Il t'est donc permis de cesser de vivre?

Jean-Jacques Rousseau

 Jeune homme, un aveugle transport t'égare... J'ai connu d'autres maux que les tiens. J'ai l'âme ferme : je sais mourir, car je sais vivre, souffrir en homme. J'ai vu la mort de près, et la regarde avec trop d'indifférence pour l'aller chercher. Parlons de toi...

Qu'ai-je trouvé dans ta lettre? Un misérable et perpétuel sophisme qui, dans l'égarement de ta raison, marque celui de ton coeur.

Pour renverser tout cela d'un mot, je ne veux te demander qu'une chose. Toi qui crois Dieu existant, l'âme immortelle et la liberté de l'homme, tu ne penses pas, sans doute, qu'un être intelligent reçoive un corps et soit placé sur la terre au hasard seulement, pour vivre, souffrir et mourir? Il y a bien peut-être à la vie humaine un but, une fin, un objet moral? Il est permis, selon toi, de cesser de vivre? La preuve en est singulière : c'est que tu as envie de mourir. Voilà certes un argument fort commode pour les scélérats : ils doivent t'être bien obligés des armes que tu leur fournis, il n'y aura plus de forfait qu'ils ne justifient par la tentation de le commettre... 

Il t'est donc permis de cesser de vivre? Je voudrais bien savoir si tu as commencé. Quoi ! fus-tu placé sur la terre pour n'y rien faire? Le ciel ne t'imposa-t-il point avec la vie une tâche pour la remplir? Si tu as fait ta journée avant le soir, repose-toi le reste du jour; tu le peux; mais voyons ton ouvrage...

Tu comptes les maux de l'humanité... et tu dis : La vie est un mal... La vie est un mal pour le méchant qui prospère, et un bien pour l'honnête homme infortuné.

Tu t'ennuies de vivre, et tu dis : La vie est un mal. Tôt ou tard tu seras consolé, et tu diras : La vie est un bien. Tu diras plus vrai, sans mieux raisonner; car rien n'aura changé que toi. Change donc dès aujourd'hui; et puisque c'est dans la mauvaise disposition de ton âme qu'est tout le mal, corrige tes affections déréglées, et ne brûle pas ta maison pour n'avoir pas la peine de la ranger...

La peine et le plaisir passent comme une ombre, la vie s'écoule en un instant ; elle n'est rien par elle-même ; son prix dépend de son emploi. Le bien seul qu'on a fait demeure, et c'est par lui qu'elle est quelque chose...

Ne dis donc plus qu'il t'est permis de mourir : car autant vaudrait dire qu'il t'est permis de n'être pas homme... Mais en ajoutant que ta mort ne fait de mal à personne, oublies-tu  que c'est à ton ami que tu l'oses dire? 

Écoute-moi, jeune insensé : tu m'es cher, j'ai pitié de tes erreurs. S'il te reste au fond du coeur le moindre sentiment de vertu, viens, que je t'apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu seras tenté d'en sortir, dis en toi-même : « Que je fasse encore une bonne action avant que de mourir. » Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque infortuné à consoler, quelque opprimé à défendre. Si cette considération te retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, toute la vie. Si elle ne te retient pas, meurs : tu n'es qu'un méchant.

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