La crise médico-pharmaceutique perdure
Un manifeste en sociologie du médicament
L’ÉTAT DES LIEUX DE A à Z
a) L’envolée du prix des nouveaux médicaments, et même d’anciens et d’essentiels, malgré les fusions, malgré l’évasion fiscale, malgré la sous-traitance aux entreprises de recherche à contrat, malgré la délocalisation en pays en développement des essais cliniques et de la fabrication. Les dépenses pharmaceutiques étranglent lentement les budgets publics et aggravent les inégalités sociales ;
b) L’inféodation du savoir médico-pharmaceutique. La conception, la conduite, l’analyse et la communication des essais cliniques par les propriétaires des médicaments évalués sont monnaie courante et en font des juges et partie. Le contrôle des commanditaires sur la diffusion des résultats trahit les volontaires participants et trompe les auteurs de synthèses méthodiques. Les formations continues et les recommandations cliniques sont trop souvent préparées par des meneurs d’opinion commandités, et l’obligation récente de divulguer leurs liens d’intérêts n’en abolit pas leur influence ;
c) Des agences du médicament aux législations et règlementations sciemment trouées, sous l’emprise des firmes et des décideurs politiques complices. Leur financement, majoritairement par les redevances des entreprises, les détourne de leur mission de protection des malades qui sont des consommateurs malgré eux. Elles ont souvent recours à des conseillers en conflits d’intérêts pas toujours divulgués ;
d) Des pénuries inacceptables de médicaments essentiels devenus moins rentables. Il y a de ces ruptures d’approvisionnement qui précèdent une remise à disposition - ou la promotion d’une nouveauté – considérées plus rentables ;
e) La biologisation de la psychiatrie. Elle alimente la surmédicamentation. Le dictionnaire des maladies (alias DSM) est en soi un élément déterminant du surdiagnostic. La surutilisation des antidépresseurs, celle des psychotropes au long cours, tout comme la surpsychiatrisation des jeunes, sans prise en compte des contextes de vie, sont souvent pointées du doigt ;
f) La panne d’innovations thérapeutiques tangibles. On en compte quasi aucune depuis les trois dernières décennies. Malgré de nombreuses innovations technologiques sans intérêt pour les vrais malades ;
g) La vitesse injustifiée des autorisations de mise sur le marché avant une évaluation correcte de la sécurité. Dans ce contexte, on peut dire que la vitesse tue; il faut plusieurs années de recul, si on ne veut pas que nos patients servent ainsi de cobayes, avant de prescrire les nouveautés. Rappelons que des couts prohibitifs retardent l’accès des moins nantis aux produits utiles et le font davantage que la durée de l’évaluation règlementaire avant commercialisation ;
h) La promotion. Elle se fait agressive auprès des prescripteurs, elle se fait directement et indirectement au public. Les produits vraiment utiles ou supérieurs n’en n’ont guère besoin. Les patients n’ont pas à être désinformés. La publicité directe amoindrit l’autonomie des prescripteurs. L’accueil des représentants pharmaceutiques et de leurs échantillons encourage le colportage jusqu’en milieu hospitalier, l’encombrement de nos salles d’attentes surchargées, la promotion des usages hors-indication et la diffusion d’informations tronquées sinon trompeuses ;
i) Le soutien aux associations de professionnels de la santé et à celles de patients, ouvert ou dissimulé, les transforment en intermédiaires crédibles pour véhiculer des objectifs de marketing. Sans compter la création de fondations écrans dans le même but ;
j) Le partage des données avec l’industrie tels que nos profils de prescriptions et nos dossiers médicaux informatisés. L’accès d’intérêts privés à ces bases de mégadonnées alimente leur interprétation partiale, soutient le marketing et renforce le lobbying ;
k) La partialité de plusieurs périodiques même savants et renommés. Elle favorise les résultats positifs (ou présentés comme tels) et la pensée dominante. Des rédactions filtrent les critiques indépendantes, refusent de rétracter des articles erronés voire frauduleux. Des éditorialistes endossent des conclusions injustifiées sources de surmédicalisation ;
l) Des amendes civiles et criminelles récurrentes. Elles totalisent des dizaines de milliards, imposées année après année aux multinationales qui commettent des « irrégularités » payantes pour les actionnaires. Tandis que perdure l’impunité de ses dirigeants, quand il ne bénéficient pas d’une promotion ;
m) Une culture du secret entourant les résultats négatifs, les effets indésirables et les données brutes. L’industrie s’oppose à les divulguer aux méta-analystes indépendants, et même aux chercheurs cliniques qu’elle utilise pour conduire ses essais ;
n) Les extensions abusives des brevets par réglementation et par guérillas juridiques des innovateurs contre les « génériqueurs » pour prolonger l’exclusivité et les prix élevés ;
o) La neutralisation directe ou institutionnelle des lanceurs d’alerte par bâillonnement, intimidation, dénigrement ou congédiement. La science devrait pourtant être ouverte aux critiques et les dénonciateurs devraient être protégés sinon encouragés ;
p) Un désintérêt pour les maladies médicamenteuses et les effets indésirables. Ceux-ci sont mal surveillés, mal enseignés, mal recueillis, mal communiqués, mal pris en compte et mal pris en charge ; la pharmacovigilance et le Primum non nocere demeurent des parents pauvres de la pensée médicale dominante;
q) La procrastination dans le bannissement des produits trop dangereux avérés comme tels seulement après commercialisation. On attend trop de victimes, trop de décès, avant de sévir par mises en garde, restrictions ou retraits du marché. La mortalité d’origine médicamenteuse est d’ailleurs en hausse préoccupante ;
r) L’insuffisance criante de financement public d’études pertinentes aux soins, et d’évaluations pharmaceutiques indépendantes, indispensables pour contrecarrer les méfaits de la recherche commanditée, de la promotion débridée et des battages médiatiques;
s) La concentration des mises au point sur des secteurs profitables mais à distance des besoins réels de santé dans la population :
(1) produits pour traiter des maladies rares ou des cancers avancés, dont l’approbation de plus en plus accélérée et facilitée présage de risques inattendus et inacceptables;
(2) certains vaccins et antiviraux; certaines hormones biosynthétiques essentielles;
(3) produits préventifs aux bienfaits aléatoires ou minimes souvent prescrits « à vie »;
(4) médicaments de l’amélioration de soi, de style de vie, de performance;
(5) imitations faciles (alias me-too) de produits vedettes, toujours plus chères, souvent non supérieures, parfois plus dangereuses
t) La revendication d’une médecine scientifique, dite factuelle. Pourtant on en trahit l’esprit et la lettre quand son application laxiste et partiale mène à des conclusions favorables aux entreprises, conclusions endossées par des instances règlementaires et médicales à la remorque de meneurs d’opinion en conflits d’intérêts.
u) La déviation de la conception même de la santé et de la maladie et de leur vocabulaire, pour transformer la bonne santé en pré-maladie, en entités subcliniques qui s’ignorent chez les bien portants. Le Dr Knock est de retour et dépassé.
v) L’abaissement des seuils de normalité des facteurs de risque et l’utilisation de tests diagnostiques mal validés, du type listes à cocher ou cliquer, menant à l’acharnement préventif médicamenteux sur des centaines de millions de consommateurs. Notamment en prévention cardiovasculaire. Et en gériatrie et maisons d’hébergement. Cet acharnement peut facilement devenir péremptoire, présomptueux et tyrannique ;
w) La paternité d’articles (alias ghostwriting) rédigés par des statisticiens d’entreprise mais signés par des meneurs d’opinion commandités qui n’ont même pas accès aux résultats bruts.
x) Des campagnes de peur entraînant surdiagnostic et surmédicamentation. Elles alimentent les dépistages et les bilans périodiques de santé inutiles, et des ordonnances à titre purement préventif qui en découlent.
y) Des Santés publiques sensibles aux lobbies des industriels de la prévention. Comme celles qui ajoutent des vaccins à leur calendrier sous l’influence d’un marketing bien orchestré et vont jusqu’à assumer la réparation des torts post vaccinaux aux dépens des fonds publics plutôt qu’à ceux des fabricants.
z) Le dévoiement du savoir et le détournement des priorités sanitaires. Ils sont au rendez-vous quand commerce et science, promotion et formation, marketing et médias, firmes et universités, libéralisme économique et santé des populations, se côtoient de trop près.
UN APPEL EN 10 POINTS S’IMPOSE
Si la société civile réalisait à quel point les habitudes de prescription peuvent être manipulées, elle se mobiliserait pour que le corps médical :
a) Ose reconnaître la situation à titre de témoin privilégié et membre d’un service public essentiel ;
b) Oublie pour un instant ses intérêts corporatifs ;
c) Résiste aux faveurs des firmes et défraye sa formation continue pour qu’elle soit libre d’influence. La profession en a les moyens ;(selon la Ramq, en 2014 le revenu moyen des spécialistes était de 393 656$ et celui des omnipraticins de 242 604$; et plusieurs se sont incorporés pour réduire leur impôt)
e) Préfère penser par soi-même (à la Emmanuel Kant), utiliser leur gros bon sens, répondre aux besoins véritables des patients. Plutôt que suivre aveuglément certaines directives ou recettes simplistes, téléguidées, infantilisantes, incertaines, médiocres ou éphémères, provenant d’intervenants mal avisés tels des meneurs d’opinion commandités, des payeurs à la performance ou des bureaucrates coercitifs ;
(f) Consente financièrement et intellectuellement à s’éloigner des industries de la santé. À force de les cotoyer on finit par penser comme elles. Rien n’oblige plus qu’une subvention sans restriction, comme tout autre cadeau d’ailleurs ;
(g) Encourage les revues médicales à se distancier des promoteurs et à exiger l’intégrité scientifique. La corruption du savoir médical doit cesser; les observateurs avertis ne cessent de le réclamer. Il n’y a pas de science valide et ouverte à l’analyse critique, sans indépendance ;
(h) Exige des fabricants une transparence totale entourant l’évaluation clinique de leurs produits, au lieu d’en dissimuler les résultats gênants sous le couvert du secret industriel, au détriment des prescripteurs et des patients; et plaide en faveur d’une recherche clinique au financement public, impartiale et pertinente ;
(i) Demande aux autorités de resserrer les critères d’autorisation et ceux de remboursement au lieu d’en abaisser les exigences comme cela se fait de plus en plus ;
(j) Appuie une politique publique d’achat rationalisée (objectif de la proposition dite Pharmacare au Canada), à l’instar de plusieurs pays développés qui paient leurs médicaments moins cher.
ET ALORS?
Alors la relation patient-médecin y gagnerait en autonomie, les profils d’ordonnances s’assainiraient et un budget pharmaceutique aminci serait réparti avec plus de justesse, d’équité et d’efficience.
En amont le problème est politique et interpelle nos élus de toute allégeance. Un nouveau pacte, une renégociation des règles du jeu s’impose pour mettre les intervenants cités à l’abri du discours et du démarchage des mondiales du médicament, dont les marges de profits et la cupidité sont carrément indécentes.
Les accords économiques et commerciaux supra-nationaux des Partenariats transatlantiques et transpacifiques prévoient imposer aux États-nations des dispositions carrément abusives concernant la propriété intellectuelle, les droit d’exploitation, les brevets, la règlementation et le contrôle des prix.
Il faut des contre-pouvoirs pour redresser le cap de la politique du médicament. Une résistance citoyenne pourrait s’avérer essentielle pour déclencher une véritable révolution dans les relations entre entreprises, gouvernants, universités, éditeurs et prescripteurs. Et ainsi ralentir la détérioration de la qualité de la pharmacothérapie par l’Argent et ses bénéficiaires.