Barbey d'Aurevilly critique littéraire

Émile Zola
IV

Je m'arrêterai plus longuement à une physionomie qui me tente par sa singularité. Les journalistes dont je viens de parler sont de dignes bourgeoises et rentrent plus ou moins dans l'effacement commun. Je veux dire qu'aucun ne se distingue par quelque panache, tapageusement planté. M. Barbey d'Aurevilly, certes, ne juge pas plus sainement que les autres; au contraire, il a des fantaisies d'appréciation incroyables; mais il a au moins adopté une manière de taper les talons, qui force les passants à se retourner quand il passe.

Toutes les fois que je lis M. Barbey d'Aurevilly, je ne sais si je dois rire ou pleurer. Voici son cas, un des plus curieux de notre littérature contemporaine.

Il est né, je crois, en 1811, dans un petit village de la Manche. Il a donc grandi pendant la période romantique. Ce fait doit être noté, car il est resté romantique de style et d'allure, à la note aiguë. Il torture la phrase, la brise et la fouette, ajoute des paillons à chaque incidente, met des intentions cavalières dans les points et les virgules. Et le style flamboyant ne lui suffit pas, il adore les imaginations sataniques, les complications prodigieuses, les héros immenses, les héroïnes fatales et pâles comme les lis. Les quelques romans qu'il a écrits sont des monstruosités d'invention maladive. D'ailleurs, je ne lui refuse pas du talent. Malgré l'effort continu dont il martèle son style, on sent là un puissant ouvrier littéraire.

Mais, bon Dieu! quelle continuelle pose et quelle originalité factice ! Il ne s'est point contenté d'être un mousquetaire dans son style, il a voulu en être un sur le pavé. A vingt ans, il a été la proie du dandisme (sic), il s'est agenouillé devant Brummel. Cruelle aventure, car aujourd'hui il porte encore le pantalon collant, la redingote à plis, les grandes manchettes et le grand col de sa jeunesse. Les dames le suivent d'un oeil stupéfait. Lui, jouissant de l'effarement des trottoirs, s'en va triomphant, croyant qu'il dompte ainsi et tient sous sa semelle tout le dix-neuvième siècle. Innocente manie, dira-t-on. Sans doute. Seulement, il faut chercher l'écrivain et le critique dans l'homme.

M. Barbey d'Aurevilly habite un petit logement, dans un quartier perdu de Paris. Les meubles sont bourgeois, un lit, une armoire à glace, une table. Mais, dans son besoin de mener une existence supérieure, il en est arrivé à se persuader certainement que son lit est tendu de brocart, que son armoire à glace, un meuble du faubourg Saint-Antoine, vient de quelque garde-meuble royal. Un jour, il aurait dit à un visiteur, en lui montrant la glace : « Cette glace me semble un grand lac. » Il est tout entier dans cette phrase. Je suis persuadé qu'il agrandissait sa modeste chambre de bonne foi, en trouant ainsi le mur de toute la profondeur d'un vaste paysage.

Peu à peu, on arrive ainsi à se tromper soi-même. Il vient une heure où l'on ne sait plus nettement où la réalité finit et où le rêve commence. Tel est depuis longtemps l'état de M. Barbey d'Aurevilly. Ce qui le complète, c'est qu'il a adopté le rôle d'un gentilhomme écrivain, défendant à grands coups de plume la noblesse et la religion. Il a pris une attitude de chevalier dévot, servant l'église, pourfendant la démocratie. Et c'est ici que la triste et charmante comédie commence. Ce mousquetaire a mené l'existence la plus bourgeoise du monde. Il vit très solitaire comme un bon petit rentier qui chauffe le soir ses rhumatismes. Au fond, il n'y a pas d'homme meilleur. Tout ce tapage de ferraille, ces fanfaronnades, ces poings sur la hanche, ne sont que des façons d'être littéraires.

Est-il quelque chose au monde de plus gai et de plus touchant à la fois ? M. Barbey d'Aurevilly est de deux ou trois siècles en retard. Il fait des orgies d'imagination. C'est un acteur qui garde à la ville sa voix et son geste de théâtre. C'est un martyr de la médiocrité contemporaine, qui s'est crevé volontairement les yeux, pour rêver à son aise toutes les splendeurs absentes. Quand il a bu un verre d'eau, il est ivre, et se dit plein de vin d’Espagne. Quand il heurte une fille en jupon sale dans une rue, il arrondit le bras et salue en murmurant : « Mille excuses, marquise! » Quand il grimpe son escalier étroit, il se fâche contre ses gens, en criant : « Eh bien ! marauds, allumez donc les torchères! »

Mais le côté le plus stupéfiant, chez M. Barbey d'Aurevilly, est le côté catholique. S'il croit à Dieu, ce n'est guère que pour avoir le droit de croire au diable. Le diable l'attire, parce que le diable est excentrique. Pour sûr, le diable sacrifie au dandisme (sic) et cache son pied fourchu dans une bottine de chevreau. On chagrinerait beaucoup M. Barbey d'Aurevilly, si l'on paraissait croire qu'il ira droit en paradis. Il tient certainement à faire quelques années de purgatoire, et je n'affirmerais même pas que l'enfer ne le fasse point rêver. Quand il écrase un écrivain démocratique, quelque suppôt de Satan, on sent une sourde envie dans sa colère. En voilà donc un qui sera foudroyé ! Être foudroyé, quel rêve! Tomber comme l'archange rebelle, pâle encore de la splendeur divine, gardant dans la défaite un front d'une fierté insoumise! Voilà qui serait agréable! M. Barbey d'Aurevilly ambitionne certainement cela, par amour de la plastique. Il se voit dégringolant du ciel, étalé sur le dos, mais dans une pose sculpturale, et regardant encore Dieu en face. Cela poserait un homme tout de suite.

Hélas ! ce n'est là qu'une ambition irréalisable ! M. Barbey d'Aurevilly n'a rien d'un lutteur. Dernièrement, il venait de publier un recueil de nouvelles, les Diaboliques, où son singulier catholicisme s'était frotté d'un peu près aux ordures de l'enfer. Il y avait, là dedans, des femmes comme il les entend, des femmes hantées par le démon et qui s'agitaient d'une étrange manière. Le parquet s'effaroucha, le livre fut saisi et M. Barbey d'Aurevilly dut se rendre auprès d'un juge d'instruction. Un tel homme, parlant haut, allait, n'est-ce pas? dire son fait à la justice. Il résisterait au nom de la liberté des lettres. Eh bien ! nullement. M. Barbey d'Aurevilly a plié les épaules sous les remontrances, et a consenti à un marché, en laissant supprimer son livre dans l'ombre, à la condition que le parquet abandonnerait les poursuites. Cela est regrettable, je le dis hautement. M. Barbey d'Aurevilly, en tolérant cet étouffement muet de son oeuvre, a reconnu par là même que son oeuvre était dangereuse. Lorsqu'on a l'honneur de tenir une plume, on se consulte avant d'écrire, et quand on a écrit une page, on l'affirme, on la défend. Un bourgeois, un de ces bourgeois que M. Barbey d'Aurevilly plaisante du bout de sa badine aristocratique, aurait eu l'orgueil de son oeuvre.

D'ailleurs, je serai tout aussi sévère pour l'attitude que M. Barbey d'Aurevilly a prise dans la critique. Romantique de tempérament, styliste très travaillé, il attaque d'une façon furibonde les romantiques et les stylistes, en leur refusant jusqu'à du talent. On reste stupéfait, on ne s'explique pas quelle rage le pousse à brûler ce qu'il doit forcément adorer. Toutes les fois qu'il rencontre sur son chemin ou Victor Hugo, ou Gustave Flaubert, ou les Goncourt, il les dévore. Pourquoi cela ? Il procède d'eux, il est de la même famille littéraire, il devrait avoir les mêmes goûts. Ses amis m'affirment que la mécanique qui lui tient lieu de cervelle est très compliquée, et qu'il se passe là-dedans un travail extraordinaire. D'abord, Victor Hugo, Gustave Flaubert, les Goncourt sont des incrédules, qu'il veut écraser. J'admets cela, mais après avoir terrassé l'impie en eux, il me semblerait strictement juste de saluer l'homme de talent. Seulement, ce mot de juste fait beaucoup rire les amis de M. Barbey d'Aurevilly. Être juste, pourquoi cela ? à quoi cela sert-il ? Rien n'est bourgeois comme d'être juste. Un homme juste n'a pas de ligne plastique, il ne se campe pas d'une façon assez crâne, il manque de dandisme (sic). Battre la campagne, faire claquer des mots sonores et les jeter à la figure du monde, prendre des poses de capitan pour stupéfier la galerie, parlez-moi de ça, c'est le seul genre de critique que puisse exploiter un gentilhomme ! Le paradoxe est un plumet qui fait merveille sur un chapeau galonné. Et c'est ainsi que M. Barbey d'Aurevilly a inventé la critique qui ne juge pas, mais qui assomme.

Rien n'est plus simple à pratiquer. Il prend un écrivain quelconque et il exécute sur son dos des fantaisies de tambour-major, jouant avec sa canne de commandement. L'écrivain et son oeuvre sont condamnés à l'avance, qu'ils aient ou non raison. Seulement, le critique tient à être beau devant les lecteurs. C'est le juge qui est en scène, et non le prévenu. Le juge salue, grossit la voix, fait tout pour étonner l'assistance, emploie des mots rares, combine des phrases imprévues, va jusqu'à danser le cancan, s'il croit que le cancan fera de l'effet. Remarquez que M. Barbey d'Aurevilly ne réussit jamais un éloge. Il n'est véritablement beau que dans l'éreintement. Il ne donne pas de raisons, cela est inutile; il se fond dans le vide, il sue, il trépigne, il tue des fantômes. Et l'exercice terminé, il rentre dans la coulisse, persuadé que la France a frémi de cet effroyable combat. Une telle façon d'entendre la critique est puérile. Depuis quelques trente ans que M. Barbey d'Aurevilly se livre à ces assauts enfantins, il devrait pourtant voir que les gens tués par lui se portent le mieux du monde, et que le public le laisse s'escrimer seul, sans lui faire l'honneur de ratifier un seul de ses arrêts. Il est peut-être une curiosité, mais à coup sûr il n'est pas et ne sera jamais une autorité. On le surprendrait beaucoup sans doute, si on lui disait que la meilleure façon d'attrouper le monde et de produire de l'effet, est encore d'être juste, de chercher la vérité et de la dire. Mon seul étonnement, en lui voyant brandir sa plume comme une flamberge, au cinquième acte d'un mélodrame, est qu'il ne se soit pas encore embroché lui-même, pour tomber avec grâce devant les dames.

Un dernier mot. M. Barbey d'Aurevilly a récemment consacré une longue étude à Diderot, uniquement pour arriver à l'écraser sous la grosse injure de bourgeois. Oui, si l'on veut, Diderot était un bourgeois ; seulement, il a fait une besogne de géant. M. Barbey d'Aurevilly, qui fait une besogne d'enfant, a en outre le ridicule d'être un bourgeois dévoyé et enragé. J'insiste, un bourgeois, rien qu'un bourgeois, car il n'a encore assassiné personne, et il n'a pas même violé une marquise.

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À propos de: Les Œuvres et les Hommes (IIe série : XIXe siècle); La Littérature épistolaire, par Barbey d’Aurevilly (Lemerre, éditeur




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