La médiocratie selon Alain Deneault

Jacques Dufresne

Les numéros de page apparaissant à la fin des citations renvoie à : Alain Deneault, La médiocratie, Lux Éditeur, Montréal ,2015.

J’admire Alain Deneault. C’est ce franc-tireur qui a mis au clair les noirs desseins de l’industrie minière canadienne pour ensuite s’aventurer dans le maquis des abris fiscaux. À ses risques toujours, des risques réels comme on l’a vu dans le cas de l’interdit dont son livre le Noir Canada été l’objet. Dix intellectuels comme lui au Québec et nos esprits seraient mieux oxygénés.

Quand on voit paraître un esprit si libre et si courageux, vivant en marge des institutions, on se prend à souhaiter qu’il soit un riche héritier ou qu’il puisse compter sur des mécènes partageant ses idéaux. Car autrement, à moins qu’il ne soit un saint, comment pourrait-il vivre dans notre société à la hauteur de ce qu’il est?

Saint! Ce mot ne cadre peut-être pas avec la vision du monde d’Alain Deneault, je l’emploie tout de même en pensant à Léon Bloy auquel il ressemble étonnamment : ni l’un ni l’autre n’aurait jamais renoncé par intérêt personnel à une imprécation contre l’argent et les médiocres.

En s’attaquant comme il le fait aux professeurs d’université dans sa croisade contre les médiocres, Alain Deneault se met sur la liste noire des candidats à un poste dans ces maisons de haut savoir. On pourrait voir là de sa part un signe d’amertume. On peut aussi présumer qu’il dit des vérités que personne n’ose dire, précisément parce qu’il n’a plus rien à perdre. Les universitaires ne peuvent que tirer profit de cette attaque frontale, même si elle paraît excessive à certains et hors cible à d’autres.

«Nul ne peut servir deux maîtres. […] Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon.» Si Deneault ne cite pas ces paroles de l’évangile, il poursuit impitoyablement une analyse contre Mammon, en appelant de ses vœux une humanité régénérée.

Sa critique des universités est la suite logique de l’horreur que lui inspire l’argent en tant que médiateur universel entre les hommes et entre eux et leurs objets. Ce n’est pas le bon ou le mauvais usage de l’argent qu’il met en cause, c’est l’argent lui-même.

Car l’argent contient une philosophie, une hiérarchie des valeurs qui réfutent toutes les autres avant même qu’elles ne prennent forme. Il est le grand ordinateur (créateur d’ordre). En ouvrant les yeux sur la société autour d’eux, les enfants apprennent par l’argent que les adultes gagnent à reconnaître ceux qu’ils doivent admirer et imiter. Pas étonnant qu’ils veuillent tous devenir vedettes de la scène ou du sport. Au lieu de suivre leur nature, ils sont prêts à la forcer pour devenir riches. Par où l’on voit que l’ordre créé par l’argent est un désordre.

Alain Deneault est en cette matière un disciple de Georg Simmel, un sociologue allemand (qui préférait se présenter comme philosophe), contemporain de Marx, qui s’est intéressé à l’aspect psychologique de la question plutôt qu’à son aspect politique. «Aimer l’argent, être attiré par l’argent, c’est être follement épris de ce qui nous donne accès à tout, et c’est n’être en réalité attiré par rien», (102) écrit Deneault dans son commentaire sur Simmel. L’argent crée l’indifférence, par sa nature même, il refroidit les rapports des hommes avec leurs semblables et avec les objets. Il devient ainsi facteur de médiocrité.

D’où le type du blasé qu’Alain Deneault a si bien campé. « Le blasé, lui, est le malade de la sécurité du revenu. Après avoir touché sa paye comme employé des suites d’opérations répétitives et standardisées, devenu consommateur, il languit dans une organisation où tout s’acquiert également par des gestes récurrents : déposer de la monnaie sur un comptoir ou signer un chèque. La façon qu’il a d’accéder aux biens l’éloigne considérablement du principe vitaliste. ‘’ Le blasé [...] est tout à fait incapable de ressentir des différences de valeur, pour lui toutes choses baignent dans une tonalité uniforme et grise.’’ Puisque la valeur d’une chose réside notamment dans les efforts réels qu’on doit déployer pour l’obtenir (un verre de lait n’a pas la même valeur selon qu’on l’a payé au café ou qu’on a dû trouver soi-même une vache à traire), du moment qu’on a les moyens pécuniaires d’obtenir tout objet de désir sans effort particulier (poser sur un comptoir un billet ou quelques pièces de monnaie), la chose que l’on acquiert se déprécie d’un point de vue psychique.»(105)

Certes on peut regretter que Mozart n’ait pas gagné plus d’argent, mais il aurait été encore plus regrettable que l’argent ait été son premier but. Il n’aurait pas été Mozart. Quand l’argent est le mobile principal, on cherche à plaire à celui qui le possède plutôt que de suivre une exigence personnelle de perfection. Ce qui aide à comprendre pourquoi tant de grands artistes sont morts pauvres : ils avaient préféré une perfection intemporelle au conformisme de leur temps.

Alain Deneault cite aussi Max Weber à propos de la médiocratie universitaire : «Weber dénonçait déjà il y a une centaine d’années la médiocrité dans laquelle l’université s’enfonçait en subordonnant son organisation aux rapports de séduction de nature commerciale qui y sévissaient. C’était, à l’époque, le contenu des cours qui passait pour de la marchandise, au profit de clients, qui se révélaient être les étudiants. Enseignants et professeurs se compromettaient pour attirer chez eux des étudiants tiraillés par la concurrence entre les institutions. Cela a tellement perverti les rapports avec la recherche que les choix institutionnels, aux yeux de Weber, se sont mis à relever carrément du « hasard ».Le chercheur, mû par des passions impérieuses, des intuitions fortes, une imagination souveraine et le sens du travail, ne pouvait alors souhaiter réussir professionnellement que s’il affichait par ailleurs des dons tout autres lui permettant de manœuvrer dans les arcanes institutionnels. En rendant incontournables ces ‘’ conditions extérieures du métier de savant’’, comme Weber les décrit dans la Vocation/profession du savant en 1919, l’institution encourageait la médiocrité. » (21)


C’est dans ce contexte que les chercheurs ont progressivement renoncé à laisser une œuvre s’imposant par sa qualité pour se résigner à produire des articles dont la quantité importerait autant que la qualité :

«La pensée se fait médiocre lorsque ses chercheurs ne se soucient pas de rendre spirituellement pertinentes les propositions qu’ils élaborent. […] Georg Simmel prédisait un destin tragique aux chercheurs persistant dans cette attitude. […] La machine s’emballe et ne produit de valeur que pour satisfaire un productivisme d’appareil qui n’a plus rien à voir avec l’acte singulier de penser. […] Il y a tant à considérer que l’esprit se découvre encombré dans le chemin qui doit le mener à élaborer à son tour une œuvre. Embourbé dans cette marée de productions scientifiques, il risque à son tour de ne rien faire de mieux que d’ajouter au lot un élément supplémentaire qui viendra à son tour accentuer le phénomène. On s’éloigne alors considérablement du processus de connaître, à savoir découvrir sa conscience et ce dont son esprit est capable dans ‘’ le bonheur que toute œuvre, grande ou minime, procure à son créateur’’ » (24)


Le choix de ses maîtres, Simmel et Weber, l’indique assez clairement, Alain Deneault a la nostalgie des années qui marquèrent sans doute l’apogée de l’université occidentale, la fin du XIXe siècle. Il hésite hélas! à préciser l’idéal au nom duquel il fustige la médiocrité. Son chercheur modèle, il ne le définit que par quelques mots épars dans son livre : Spiritualité pertinente, acte singulier de penser, bonheur d’être l’auteur d’une œuvre. L’évocation la plus explicite se résume en une phrase : «Le chercheur, mû par des passions impérieuses, des intuitions fortes, une imagination souveraine et le sens du travail.»(21)

Du médiocre au héros


Au médiocre on a coutume d’opposer le héros. On s’attend donc à ce que Alain Deneault situe son chercheur par rapport au héros de Carlyle (1795-1981), par exemple, Carlyle dont l’œuvre marqua si profondément l’époque de Simmel et Weber. Il n’y fait aucune allusion. Il cite par contre Baltasar Gracian, lui aussi auteur d’un livre sur le héros. L’exemple parfait du héros est pour ce jésuite espagnol Constantin : «Constantin devenu chrétien fut au même temps le premier des empereurs surnommé le Grand : surnom inspiré, ce semble, pour marquer à la postérité que le parfait héroïsme se reconnut point en lui sans le christianisme»Source

La grandeur ici est un mélange de sainteté et d’héroïsme. Le héros de Carlyle ressemblera plutôt au self made man. Il s’incarne dans les chefs d’industrie, qui remplacent les faux aristocrates et dans les gens de lettres qui remplacent un clergé devenu incapable d’assurer l’ordre moral.

Si soucieux que Carlyle ait été de l’ordre social et moral, on note que ses grands hommes ne se reconnaissent pas comme ceux de Gracian par un mélange d’héroïsme et de vertu chrétienne : ils sont des héros qui créent les valeurs plutôt que d’être définies par elles, des géants que le chaos enfante pour qu’ils y introduisent l’ordre et la puissance, tel Mahomet qui en quelques décennies transforme des bédouins vivant dans l’anarchie en une grande puissance impériale.

Faut-il ajouter que Carlyle a sans doute été une source d’inspiration pour Hitler pour conclure que le héros auquel rêve Deneault est aux antipodes de celui de Carlyle. Mais qui est-il? L’œuvre de Deneault ne prendra tout son sens spirituel, pour employer un mot de l’auteur, que lorsque dans un prochain livre, sans doute en gestation, il définira le grand homme dont notre époque a besoin.

Il faut aussi espérer que le prochain ouvrage sera un grand livre et non un collage, plus ou moins réussi, d’articles parus précédemment sur des sujets n’ayant pas tous des liens directs avec la médiocratie.

On reconnaît aussi un grand livre à l’unité du ton. La médiocratie s’ouvre sur un ton nietzschéen : «Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune « bonne idée », la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le, et décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. [...] les médiocres ont pris le pouvoir. […] La principale compétence d’un médiocre ? Reconnaître un autre médiocre. Ensemble, ils organiseront des grattages de dos et des renvois d’ascenseur pour rendre puissant un clan qui va s’agrandissant, puisqu’ils auront tôt fait d’y attirer leurs semblables.» (5)


Alain Deneault, s’estime autorisé par de telles effusions à se démarquer du style universitaire : «Une règle implicite prévaut dans l’écriture universitaire – et on ne tarde pas à l’expliciter dès lors que quelqu’un y déroge –, à savoir qu’est digne de science une prose dont le ton est neutre, posé et calibré. Terne, si possible.»(30)

Hélas! Alain Deneault n’échappe pas toujours à cette prose terne, comme dans ce paragraphe que des fautes de français rendent difficile à comprendre: «L’habitus universitaire consiste à se laisser dominer. Ses professionnels étant en pleine déroute, seul l’argent semble donner de la consistance à leurs pratiques. La façon dont elle (sic) conçoit sa propre langue dans le travail de recherche découle de cette capitulation.»(30)

Démocratie et médiocratie

Autre défi pour Alain Deneault : préciser sa conception de la démocratie. Aux yeux d’Aristote la politie, que nous appelons démocratie, est le gouvernement de la classe moyenne, autant dire des médiocres. Or la médiocratie dont parle Deneault est plutôt la cause et le symptôme de la corruption de la démocratie.

D’Aristote, Deneault retient d’abord sa conception de la corruption. Dans le sens courant du terme, la corruption est une faute morale ou un crime, auxquels on espère remédier par une commission d’enquête. Pour Aristote et pour Deneault, elle est une dégradation irréversible et radicale de la chose elle-même. «Elle a cours non pas quand quelque chose simplement s’altère, se corrode, au sens où certains de ses attributs ou caractéristiques changent. Par exemple, une tige de métal qui passe du chaud au froid s’altère certes, mais ne se corrompt pas encore. Il y a seulement corruption lorsqu’une chose se laisse transformer tellement, en si grande profondeur, qu’on n’en reconnaît plus la nature. Il y a corruption « non pas du fait de l’union et de la séparation [d’éléments constitutifs], mais quand il y a changement total d’une telle chose à telle autre chose (317a20). » Une chose se corrompt donc lorsqu’elle subit un changement « en ses facteurs constitutifs mêmes », en ses éléments permanents. Par exemple, lorsque la semence devient blé, elle se corrompt pour générer autre chose.» (196)

«Il faut, poursuit Deneault, considérer comme corrompu le principe démocratique. Témoin, dans les esprits, la transformation managériale du monde s’accomplit sous la nomenclature de la gouvernance. […] La citoyenneté ne se laisse plus penser que comme un agrégat d’acteurs militant pour des intérêts privés à la manière de petits lobbyistes. La visée d’un tel système est simple : qu’à tous ces acteurs inégaux il ne reste plus qu’à nouer des partenariats, les plus petits joueurs tentant de greffer leurs petits intérêts à ceux des grands – par exemple, pour les membres d’une communauté, trouver un sens local à ce qu’une multinationale vienne forer son territoire. L’injonction morale porte sur le partenariat, les uns et les autres devant faire preuve d’ouverture, dans un rapport de force pourtant totalement déséquilibré. De cela, disparaissent subrepticement les notions fortes de l’histoire démocratique, comme le peuple, la chose commune ou le bien public.»(199)

Quelle sera la génération qui fera suite à cette corruption? le fruit qui sortira de cette graine décomposée appelée démocratie? Faut-il voir là, comme la référence à Simmel nous incite à le faire, une conception organique de l’histoire? S’agit-il d’une révolution ou de ce qu’Edgar Morin appelle une métamorphose?

Réponse : «le programme politique en tension entre la corruption et la génération consiste à penser un projet politique comme une visée de transformation substantielle des choses dans une forme qui nous semble souhaitable.»(201) Souhaitable, qu’est-ce à dire? Le dernier paragraphe de la conclusion est écrit dans un style tortueux qui jette sur le livre une ombre qu’il ne mérite pas«Une polysémie adéquate s’installe ici, maintenant, quant à un processus de corruption qui nous endeuille des idées les meilleures que nous cultivions collectivement et la génération de carrés rouges, d’Occupy, des Printemps et des renouveaux émancipatoires, qui, malgré leurs mille défauts, continuent de chercher à ébranler et subvertir les fondements d’institutions médiocrates.» (201)

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