L'Irak de Pierre Pinta

Josette Lanteigne
Pierre Pinta, L’Irak, Éditions Karthala, 2003. 290 pages.
Un livre récent sur l’Irak est tout de suite intéressant, mais celui-ci a l’avantage de présenter l’actualité de l’Irak, celle des guerres et de l’embargo, sur fond d’histoire, car il ne s’agit de rien de moins que d’histoire de la civilisation. Et étrangement, parlant de civilisation, nous n’avons plus à faire toutes ces distinctions entre Occident et Orient, Arabes et Juifs, etc. C’est de l’origine de toute civilisation dont il s’agit ici.

Le berceau de l’humanité

L’Irak est le berceau de l’humanité en plus d’un sens : c’est là qu’on situe l’Éden (du sumérien edin ou de l’akkadien edinu, qui signifie plaine) bienheureux, en un emplacement qui est aujourd’hui occupé par un aéroport… c’est là aussi que s’est formé le limon sumérien, 5000 ans avant notre ère. Que reste-t-il de tout ça? Nous avons toujours la même écriture pour nous relier les uns aux autres, nous sommes toujours régis par des lois. Ne serait-ce que pour nous avoir légué ces deux formes du vivre ensemble, nous devrions respecter l’Irak. Mais la lecture du livre de Pinta, très bien documenté, avec des cartes et des photos couleurs, nous apprend que l’Irak a toujours été à la fois aimé et haï : «Babylone la grande, la mère des prostituées et des horreurs de la terre» (Apocalypse de Jean). Mais aussi la ville d’Hammourabi (l’inventeur des lois et de l’agriculture) et de Nabuchodonosor, qui fut lui-même tout à la fois «le pasteur fidèle qui conduit l’humanité» et le tyran de Jérusalem en -587, lorsqu’il détruisit de Temple et déporta l’élite juive.

Comme le souligne Pierre Pinta, «l’histoire de l’Irak ne commence pas un jour de septembre 1980, lorsque les soldats de Bagdad pénétrèrent en territoire iranien» (p. 9), puisque «la civilisation irakienne puise à Sumer et à Babylone, à l’Assyrie et à la Perse, à l’hellénisme et au judaïsme, au christianisme et à l’islam» (p.10). L’Irak s’appelait autrefois la Mésopotamie (qui a une étymologie grecque : mesos, «milieu» et potamos, «fleuves»), ce qui signifie «le pays entre les fleuves», à savoir le Tigre et l’Euphrate. Son nom moderne d’Irak al-Arabi lui a été attribué au VIIe siècle, lors de la conquête arabe sur le pouvoir des Perses. Cette origine non arabe de l’Irak aurait été ce qui a permis aux Anglais, au lendemain de la première guerre mondiale (l’Irak moderne fut créé en 1921), de dénier aux Arabes toute revendication légitime sur ce pays qui n’en était pas encore un, puisqu’il ne devait accéder à l’indépendance qu’en 1930.

L’histoire de l’Iran et celle de l’Orient se confondent : il y aurait eu non seulement le jardin Paradis sur cette terre mais également le Déluge, raconté dans la merveilleuse Épopée de Gilgamesh (cinquième roi d’Uruk), la tour de Babel… Les Anciens appelaient la Mésopotamie «le Pays» (kalam en sumérien et mâtu en akkadien), et ils ont vite su ce qu’il convenait de faire pour conserver leurs terres arables : dans le Code d’Hammourabi, rédigé entre 1792 et 1750 avant notre ère, on trouve des règles pour lutter contre l’érosion, celle-ci par exemple : «Si quelqu'un a été paresseux pour renforcer la digue de son terrain (...), et si dans sa digue une brèche s'est ouverte, et si, de ce fait, il a laissé les eaux emporter la terre à limon, [il] compensera l'orge qu'il a fait perdre » (article 53, cité p. 15). Il semble aussi que les relations entre laboureurs et pasteurs étaient déjà tendues (ibid.).

À cette époque, l’«or bleu» était plus important que l’«or noir» et les premières communautés d’agriculteurs étaient à la merci d’un réseau de canalisations. Système fragile exposé aux calamités naturelles et aux catastrophes militaires. Les premières villes apparaissent au IVe millénaire, puis les cités-États, dont la célèbre Uruk, où on a retrouvé des documents écrits vieux de 5000 ans.

Un réquisitoire

Le livre de Pinta est aussi un réquisitoire contre un certain Irak et ceux qui l’ont rendu possible : Saddam Hussein, la France, les États-Unis… l’Italie, l’Allemagne, le Brésil. Saddam a voulu placer son pays au centre du monde arabo-musulman… et sa faillite a consacré l’échec de sa vision. Mais ceux qu’il a combattus comme ceux qui l’ont soutenu, ne serait-ce que pour des raisons économiques, se sont tous retrouvés du même côté, un jour ou l’autre. On le savait, la France a contribué à armer l’Irak, les États-Unis aussi, et d’autres pays nantis ont été mis à contribution :

«On a souvent accusé la France d'avoir permis à l'Irak de poursuivre ses recherches afin d'acquérir l'arme atomique. Il est vrai que la technologie nucléaire livrée était duale, c'est-à-dire à la fois civile et militaire (pouvant produire du plutonium 239). C'est d'ailleurs de cette façon qu'Israël, avec l'aide de la France et des États-Unis, a développé ses propres recherches dans les années 60, à Dimona dans le Néguev, pour finalement parvenir au rang de première (et seule) puissance nucléaire de la région, s'empressant par la suite d'interdire à quiconque de le devenir, l'Irak dans les années 80 (destruction du réacteur Osirak), l'Iran aujourd'hui (l'État hébreu a toujours laissé entendre qu'il ne s'interdirait pas d'intervenir au-delà du Zagros). Qu'elles qu'aient été les intentions réelles de l'Irak, la France savait bien qu'elle vendait une techno­logie civile sophistiquée, qu'il serait ensuite assez aisé de détourner à des fins militaires. Les États-Unis quant à eux vendirent à l'Irak, entre autres, le bacille du charbon, susceptible d'entrer dans la fabrication d'armes bactériologiques.» (p. 40)

C’est bien sûr après l’«or noir» qu’ils en ont tous, et les États-Unis se sont toujours taillés la part du lion. Même si les Anciens ont toujours exploité le bitume («la brique leur servit de pierre et le bitume, de mortier», Genèse, XI, 2-3), Kissinger estimait (dans les années 70) que le pétrole était une affaire trop sérieuse pour être laissée aux Arabes. Voilà sans doute pourquoi les États-Unis réussissent à s’accaparer 30% du pétrole exporté dans le cadre de la résolution 986 de l’ONU (en 1993), «pétrole contre nourriture», et cette résolution qui devait permettre aux irakiens d’exporter juste assez de pétrole pour subvenir à leurs besoins essentiels a permis à leur pétrole de revenir sur le marché mondial, pour le plus grand bonheur des négociants et traders, dont les revenus sont trois fois plus élevés que ceux des producteurs (p. 74-75). Une revanche sur le soufflet que leur avaient imposé les pays arabes en 1972 et 1973, lorsque l’Irak décida de nationaliser ses champs pétrolifères et que les prix du brut flambèrent, l’OPEP faisant passer le prix du baril de 3 à 22 dollars ! (p. 79)

La Mésopotamie, cette grande méconnue

L’Asie, l’Inde et l’Égypte nous font rêver, mais la Mésopotamie, bien qu’elle soit le berceau de l’humanité, reste la grande méconnue, selon Pierre Pinta, qui relève la rareté des publications et grands reportages publics (voir cependant la bibliographie de son livre). Il y a, selon Pinta, plusieurs raisons à cela. L’une d’entre elles et non la moindre, peut-être, est liée à la trop grande ancienneté de cette région :

«Dès le début du XIXe siècle, en effet, on devine que le déchiffrement des textes assyriens et babyloniens va venir enrichir la connaissance de ce monument de l'humanité qu'est la Bible. Et de fait, en ressuscitant une civilisation six fois millénaire – Sumer – les savants européens offrent aux exégètes un matériau de première main, notamment le plus ancien récit du Déluge. Mais à l'euphorie que provoqua l'annonce de ces découvertes sensationnelles, succédèrent rapidement le trouble et l'émotion. Car ces récits, en effet, venaient moins corroborer la Bible qu'ils ne la dépossédaient de son titre de premier et plus vieux livre du monde ! La Genèse se trouvait du coup dépouillée de son caractère fondateur et apparaissait dans toute sa trivialité : une version assez tardive et monothéisée de la création du monde. Du coup, c'était l'ensemble de l'Ancien Testament (la Torah des Hébreux, une tribu originaire justement de Basse-Mésopotamie) qui perdait de sa légitimité : une perspective intolérable.» (p. 82)

La civilisation des Sumériens était totalement inconnue avant le XIXe siècle. Le Poème de la Création, qui met en scène la première version connue du Déluge, a été écrit mille ans avant la Genèse (p. 87). La civilisation irakienne est donc la plus ancienne qui soit et le musée de Bagdad, qui contenait des pièces d’une valeur inestimable, comme une des premières représentations de la figure humaine («La dame de Warka», datant de -3200) et des milliers de tablettes cunéiformes vieilles de plusieurs milliers d’années, a été sauvagement pillé par des voleurs professionnels à qui on a remis des clefs et à qui on a permis de prendre les plus belles pièces, qui circuleraient déjà en Europe et aux États-Unis, si on en croit les collectionneurs et les marchands d’œuvres d’art, à qui on a commencé à offrir cet art sumérien, si rare sur le marché.

Actualité
Bonne nouvelle en date du 8 mai 2003: on a retrouvé 40,000 manuscrits et 7000 objets ayant été volés au musée de Bagdad. Voir un article sur le sujet sur le site de CNN.

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