formes de pouvoir dans l’histoire. C’est en effet toujours en polarisant les consciences sur le long terme que le pouvoir religieux a pu, pendant de nombreux siècles, contrôler le peuple : « Tu souffres, certes, mais si tu es vertueux tu gagneras la vie éternelle au Paradis ! »

En passant ainsi d’un asservissement « longtermiste » à un asservissement courtermiste, le peuple a-t-il gagné au change ? Certes, oui ! Car il est dans une bien meilleure assurance concernant sa vulnérabilité présente par rapport au milieu naturel, tout comme il est moins directement confronté à la violence entre les hommes (le système marchand ne prospère qu’en société pacifiée).
Mais il vit ce mieux-être dans une inquiétude permanente concernant son avenir à long terme, qui vaut presque comme « tâche de fond », et qui est d’autant plus lancinante qu’elle trouve difficilement les voies d’une formulation collective. Car notre esprit, toujours humain, ne peut pas, dans ses moments de disponibilité, éluder la perspective du long terme. Comment investir notre descendance ? Quelles bombes à retardement aurons-nous laissé à nos enfants et petits-enfants ?

Seule la liberté comme autonomie – le fait de recouvrir le plein usage de sa capacité de penser ses buts et  les moyens de les atteindre – peut permettre aux hommes de sortir de ces asservissements temporels.
Articulant alors la pensée du court terme à celle du long terme, ils s’opposeront à l’aberration des choix collectifs actuels et contribueront à ce que l’humanité sorte de si longs errements.

À lire également du même auteur

Peut-on renoncer à sa vie privée ?
La vie privée exige des espaces privés. Les nouveaux médias les suppriment. Faudrait-il donc cloîtrer les maison, les écoles, les villes, les nations pour brouiller les ondes qui, en ce moment  les transforment en des lieux communs, au détrime

Le sens et le courage du lointain
À propos d’une citation de Tocqueville : « Je tremble, je le confesse, qu'ils [les citoyens] ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouissances présentes, que l'intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descen

Petite histoire de la fin de l’histoire
Les projets totalitaires d'une fin heureuse de l'histoire ayant échoué, à quelles conditions une fin malheureuse peut-elle encore être évitée ?

Au-delà de l'activisme
"Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s'éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d'une société animale, une parfaite et définitive fourmilière." Paul Valéry, avril 1919

Tant de paires d'yeux orphelines !
Le port généralisé du masque sanitaire, qui est une solution de santé publique, peut-il devenir un problème d'humanité ?

Le don d’organe et la question de l’identité
Désormais plusieurs milliers de transplantations d’organe sont réalisées en France chaque année. Il s’agit donc d’une modalité thérapeutique devenue importante et qui apporte un bénéfice décisif de qualité ou de prolongement de vie à

Peut-on renoncer à l’idée de progrès ?
Peut-on progresser dans la définition du progrès? Oui car la clarté n'a pas de limite.

Morale du tri intraitable
Dialogue sur la très sensible question du tri des patients en période de crise sanitaire




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?