L'accélération technologique
Les choses vont-elles vraiment plus vite, particulièrement dans le champ de la technologie? Et si elles vont plus vite, est-ce bien de cette vitesse-là que nous souffrons? N'avons-nous pas plutôt l'impression d'une sorte de congestion mentale, d'un barbouillage intellectuel, comme si nous étions entraînés dans un carrousel où les choses donnent l'impression d'aller plus vite, simplement parce que nous avons perdu nos points de repère?
Identifions certains éléments qui contribuent à susciter en nous cette impression de vitesse. Voyons d'abord du côté de la science: comme n'importe quel observateur scientifique pourrait nous le dire, les grandes découvertes, tant scientifiques que technologiques, sont pour la plupart derrière nous. Dans les sciences biologiques, l'élucidation de la structure de l'ADN par Crick et Watson dans les années mil neuf cent cinquante constitue certainement la dernière grande date, tandis qu'en physique, le dernier travail fondamental date également de cette période avec la théorie du quark, de Murray Gell-Mann.
En technologie, il y a eu la mise au point du premier transistor dans les années mil neuf cent cinquante et du laser dans les années mil neuf cent soixante, tandis que l'invention du microprocesseur, dernière grande étape, date déjà de vingt-cinq ans. Il en résulte que nous vivons sur un capital du passé, qui ne s'est pas sensiblement développé, et dont on ne fait présentement que déployer les immenses possibilités.
Par contre, ce déploiement des techniques particulières se fait, lui, à un rythme accéléré. Dans le domaine le plus apparent, celui des ordinateurs, nous sommes déjà habitués à une désuétude, à toute fin pratique planifiée, où l'ordinateur d'il y a deux ans suffit à peine à faire tourner les plus récents logiciels. À titre d'exemple, pour faire fonctionner avec un minimum de confort Windows 95, au moment de sa sortie, il fallait déjà être propriétaire d'un ordinateur de type Pentium, les machines de type Intel 486, vieilles d'à peine deux ans, ne suffisant déjà plus à la tâche.
Il en est de même pour les plus récentes applications en reconnaissance de la parole et en dictée vocale. Pour bénéficier d'un temps de réponse minimal, lors de la mise en marché du premier système de Dragon Systems, il fallait être équipé d'un Pentium 166 MHz, processeur vieux d'à peine un an. Et c'est sans parler des problèmes de désuétude qu'on rencontre quand vient le moment de remplacer un périphérique défectueux, tout particulièrement dans le domaine des ordinateurs portatifs.
Dans celui de l'électronique de masse, dont les ordinateurs font de plus en plus partie, les consommateurs sont particulièrement sensibles à la succession rapide des technologies où les disques audio CD, après avoir rapidement supplanté les disques de vinyle, sont maintenant en voie d'être remplacés par les DVD-ROM, lesquels déplaceront dans le même mouvement les magnétoscopes. Par ailleurs, l'implantation des systèmes de diffusion par satellite risque de briser les reins des câblodistributeurs. Sans compter que ce ne sont plus des trottinettes ou des bilboquets que les parents donnent en cadeau à leurs enfants, mais des stations de jeu Nintendo, dotées d'un processeur plus puissant que celui d'un ordinateur central IBM du début des années mil neuf cent soixante-dix!
Ce ne sont là que quelques exemples des développements visibles qui donnent l'impression que les choses s'accélèrent et, ma foi, vont déjà fort vite, sinon trop vite. Toutefois, cette vitesse-là n'est que celle d'un spectateur qui voit passer à distance un supersonique. On perçoit la vitesse plus qu'on ne la sent.
Or, ce sentiment d'accélération, dont on se plaint comme d'un malaise lancinant et persistant, ce n'est pas du marché des technologies de consommation qu'il nous vient, mais du monde du travail. C'est dans cet univers que les choses donnent l'impression de s'empiler de plus en plus et de nous laisser de moins en moins de temps. Mais est-ce bien d'accélération qu'il s'agit? Est-ce bien par une sensation de propulsion ou d'entraînement que nous sommes happés? Ne s'agit-il pas plutôt d'une sensation de congestion? de pression? Ne sont-ce pas les échéances et les choses à faire, comme les envies à satisfaire, qui s'empilent et dont l'accumulation nous étourdit? Menacés d'étouffement par cette empilage, nous nous débattons et nous accélérons le pas de façon à rencontrer tous nos engagements. Il y a bien sûr la multitude des exigences du boulot, mais aussi le petit qu'il faut passer prendre à la garderie, la réception de vendredi soir à préparer, le carburateur de la voiture à faire réparer...
Lorsqu'on parle d'accélération technologique, est-ce bien de cela qu'il s'agit? N'est-ce pas plutôt nous qui courons de plus en plus vite? Explorons quelques cas spécifiques. Dans les bureaux, il est bien connu que les boîtes vocales et les boîtes de courriel entraînent une avalanche de messages. Certains gestionnaires passent des heures chaque semaine, quand ce n'est pas chaque jour, à gérer des appels téléphoniques, en plus de tout le reste. Dans les salles de presse de plusieurs quotidiens, les journalistes reçoivent maintenant des couriels, auxquels ils sont tenus de répondre tout en vaquant à leurs occupations habituelles... Compression.
Dans nombre d'entreprises, les employés se voient allouer un ordinateur portatif avec lequel on les encourage à travailler à domicile. L'attrait du nouveau jouant, l'employé s'affaire bientôt à la maison le soir, et bientôt pendant la fin de semaine, sur un joujou qui devient une extension de son travail! Pendant ce temps, les autres choses à faire s'empilent: entretien de la maison, visites de famille, contrôles scolaires des enfants, emplettes...et j'en passe. Compression. Dans cette situation, il n'est pas évident que la technologie soit la coupable, mais plutôt le bouc émissaire. Après tout, pourquoi un ordinateur nous ferait-il courir davantage qu'un stylo-bille?
Le problème tient à ceci: ces nouveaux outils ont rendu possible la transmission aux employés des fonctions qui, auparavant, étaient confiées à des employés cléricaux, le plus souvent réceptionnistes ou secrétaires. Les directions ont fait un raisonnement parfaitement logique: avec un logiciel de traitement de texte dans leur ordinateur, les employés pourraient désormais s'occuper d'écrire eux-mêmes leur courrier, d'où élimination du poste de secrétaire.
Ce qu'on a oublié de considérer, c'est que le courrier implique davantage que la simple écriture de lettres. Il faut aussi le mettre en format, vérifier les adresses, effectuer les fusions nécessaires en publipostage, apprendre les règles d'étiquette. Bref, il y a toute une gestion du courrier qui requiert plus de temps que la simple rédaction. Au chapitre des messageries vocales et du courriel, les gestionnaires bénéficiaient autrefois de secrétaires et de réceptionnistes qui faisaient un important travail dans l'ombre: filtrer et reconduire les appels vers des interlocuteurs plus pertinents, fournir des informations préliminaires, etc.
Or, toutes ces micro-activités complémentaires ont été ajoutées, sans autre explication, aux charges de travail déjà bien remplies des employés. Les entreprises ont profité de l'apparition d'une nouvelle technologie pour redéfinir les tâches, sans redistribuer les charges de travail. Et il est à parier que dans la majorité des cas, elles l'ont fait sciemment. Par exemple, au chapitre du travail à domicile, toutes les entreprises qui l'ont adopté savent, à partir d'études exhaustives connues, que les employés ont une forte tendance à travailler un plus grand nombre d'heures.
Mais il existe dans les entreprises une sorte de volonté maniaque de supprimer les emplois cléricaux. Cette volonté, qui semble ne jamais avoir été remise en question, date de l'époque où la centralisation de l'informatique permettait de supprimer des masses d'employés de l'arrière-boutique administrative. Mais lorsqu'ils partaient, ces employés de l'arrière-boutique ne transféraient leur travail à personne d'autre qu'à une grosse machine à compter. Aujourd'hui, le travail qu'effectuait une secrétaire doit être récupéré par son supérieur. Il en résulte que les entreprises se sont mises dans une situation telle qu'elles doivent payer à leurs cadres, pour effectuer des tâches de secrétariat, un salaire deux ou trois fois plus élevé que celui d'une secrétaire. Or, le temps que passe le cadre à maîtriser et à utiliser l'outil informatique, il ne l'a plus pour les choses qui relèvent de sa compétence essentielle: gérer et planifier. S'il y a là un quelconque gain de productivité, il nous échappe.
On dira que les responsable de cet état de choses sont les technologies des portatifs, ou du courriel, et que sans elles, les compagnies n'auraient pas surchargé leurs employés de la sorte. Le coupable de cette surcharge n'est pas l'ordinateur, mais l'employeur qui fonctionne selon un code vicié d'organisation du travail. Et il le fait sciemment, faisant la gageure que la plupart des employés ne rouspèteront pas, compte tenu de leur grande insécurité face à un marché du travail précaire.
Retournons quelques décennies en arrière. À l'époque de la chaîne de production, pourrait-on dire qu'il y avait une corrélation nécessaire entre la technologie de production de cette époque et l'organisation parcellaire du travail? Nullement. La preuve, c'est qu'avec sensiblement la même technologie, on a procédé au cours des années mil neuf cent soixante-dix et quatre-vingt à une organisation du travail par cellules autonomes ou semi-autonomes de travailleurs. Le principe d'une telle organisation visait à rendre chaque travailleur responsable de l'ensemble du processus de production de même que du produit final qui en résultait. Les gains de telles transformations ont été particulièrement éloquents. Dans les services où travaillent les cols blancs, la logique des administrateurs de l'entreprise privée a été appliquée, mais à la deuxième puissance. En fournissant des ordinateurs à ces fonctionnaires, on s'est rendu compte qu'on pouvait enrichir leur tâche considérablement et les faire courir indéfiniment en les responsabilisant et en leur donnant des objectifs. Ce qui fait courir ces employés, ce n'est pas la technologie en tant que telle, mais la roue psychologique dans laquelle on les pousse à tourner sans fin. Attention toutefois à l'écoeurement, à la saturation qui commence à apparaître chez les cadres, qui sont de plus en plus nombreux à imposer des limites à leur carrière, jugeant que le jeu n'en vaut pas la chandelle.
Blâmer la technologie relève d'une parfaite méprise. Certes, il y a une accélération technologique, mais pour qui ne se laisse pas happer par la course effrénée du travail, elle relève du simple spectacle. Il n'y a aucune raison justifiant que cette accélération soit intériorisée, comme elle l'est présentement, et se transforme en sensation subjective de compression, voire d'oppression.
Cette sensation de compression tient simplement à la façon dont on gère ses attentes. Gérer ses attentes: voilà la clé par laquelle on échappe à la course, ou on s'y asservit. Car, en soi, il n'y a aucune sensation d'oppression dans la vitesse. L'oppression n'apparaît qu'au moment où les événements se succèdent à un rythme qui ne cadre plus avec nos attentes. Un automobiliste qui file à 120 km/h, sur une autoroute peu fréquentée, ne ressentira normalement aucun malaise particulier. Mais si la circulation devient dense et qu'il continue à filer à la même vitesse, l'oppression se fera sentir jusqu'à la panique. En revanche, s'il est coïncé dans un embouteillage au centre-ville, il n'a en principe aucune raison de paniquer. Mais supposons qu'il doive rencontrer un recruteur qui peut lui offrir l'emploi de sa vie, il est à parier que, au fur et à mesure que le moment de son rendez-vous approchera, son sentiment d'oppression croîtra en proportion directe du ralentissement de la circulation.
Finalement il n'y a aucun problème avec l'accélération technologique dont on se plaint tant. Le phénomène-clé de la technologie n'est pas l'accélération, mais l'amplification. Lorsque je suis assis devant un ordinateur et que j'ouvre un canal sur l'Internet pour rejoindre des sites d'information à Toronto, New York et Atlanta, l'élément essentiel n'est pas que je vais plus vite, mais que je fais davantage. La vitesse, je ne la ressens pas, mais la capacité accrue de travail, elle, est évidente.
Là où j'aurais mis trois mois à accumuler mon lot d'informations à l'époque du cheval et du carosse, il ne me faut maintenant que trois minutes. Or, si ma quête d'informations, au temps des chevaux, m'avait demandé trois mois, alors que je n'aurais disposé que de deux mois pour accomplir mon travail, j'aurais probablement senti un accès d'adrénaline qui m'aurait poussé à accélérer le rythme de mon travail pour combler le retard. Par contre, si je dispose de deux jours pour rédiger un rapport à partir d'une recherche sur le Net qui ne me demande que trois minutes, je ne ressentirai aucune oppression particulière, aucune sensation de pression indue ou d'inconfort.
Le philosophe contemplatif peut se scandaliser du fait qu'en roulant à 120 km/h, nous ne voyions plus rien passer, nous ne contemplions plus rien. Mais le conducteur de chariot, à l'époque du cheval de trait, voyait-il davantage passer les choses? Contemplait-il davantage? On peut sérieusement en douter. Cette nostalgie d'un temps meilleur, d'un âge d'or de la contemplation et de l'élévation de l'esprit est un leurre. Comment peut-on sérieusement croire que des époques qui faisaient travailler des enfants de huit ans dans des mines pendant des douze heures d'affilée, ou qui entretenaient des esclaves, avaient quelque supériorité contemplative sur la nôtre? Elles avaient toutefois une supériorité morale et intellectuelle en ce qu'elles étaient davantage porteuses de convictions et de certitudes. Et c'est la perte de ces convictions et certitudes qui alimente dans une grande mesure notre complainte sur l'accélération technologique.
N'est-il pas remarquable que, jusque vers les années mil neuf cent soixante, personne n'avait encore parlé d'accélération technologique, alors que le siècle avait connu jusque-là des transformations bien plus majeures que celles que nous connaissons aujourd'hui? Après tout, passer du buggy à l'avion supersonique, c'est connaître des transformations autrement plus visibles et marquantes que de passer du dactylographe électrique à l'ordinateur de bureau. Or, devant les phénomènes des bébés-éprouvettes et des brebis clonées, devant les vidéoclips aux montages étourdissants, devant les écoles qui se détériorent, devant les sociétés qui se font tordre comme des éponges par les poussées formidables de la globalisation, devant les menaces de réchauffement global causé par les technologies, devant les jeux de loterie et de casino électronique qui se multiplient à qui mieux-mieux, devant les opérations transexuelles qui transforment les hommes en femmes, nous parlons d'accélération technologique. Problème mal nommé! Nous nous sentons opprimés, certes, mais ce qui nous étreint, ce n'est aucune accélération particulière, c'est notre propre confusion. Nous disons que les choses arrivent maintenant trop vite parce que, en fait, ne comprenant plus ce qui se passe, nous sommes désorientés.
Simple phénomène d'attente encore une fois. Autrefois, les attentes morales et sociales étaient bien codifiées et les événements humains se passaient en général de façon à combler ces attentes. Aujourd'hui, ces attentes morales ayant volé en éclats, non seulement les informations qui nous parviennent ne peuvent pas les satisfaire, mais nous ne savons tout simplement plus quoi en penser. "Accélération technologique!" crions-nous, contents d'avoir mis la main sur un bouc émissaire. Le vrai problème est plus près de nous. Il est en nous. Il s'appelle confusion morale et désorientation intellectuelle. Nous manipulons des marteaux très puissants, et en les agitant follement de-ci, de-là, en ne considérant que la dimension économique de la société et les instincts de l'être humain, en oubliant qu'il est aussi doté d'une âme et d'une intelligence, nous saccageons les sociétés, les organisations de vie, jusqu'à l'environnement... Et quand l'écho de notre massacre nous revient, nous blâmons les marteaux!