La liberté selon Platon et Descartes

Jacques Dufresne

Être libre, c'est pour la plupart des gens avoir le choix entre le plus grand nombre possible d'objets et de projets, à l'instar de l'internaute devant son écran; on peut appeler cette liberté  liberté politique ou liberté extérieure; mais il existe une autre liberté, plus intérieure : elle consiste non à choisir entre plusieurs objets, mais à dire oui ou non à la lumière. Voici un aperçu de la position de Platon et de celle de Descartes sur la question.

Les événements racontés dans Le mythe d'Er , à la fin de la République de PLaton, se passent dans un lieu intermédiaire entre le ciel et la terre, qui rappelle l'univers virtuel. Dans ce lieu, une grande plaine, sont rassemblées des âmes qui vont bientôt se réincarner. Les unes ont déjà été unies à un corps d'homme sur terre, les autres à un corps d'animal, d'autres enfin en sont à leur première incarnation. Au début de la cérémonie, la vierge Lachésis leur apprend, en lisant une proclamation, qu'elles auront le choix de leur destinée et qu'elles seront entièrement responsables de ce choix. «Ce n'est pas un génie qui vous tirera au sort, c'est vous qui choisirez votre génie. Chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause.» Il y a autant de destins offerts qu'il y a d'âmes sur le point de se réincarner. Un tirage au sort détermine l'ordre dans lequel chacun pourra faire son choix. Les destinées offertes sont aussi variées que pourrait le souhaiter le consommateur le plus exigeant d'aujourd'hui.

«Des vies d'hommes renommés soit pour la beauté de leur corps et de leur visage ou pour leur vigueur et leur force à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités de leurs ancêtres. Il y avait aussi des vies d'hommes obscurs sous tous ces rapports et des vies de femmes de la même variété. Quant aux autres éléments de notre condition, ils étaient mélangés les uns avec les autres et avec la richesse et la pauvreté, avec la maladie, avec la santé; il y avait aussi des partages moyens entre ces extrêmes.»

Hélas! si nous ne sommes pas plus sages que les âmes du mythe d'Er, comme le montre le texte suivant - et rien ne prouve que nous le serions - nous ne ferons pas les meilleurs choix possibles:

«Celui à qui était échu le premier sort, s'avançant aussitôt choisit la plus grande tyrannie, et, emporté par l'imprudence et par une avidité gloutonne, il la prit sans avoir examiné suffisamment toutes les conséquences de son choix. Il ne vit pas que son lot le destinait à manger ses propres enfants et à d'autres horreurs; mais quand il l'eut examiné à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d'avoir ainsi choisi, sans se souvenir des avertissements de l'hiérophante; car au lieu de s'accuser lui-même de ses maux, il s'en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu'à lui-même.»

On pourrait croire que les autres âmes ont attendu de voir la réaction de la première avant de faire leur propre choix. C'est mal connaître les lois du désir. La plupart agirent avec la même précipitation.

«C'était, disait Er, un spectacle curieux de voir de quelle manière les âmes choisissaient leur vie: rien de plus pitoyable, de plus ridicule, de plus étrange; la plupart en effet n'étaient guidés dans leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure. Il avait vu, disait-il, l'âme d'Orphée choisir la vie d'un cygne, parce qu'il ne voulait pas, par haine des femmes qui l'avaient mis à mort, naître du sein d'une femme. Quelques âmes seulement, dont celle d'Ulysse, firent un bon choix, parce que, raconte Er, elles avaient été soulagées de l'ambition par les épreuves passées.»

La liberté qui est décrite dans ce mythe est celle qui consiste à pouvoir choisir entre plusieurs objets ou projets. C'est cette liberté que nous exerçons lorsque nous faisons nos courses, préparons un voyage ou une fête, ou lorsque nous choisissons une combinaison de chiffres à la loterie. Est-elle réelle ou illusoire? Connaissons-nous les conditions dans lesquelles nous pourrions l'exercer sans hypothéquer notre avenir? Philosophes et psychologues en discuteront jusqu'à la fin des temps. Une chose est certaine: nous y sommes tous attachés comme au plus précieux des biens.

C'est cette liberté qui triomphe en ce moment, au détriment d'une autre que Platon a décrite dans le mythe de la caverne: un prisonnier est enchaîné au fond d'une caverne, face contre le mur. À cause de tous les efforts qu'il a faits pour bouger et se retourner, il a les chevilles et le cou ensanglantés de sorte que désormais, le moindre mouvement de la tête ou des pieds lui fait mal. Sur le mur qui est devant lui, comme sur un écran, il voit défiler les ombres des personnes et des objets à l'extérieur de la caverne; comme il ne connaît qu'elles, il est persuadé que ces ombres sont tout ce qui existe et importe dans la vie. Jusqu'au jour où un sage vient lui toucher l'épaule amicalement pour lui dire que les choses les plus vraies et les plus belles sont derrière lui, dans la lumière du soleil alors que les images dont il doit se contenter sont produites par un feu artificiel qui brûle à l'intérieur de la caverne.

Pour accéder à ces biens qu'on lui présente comme supérieurs, le prisonnier voudra-t-il supporter la douleur de ses blessures? Il doit faire un choix et ce choix ne consiste pas à accorder, tout en restant dans le même état, sa préférence à l'une ou l'autre des ombres qui défilent sur le mur. Il consiste à choisir entre rester dans l'état où il est, ou accéder à un état supérieur au prix des plus vives douleurs et de la plus grande incertitude; en d'autres termes, à choisir entre refuser ou accepter la lumière.

Le tournesol évoque bien cette liberté, parce qu'il se tourne vers la source de la lumière tout en restant immobile. L'essentiel c'est que le regard se tourne vers la lumière. Ce choix peut être fait dans l'immobilité, sans que rien ne change à l'extérieur de soi, et c'est ainsi qu'il se fait d'ailleurs le plus souvent. Mais à son sujet se pose la même question qu'à propos du choix entre des objets extérieurs: n'est-il pas illusoire? Dans ce cas également, psychologues et philosophes discuteront jusqu'à la fin des temps. On connaît déjà la réponse de Platon. «Le mal, dit-il, c'est l'ignorance.» Il nous donne par là à entendre qu'on ne peut pas choisir le mal, qu'on ne peut pas dire non à la lumière et lui préférer l'obscurité, qu'on tend vers elle pour peu qu'on l'ait entrevue, poussé par une nécessité analogue à celle qui tourne la fleur de tournesol vers le soleil. Le mal dans ces conditions ne peut être qu'une privation involontaire de lumière, une ignorance dont on n'est pas responsable. Le fait que le même Platon dise dans un autre passage que chacun est responsable de ses choix, même s'il s'agit de choix différents, portant sur des projets extérieurs, indique à quel point la question de la liberté est complexe.

Les deux libertés décrites par Platon, celle de la plaine virtuelle et de la caverne réelle, correspondent à ce que, par référence à Descartes, les philosophes appelleront la liberté d'indifférence et la liberté de perfection. Descartes les présente comme suit dans sa quatrième Méditation.

«Car, afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement, j'en fais choix et je l'embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent plutôt, et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance, qu'une perfection dans la volonté, car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent.»

Le mot indifférence peut donner lieu ici à un contresens. C'est la raison qui est en cause non les humeurs. Dans le sens où Descartes emploie ce mot, on peut très bien être indifférent tout en préférant avec passion un objet ou un projet à un autre.

Toujours en souvenir de Descartes, on appelle liberté de perfection celle qui est caractérisée, non par le choix aveugle, mais par une inclination fondée sur la raison ou la grâce. C'est cette liberté qui est en cause dans le mythe de la caverne.

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