Les insectes

Pline l'Ancien
Tiré de l'Histoire natuelle de Pline l'Ancien, édition et choix d'Hubert Zehnacker, Paris, Gallimard, Folio classique, 1999, p. 149-161.
LIVRE XI
Les insectes
Anatomie et physiologie comparées

LES INSECTES, UNE MERVEILLE DE LA NATURE.
Restent les animaux dont l'étude est d'une difficulté infinie, et qui, d'après quelques auteurs, ne respirent pas et sont même privés de sang.
Les insectes sont nombreux et de nombreuses espèces; ils vivent sur la terre ou dans l'air. Les uns ont des pattes, comme l'iule; d'autres, des ailes, comme les abeilles; d'autres ont les deux, comme les fourmis; quelques uns n'ont ni ailes ni pattes. Tous ces animaux ont été appelés avec raison insectes, à cause des divisions qui coupent leur corps tantôt au col, tantôt à la poitrine et à l'abdomen, en segments réunis l'un à l'autre seulement par un conduit ténu. Chez quelques-uns d'ailleurs le pli formé par l'incision ne fait pas tout le tour, mais n'existe que dans l'abdomen ou sur le dessus du corps, et il est flexible grâce à des articulations qui s'imbriquent. Nulle part la nature n'a fait voir plus d'habileté.

Dans les grands animaux, ou du moins dans les animaux plus grands, le travail était facile, car la matière s'y prêtait; mais dans ces animaux si petits, si voisins du néant, quelle sagesse de la nature, quelle puissance, quelle perfection indescriptible! Où a-t-elle mis un aussi grand nombre de sens dans le cousin? et il y a des animaux encore plus petits! Où a-t-elle placé la vue en sentinelle? où a-t-elle appliqué le goût? où a-t-elle inséré l'odorat? où a-t-elle disposé l'organe de cette voix farouche et relativement si forte? avec quelle finesse n'a-t-elle pas agencé les ailes, prolongé les pattes, disposé une cavité affamée en guise de ventre, et allumé une soif avide de sang, surtout de sang humain? avec quelle adresse n'a-t-elle pas aiguisé l'arme propre à percer la peau, et, comme si elle était au large dans cet organe si ténu qu'il en devient invisible, n'y a-t-elle pas créé un double mécanisme, pointu pour perforer, et creux pour pomper? Quelles dents a-t-elle données au taret pour percer les planches de chêne avec un bruit attestant son action destructrice, et trouver sa principale nourriture dans le bois? Nous admirons les épaules des éléphants chargées de tours, le cou des taureaux, leur force à tout lancer en l'air, les déprédations des tigres, les crinières des lions, tandis que la nature n'est tout entière nulle part plus que dans les êtres les plus petits. En conséquence, je prie les lecteurs, malgré le mépris qu'on a pour beaucoup de ces insectes, de ne pas condamner et dédaigner ce qui est rapporté ici : dans l'observation de la nature rien ne peut paraître superflu.

LES ABEILLES
Mais entre tous le premier rang appartient aux abeilles, et elles méritent notre principale admiration, étant seules, parmi tous les insectes, faites pour l'homme. Elles extraient le miel, ce suc très doux, très léger et très salutaire; elles fabriquent les rayons et la cire, qui ont mille usages dans la vie; elles se soumettent au travail, exécutent des ouvrages, ont une société politique, des conseils particuliers, des chefs communs, et, ce qui est le plus étonnant, elles ont des moeurs différentes des autres, car elles sont d'une espèce ni apprivoisée ni sauvage. Si puissante est la nature que de ce qui n'est guère que l'ombre minuscule d'un animal, elle a fait une merveille incomparable. Quels muscles, quelle force mettre de pair avec tant d'habileté et d'industrie? et même quels génies humains comparer à leur intelligence? Elles ont au moins cet avantage de ne rien connaître qui ne leur soit commun. Ne parlons pas de l'âme, admettons aussi qu'elles aient du sang; la quantité en sera bien petite en un si petit corps. Et après cela, évaluons leur génie.
Voici comment se règle leur travail: pendant le jour, une garde veille aux portes, comme dans les camps; pendant la nuit on se repose, jusqu'au matin, qu'une abeille éveille les autres en bourdonnant deux ou trois fois, comme si elle sonnait de la trompette. Alors elles s'envolent toutes ensemble, si la journée doit être douce; elles prévoient en effet les vents et les pluies, et se tiennent alors enfermées dans leur ruche: aussi voit-on là un signe qui prédit l'état du ciel. Quand la troupe est sortie se mettre à l'ouvrage, les unes chargent de fleurs leurs pattes, les autres remplissent d'eau leur bouche et de gouttes tout le duvet de leur corps. La jeunesse travaille ainsi au dehors et rapporte ces provisions; les abeilles plus âgées s'occupent à l'intérieur. Celles qui portent les fleurs chargent avec leurs pattes de devant leurs pattes de derrière, qui à cette fin sont rugueuses, et leurs pattes de devant avec leur trompe; puis, toutes chargées, elles reviennent pliant sous le faix. Elles sont reçues chacune par trois ou quatre abeilles qui les déchargent. Car à l'intérieur aussi les emplois sont divisés: les unes construisent, les autres polissent, d'autres passent les matériaux; d'autres préparent des aliments avec ce qui a été apporté. En effet, elles ne mangent pas à part, pour qu'il n'y ait aucune inégalité ni dans le travail, ni dans la nourriture, ni dans la distribution du temps. Elles commencent leurs constructions à la voûte de la ruche, et, comme dans le tissage de la toile, elles conduisent la contexture de leurs cellules de haut en bas, laissant deux passages autour de chaque rangée, pour l'entrée des unes et la sortie des autres. Les rayons, fixés par le haut et aussi un peu par les côtés, tiennent ensemble et sont également suspendus; ils ne touchent pas le bas; ils sont oblongs ou ronds, suivant que l'exige la forme de la ruche; quelquefois ils sont des deux espèces, lorsque deux essaims qui vivent dans la concorde ont des procédés différents. Elles soutiennent les rayons qui s'affaissent, à l'aide de piliers partant du sol et disposés en arcades, pour que le passage ne soit pas fermé aux réparations. Elles laissent vides les trois premières rangées environ, pour ne pas exposer ce qui pourrait tenter les voleurs. Les dernières rangées sont les plus remplies de miel; aussi est-ce par l'arrière de la ruche qu'on retire les rayons. Les abeilles porteuses recherchent les vents favorables; s'il s'élève une bourrasque, elles prennent une petite pierre dont le poids leur sert de lest; quelques auteurs prétendent qu'elles la mettent sur leurs épaules. Quand le vent est contraire, elles volent à ras de terre, en évitant les ronces. Elles travaillent avec une exactitude admirable: les paresseuses sont blâmées, puis châtiées, enfin punies de mort. Leur propreté est extraordinaire: elles enlèvent tout de la ruche et ne laissent aucun immondice au milieu de leurs travaux. De plus, les excréments des ouvrières sont accumulés en un seul endroit dans l'intérieur, afin qu'elles ne s'écartent pas trop loin; et dans les journées de mauvais temps, quand elles ne travaillent pas, elles les transportent au dehors. Quand vient le soir, le bourdonnement va diminuant dans la ruche, jusqu'à ce qu'une abeille, volant autour, et faisant entendre un bourdonnement semblable à celui du réveil, donne pour ainsi dire le signal du repos. C'est encore une habitude militaire. Alors soudainement toutes gardent le silence.
La manière dont les abeilles se reproduisent a été parmi les savants un objet de grandes controverses et de recherches subtiles; en effet, on ne les a jamais vues s'accoupler. Plusieurs ont pensé qu'elles étaient formées dans la bouche des abeilles avec des fleurs artistement arrangées pour cette destination; quelques-uns admettent qu'elles proviennent de l'accouplement d'un seul individu qui est appelé roi dans chaque essaim; qu'il est le seul mâle, et qu'il est d'une taille plus grande pour qu'il ne s'épuise pas; qu'aussi nulle progéniture n'est produite sans lui; que les autres abeilles sont des femelles qui l'accompagnent en sa qualité de mâle et non de chef. Cette opinion, du reste probable, est réfutée par l'apparition des bourdons. Qu'est-ce qui expliquerait en effet que le même accouplement produisît des individus parfaits et des individus imparfaits? L'opinion que j'ai rapportée la première serait plus vraisemblable, s'il ne s'y présentait une difficulté différente: en effet il naît quelquefois à l'extrémité des rayons des abeilles plus grosses, qui mettent les autres en fuite; cette espèce nuisible s'appelle oestrus. Comment naît-elle, si les abeilles façonnent elles-mêmes leur progéniture?
Un fait est certain, c'est qu'elles couvent à la manière des poules: ce qui éclôt présente d'abord l'apparence d'un vermisseau blanc, couché en travers, et tellement adhérent à la cire qu'il en paraît être une partie intégrante. Le roi est, dès sa naissance, de la couleur du miel, comme étant formé d'un choix de toutes les fleurs; ce n'est pas un vermisseau, mais d'emblée il a des ailes. Les autres abeilles, quand elles commencent à prendre une forme, s'appellent nymphes, comme les bourdons se nomment sirènes ou céphènes. Si on ôte la tête à l'une ou l'autre espèce avant qu'elles aient des ailes, le reste du corps est le mets le plus agréable pour les mères. Au bout de quelque temps, celles-ci instillent aux vermisseaux de la nourriture, et elles les couvent en bourdonnant très fort, pour produire, pense-t-on, la chaleur nécessaire à leur éclosion. Enfin, les membranes qui les enveloppent, comme l'oeuf enveloppe le poussin, se rompent, et toute la troupe paraît à la lumière. Cela a été vu aux environs de Rome, dans la propriété d'un consulaire qui avait fait des ruches avec la corne transparente des lanternes. Les petits ont pris tout leur développement en quarante-cinq jours. Dans certains rayons il se forme ce qu'on appelle le clou; c'est une cire dure et amère qu'on rencontre quand elles n'ont pas mené à bien leur couvain, soit par maladie, soit par paresse, soit par une stérilité naturelle; c'est l'avortement des abeilles. Les petits, aussitôt après leur éclosion, travaillent avec les mères comme pour se former; leur jeune roi est accompagné d'un essaim de son âge.
Les abeilles, dans la crainte de manquer de rois, en élèvent plusieurs; puis, quand la progéniture royale commence à grandir, elles s'accordent ensemble pour mettre à mort les plus mauvais, pour qu'ils n'introduisent pas la discorde dans les essaims. Il y a deux sortes de rois: le meilleur est rouge, le moins bon, noir et tacheté. Tous ces rois ont toujours une beauté distinguée; ils sont deux fois plus gros que les autres, leurs ailes sont plus courtes, leurs pattes sont droites, leur démarche est plus fière, et sur le front ils ont une tache blanche en forme de diadème: ils diffèrent aussi beaucoup du commun par leur éclat.

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