L'insoumission sociologique. Entretien avec Hubert Guindon

Stéphane Stapinsky
Entrevue accordée au milieu des années 1990 à M. Stéphane Stapinsky, collaborateur de l'Encyclopédie de l'Agora. Une version légèrement modifiée a paru dans Les Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle.

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À une époque où le confort et le conformisme règnent plus souvent qu'autrement sur les milieux intellectuels, un sociologue comme Hubert Guindon fait certes figure de trouble-fête au sein de la cité de l'esprit. Francophone ayant fait carrière pendant plusieurs années au sein d'une université anglophone montréalaise et dont la notoriété est plus grande au Canada anglais, à qui il a fait connaître des vues subtiles sur les changements sociaux s'opérant à partir de l'époque de la Révolution tranquille, qu'au Québec même. Professeur accordant une haute valeur à l'enseignement plutôt que «chercheur-entrepreneur». Intellectuel aux convictions indépendantistes qui, pour une bonne part, a écrit et publié en anglais. Spécialiste des sciences sociales, souvent critique de l'Église institutionnelle, qui a néanmoins conservé une affinité pour le fait religieux, la spiritualité. Sociologue québécois dont l'influence déterminante sur sa pensée est une philosophe américaine, qui l'a amené à se méfier des prétentions des sciences sociales. Telles ne sont que quelques-unes des facettes paradoxales de la personnalité et de la carrière d'un intellectuel hors du commun, que nous aimerions maintenant vous présenter.
Disons d'emblée qu'Hubert Guindon cadre mal avec l'image du technocrate des sciences sociales frayant avec les pouvoirs, fort répandue de nos jours, encore moins avec celles du clerc catholique ou de l'activiste marxiste, qu'on trouvait par le passé. Il nous reçoit, pour cette entrevue, chez lui, dans une maison coquette du quartier ouvrier de Saint-Henri à Montréal, un décor qui sied bien à la simplicité de l'homme. Un fumet de pain qui cuit nous attend au seuil de la porte. «J'en prépare une vingtaine à chaque semaine pour un couvent de religieuses cloîtrées», nous dit-il. Cette modestie ne doit pas nous masquer le côté vagabond et impétueux du personnage, qui jusqu'à une opération pour un cancer au début des années 1980, habitait «un appartement [sur] la rue Saint-Marc dans le centre-ville, dont le décor, selon un journaliste du Saturday Night, reflétait "son penchant pour le style Vegas, avec son lobby d'hôtel des années 1950".»

L'idée d'accorder cette entrevue lui plaît. «Donner sa lecture du passé à partir de sa situation, de son histoire de vie est une privilège donné à tout individu. Et c'est en autant que ses pairs sentent que son récit illumine leur compréhension de leur passé commun, qu'un sens commun est créé. C'est en élargissant sa propre perspective pour inclure celle des autres situés ailleurs et dont le vécu et la culture sont différents, que la politique, conçue comme un dialogue entre égaux, devient possible. C'est dans cette perspective que, à l'occasion de cette entrevue, je fais appel à ma propre biographie, dans les divers contextes sociaux qui m'ont façonné, pour faire une lecture du passé et tenter de discerner les embûches que l'avenir toujours incertain et imprévisible nous réserve collectivement.»


Origines et milieu familial

Nous parlons d'abord de ses origines. De sa première enfance, il nous dira qu'il est né en 1929 à Bourget, en Ontario, un petit village francophone situé à environ 35 milles d'Ottawa. Franco-Ontarien d'origine, cette réalité, on le verra plus loin, a façonné sa perception et sa lecture du Canada. Son milieu familial, rappelle-t-il, ne l'a pas mis en contact de manière particulière avec la culture. Ses parents, Pascal et Joséphine Guindon, étaient de conditions modestes, des descendants d'agriculteurs comme bon nombre de Canadiens français de l'époque. «Ma mère était fille d'un cultivateur qui venait des Cèdres, près de Montréal. Elle n'avait pas fait sa huitième année, mais elle aurait aimé poursuivre ses études. Elle avait ainsi encouragé ses filles, Jeannine et Ghislaine, à le faire. "Féministe" avant la lettre, le même traitement devait être, selon elle, réservé aux filles et aux garçons.»

Troisième d'une famille de 21 enfants, dont 17 avaient survécu, le père de Hubert, Pascal Guindon, avait fait son cours secondaire à l'Université d'Ottawa. Il avait hérité de la possession de la terre, un sentiment d'indépendance à l'égard d'autrui, notamment dans le travail. Sans doute pouvons-nous penser que son fils, quoiqu'il s'en défende, tient un peu de là cette insoumission qu'il a toujours manifestée face aux institutions et aux autorités qui outrepassent leurs prérogatives ou en mésusent. «J'ai été, en tant que professeur d'université, un petit fonctionnaire, un demi-fonctionnaire. On dit parfois qu'on devient professeur d'université pour éviter le risque, pour obtenir la sécurité. Cependant, je dois le dire, je n'étais pas un bon employé... J'ai eu mes problèmes...»

Son père avait par la suite été propriétaire, avec son frère, d'un magasin général au Témiscamingue, plus précisément à Fugèreville, à l'époque du curé Fugère. Forcé d'abandonner son commerce en raison de l'inflation causée par la Première Guerre mondiale, il est venu à Montréal pour y travailler dans les usines de munitions. Par la suite, rappelle Hubert Guindon, «c'était la période de sa vie qu'il évoquait chaque fois avec les larmes aux yeux. Il avait été chauffeur de tramway à Montréal. Il en pleurait parce que ce n'était pas une vie...» Tout le contraire de ce désir d'indépendance qui le tenaillait. Il avait par la suite acheté un autre magasin à Bourget, en Ontario, où est né Hubert. Puis la Dépression est survenue, faisant péricliter à nouveau ses affaires. Il devait, en 1936, acquérir un commerce en faillite, à Apple Hill, près de Cornwall (Ontario).


L'école en Ontario...

Hubert Guindon a alors cinq ans et il s'apprête à commencer l'école. «Je ne savais évidemment pas un mot d'anglais. Et c'est à ce moment que, pour ainsi dire, j'ai "rencontré" le Canada. Avant, j'étais un Franco-Ontarien au milieu des siens; mais là, j'ai été confronté aux "autres", et j'ai pu constater que ceux-ci ne nous aimaient pas beaucoup. Je ne percevais évidemment pas les choses de cette façon à l'époque, mais c'était bien de cela qu'il s'agissait.» Ce fut, pour Guindon, la première révélation de l'antagonisme des deux nations qui forment le Canada. «De bien des façons, le village de Apple Hill était un microcosme, à bien petite échelle, du Canada d'alors. La majorité de la population était de descendance écossaise, mais répartie entre catholiques et protestants. Du point de vue de leur confession religieuse, la plus grande partie des habitants étaient catholiques, tant écossais que canadiens français. Un premier contingent de francophones, de souche plus ancienne, s'était sérieusement anglicisé. Les parents parlaient encore le français, mais pas leurs enfants. À l'époque que nous évoquons, des Canadiens français nouvellement arrivés, avec des familles plus nombreuses que les catholiques écossais, devaient cohabiter avec ceux-ci dans une seule école primaire. La loi ontarienne prescrivait en effet à l'époque qu'en région rurale, il ne pouvait y avoir qu'une seule école "séparée" (entendez catholique) pour chaque école publique (entendez protestante). Les enseignantes de l'école, des religieuses catholiques unilingues anglaises, allaient devoir s'occuper en première année d'un groupe d'élèves unilingues français à 80%. Les contribuables écossais étant majoritaires et contrôlant la commission scolaire, un conflit s'annonçait donc.»

C'est en étudiant chez ces religieuses anglophones que Guindon deviendra parfaitement bilingue, à six ans. Il put toutefois conserver la langue français grâce la vigilance de sa mère. «Ma mère ne comprenait pas l'anglais lorsque nous sommes arrivés à Apple Hill. Elle l'a appris de manière imparfaite, et après de longs efforts, pour des fins utilitaires. Elle allait à l'église, et ne saisissait rien au sermon du curé de la paroisse. Nous en avions en effet un qui, bien qu'ayant un nom francophone (Father Gauthier), s'était assimilé. En fait, il parlait encore le français, mais ne voulait pas l'utiliser. Ma mère a donc imposé un règlement: dès que nous rentrions à la maison, tout devait se dérouler en français. "Autrement, disait-elle, je vais me suicider, parce que je ne comprendrai plus mes propres enfants dans ma propre maison." Ma mère m'apprenait le français en me lisant des extraits du journal Le Droit d'Ottawa, et en me faisant faire des dictées. Je m'y prêtais assez bien.

Mon père, qui faisait partie de la nouvelle vague issue du surplus des naissances, était un nationaliste convaincu. À ses risques et périls d'ailleurs, car, en affaires, la règle c'est plutôt de se tenir hors des controverses. Les manifestions de nationalisme n'étaient pas généralisées, mais plutôt le fait de groupes organisés à l'échelle locale. À l'initiative de mon père, les francophones de la paroisse avaient demandé la permission d'utiliser l'école une heure, après les classes, afin d'y enseigner le français à leurs enfants. Cela leur fut refusé. Le curé était commissaire depuis une vingtaine d'années, et au cours de cette période, les mêmes commissaires avaient été réélus année après année par acclamation, ce qui était contraire aux règlements. Mon père réunit alors une douzaine de contribuables francophones et se présenta à l'élection contre Father Gauthier, alors absent de la réunion. Au fait de la loi, il exigea le vote de l'assemblée et fut élu, ce qui causa une certaine commotion dans la paroisse. Une autre surprise attendait cependant le curé. À l'Église, les paroissiens faisaient leur don dans des enveloppes numérotées; une fois l'an, le curé publiait la contribution de chaque famille. Mon père réussit à convaincre une vingtaine de paroissiens de donner une enveloppe vide au moment de la quête afin de faire pression sur le curé. Au bout de quelques mois, l'évêque a demandé à rencontrer mon père et, à la suite de cette réunion, a décidé de transférer Father Gauthier.»

À l'école primaire, Guindon fait la rencontre d'une religieuse qui eut sur lui une influence déterminante, Sister Mary Francesca. «Nous avions une petite école avec deux classes. Cette religieuse me fit sauter quatre années. La dernière année, c'est-à-dire la neuvième, on enseignait le French, du français des plus rudimentaires. Comme la soeur n'en savait pas un mot, elle eut l'idée de me désigner «professeur», et les élèves, plus âgés (14-15 ans), trouvaient amusant qu'un petit bout de chou de neuf ans leur enseigne le French. Pour eux, c'était un jeu, alors que, pour moi, c'était sérieux. Et ils ont tous réussi leur examen. C'est à ce moment que j'ai su qu'il n'y avait rien comme l'enseignement. Je n'ai jamais hésité par la suite. Plus tard, je proposai à l'université Sir George Williams de décerner à Sister Mary Francesca un doctorat honorifique. Sans succès bien sûr... Je la revis une dernière fois il y a une vingtaine d'années. Elle était à la retraite et ne pouvait donc plus enseigner. Elle faisait la cuisine à de plus jeunes religieuses qui, elles, le pouvaient, mais, me confiait-elle, le faisaient souvent sans grand enthousiasme. Alors qu'elle avait été une passionnée toute sa vie...»


Le séminaire, à Ottawa

À dix ans et demi, donc plus tôt que ses condisciples, il entre au petit séminaire à Ottawa, car il n'y avait pas d'école secondaire française dans son milieu immédiat. «Mon frère et moi nous y trouvions en même temps. Nous étions en pleine guerre, en 1941. Nous en avions toutefois très peu d'échos. Certains professeurs suivaient l'actualité. Il y en avait un, que nous n'aimions d'ailleurs pas, qui était un mordu du Bloc populaire. Et, après la première année, nous fûmes déménagés à l'orphelinat Saint-Joseph, l'édifice du séminaire ayant été requisitionné par la Marine.»

Il restera cinq ans au petit séminaire, jusqu'en Rhétorique. Il aimait les études, mais était, de son propre avis, un peu paresseux. Il garde des souvenirs mitigés de ces années. «On nous disait souvent au sujet du pensionnat: "Vous verrez plus tard, vous vous direz que ce furent vos plus belles années." Eh bien! ce n'est pas vrai. Je les ai trouvées difficiles, pas tant au niveau des études, que de la vie enrégimentée en institution».

Dès l'époque du collège, Guindon développe un intérêt pour l'histoire, qui ne se démentira pas par la suite. «J'avais un professeur d'histoire, le père Gélineau, qui rendait l'histoire européenne particulièrement vivante. Il suffit d'un seul bon professeur pour nous passionner. En ce qui me concerne, ce fut lui. J'ai appris l'histoire de la France, surtout celle du catholicisme libéral. Il me nourrissait de biographies de Montalembert, de Lacordaire, de Louis Veuillot (que je n'aimais pas beaucoup), de Lamennais, de Mgr Dupanloup (que j'aimais bien). C'était de l'hagiographie: les biographes étaient des partisans farouches des auteurs sur lesquels ils écrivaient. J'ai ainsi parcouru tout le dix-neuvième siècle français. Par ailleurs, il faut noter qu'on ne nous a jamais enseigné l'histoire du Québec ni même celle du Canada. Auparavant, à l'école primaire, on ne m'avait enseigné que l'histoire de l'Angleterre.


En soutane...

Après son passage au petit séminaire jusqu'en Rhétorique, il entre au séminaire universitaire de l'Université d'Ottawa, «en soutane» rappelle-t-il... Il y suivit trois ans de cours donnés intégralement en latin. «J'ai aimé cela. J'ai aimé aussi le thomisme qu'on enseignait, mais je trouvais que ça n'avait aucun lien avec ma vie. Nous échafaudions un "système", c'était LE système. Ce qui était fascinant, c'est qu'il était logiquement fondé sur la philosophie de saint Thomas, et que tout se tenait si on avait la foi. Rien dans ce système ne me convenait toutefois pour expliquer ma situation existentielle.»

En troisième année de séminaire universitaire, avec le père Trudel, o.m.i., j'avais failli faire ma thèse sur Gabriel Marcel. Ce religieux enseignait les cours de philosophie moderne; nous avions ainsi étudié Kant, Spinoza, entre autres, mais il était évident qu'il n'était pas à son aise avec leur pensée. Finalement, j'ai décidé de travailler sur un sujet plus difficile: l'éternité du monde (Le monde était-il créé ou était-il éternel?). Un autre professeur, le père Bellemarre, m'a indiqué les sources indispensables à ce travail. Bien sûr, je m'y consacrais en m'appuyant sur la vérité thomiste, et je savais où je m'en allais avec tout ça.

J'ai perdu la foi et la soutane en même temps, dira-t-il avec une pointe d'humour. J'ai donc pris la décision de ne pas poursuivre en théologie. Il faut être un esprit très moderne pour s'orienter en théologie et ne pas avoir la foi...» En fait, rappelle-t-il, les questions qu'il se posait à l'époque ne se situaient pas tant au niveau du dogme que de celui des interdits, des exigences de la morale.

Sa rupture avec le thomisme et avec le catholicisme, en plus des implications humaines prévisibles, eut une conséquence majeure pour sa vie intellectuelle: «Après avoir abandonné le thomisme, il n'était plus possible pour moi d'adhérer à un système de pensée clos. C'est ce qui m'a plus tard éloigné du marxisme, même si je reconnaissais que plusieurs des questions qu'il posait étaient pertinentes. En fait, le seul principe marxiste que j'ai retenu, c'est celui de la spécificité historique des sciences sociales. C'est un principe pour moi absolument sacré.»

Cet épisode de sa vie lui a également inculqué le sens de l'honnêteté intellectuelle, d'abord envers lui-même. «Je n'ai jamais dit ce que je ne pensais pas; j'ai toujours dit ce que je pensais et, assez souvent, j'ai trop dit ce que je pensais... Le prix de cela, c'est la marginalité. Je me suis toujours marginalisé sans l'avoir cherché - un statut que par ailleurs j'accepte très bien. On garde une liberté radicale et totale de dire ce que l'on pense sur n'importe quel sujet, à tout moment.

Je connaissais quand même la culture de l'époque. Il aurait été bien vu que je m'oriente vers le sacerdoce. J'avais déjà un frère, Bernard, qui était prêtre. Au petit séminaire, on nous avait souvent dit que c'était un collège classique pour futurs prêtres, et que si on n'était pas enclin à emprunter cette voie, on pouvait laisser la place à d'autres. Mais on tolérait quand même que nous choisissions de faire autre chose. En fait, je sentais plutôt, dans ma famille, une pression contre le fait de poursuivre jusqu'à la prêtrise. Pas de mes parents, mais de ma soeur Ghislaine. Je lui dit un jour: "Tu annonceras à mon père et à ma mère que je quitte la soutane et que je ne pratiquerai plus, et que s'ils me font des problèmes, ils ne me verront plus. Ils ne m'en ont parlé que dix ans plus tard. À ce moment, c'était tout le Canada français qui s'engageait dans le même chemin! On a donc accepté mon choix. Une chose était cependant claire: j'opterais pour l'enseignement. C'était à l'arrière-plan depuis plusieurs années. Je me disais que j'essaierais de me trouver un poste quelque part chez moi, dans le diocèse d'Alexandria.»


Les études médiévales

«Après ces trois années et la licence en 1949-1950, je décide de m'inscrire à l'Institut d'études médiévales, sur la rue Rockland. J'y suis des cours, y rencontre des intellectuels de renom comme Henri-Irénée Marrou, Étienne Gilson venu faire une conférence, le père Louis-Marie Régis, o.p. J'y complète une scolarité de doctorat, mais le sujet sur lequel je ferai ma thèse ne s'impose pas à moi avec évidence.»

À la suggestion de sa soeur Jeannine, psychologue, il rencontre père Noël Mailloux, fondateur du département du psychologie de l'Université de Montréal, qui est la personne clé en ce qui concerne les sciences sociales, la psychologie, etc. C'est alors qu'il entend parler pour la première fois de la sociologie. «Après les Études médiévales, j'avais une décision à prendre. C'est là qu'intervient mon père, un homme dont l'implication dans notre éducation semblait minime mais dont le jugement était solide. Dans les moments solennels, il nous invitait à aller lui parler, en marchant sur le parterre entre les deux maisons qui lui appartenaient. Il me demande alors ce que je compte faire. Je lui ai parlé du droit, mais il a réagi négativement car il avait une aggressivité contre les avocats et les juges, qui "s'arrangeaient" toujours... J'avais entendu le mot sociologie de la bouche du père Mailloux. Je ne savais pas de quoi il s'agissait. Il m'a dit: "Prends la sociologie", sans savoir lui non plus ce que c'était... Par la suite, j'appris que ma voisine, sur la rue Maplewood, était la femme de ménage de la mère de Guy Rocher, le sociologue de l'Université Laval. J'ai pu grâce à elle obtenir son adresse et je lui ai écrit afin d'en savoir plus. Il m'a répondu. Il ne s'en souvient évidemment pas, mais moi, si.»

Guindon fait par la suite une demande d'inscription en sociologie à l'université de Chicago et une autre en anthropologie à Harvard. Il fut refusé à Harvard et accepté à Chicago. «J'étais soulagé, dit-il narquois. Parce qu'à l'époque, je prenais ça très au sérieux l'anthropologie. Je pensais en effet qu'un anthropologue devait manger comme ceux qu'il étudiait!»


Sweet Home Chicago

«Boursier, je me rends à Chicago avec ma soeur Ghislaine en voiture, accompagné de deux collègues de cette dernière, travailleuses sociales. Nous nous présentons à la maison internationale des étudiants.»

L'université de Chicago était alors une université prestigieuse. C'était la fin d'une époque glorieuse, mais les braises étaient encore éblouissantes. Hutchison, un philosophe thomiste, dirigeait à ce moment l'institution. Le dynamisme régnait dans tous les départements de cette institution. Bon nombre de penseurs américains parmi les plus importants y enseignaient ou y passaient. Hubert Guindon était donc au coeur de certains des grands débats intellectuels de l'époque. Il a pu, par exemple, durant ses études, assister aux cours de Von Hayek, sur la méthode scientifique, auxquels assistait le célèbre économiste Milton Friedman. Il fut même un jour l'interprète de Jean Piaget, le psychologue suisse de renom, lors d'une conférence au Faculty Club, étant donné que l'interprète personnel de celui-ci était malade.

Il lui fallut d'abord s'adapter à la ville, une des plus populeuses des États-Unis. Cela lui prit quelques mois. Ce ne fut pas trop difficile, car, rappelle-t-il, «c'était excitant». Il habitait près des quartiers noirs, comme le West Madison. Il dit être allé fréquemment écouter du jazz, du blues, de la musique de style New Orleans. Il était un régulier du «Blue Note», bar fameux. Il assistait également aux matchs de hockey du samedi soir, sur West Madison.

Hubert Guindon a toujours eu un attrait pour la ville. Montréalais d'adoption, il rappelle que, à l'âge de cinq ans, alors que des parents de sa mère résidaient dans la métropole du Québec, il n'en dormait pas la veille quand il devait s'y rendre. Il était notamment fasciné par... les escaliers en tire-bouchons. Pour lui, la ville est synonyme de liberté. «À la campagne, on n'a pas l'anonymat nécessaire pour être totalement libre. Les autres sont toujours un peu présents dans chacun de nos faits et gestes. À la ville, on ne sent souvent même pas la présence de ses voisins immédiats.»

À Chicago, il dut également s'adapter à l'idée même de faire de la sociologie, et en premier lieu à celle de ne pas la mépriser. Car il ignorait toujours à son arrivée ce qu'était au juste cette discipline. Il n'était d'ailleurs pas plus intéressé qu'il le fallait à le savoir. «Certains diront que je ne me suis jamais vraiment intéressé à la sociologie, à la VRAIE...», dit-il narquois. Il accordait toujours sa préférence à la philosophie, en particulier la philosophie moderne qu'il avait commencé à goûter à Ottawa. «La plupart des philosophes méprisent les sciences sociales. J'ai surmonté ce sentiment en commençant à assimiler la philosophie servant de fondement à la sociologie américaine, c'est-à-dire le pragmatisme, celui de Peirce, de James, de John Dewey.»

Il se souvient de son premier cours. «J'arrive deux minutes en retard. J'ouvre la porte. Le professeur - il s'agissait de E.W. Burgess, le directeur du département de sociologie - me dit: "How are you, Mr Guindon?" Nous étions une trentaine à suivre son cours d'initiation qui était ouvert aux étudiants n'ayant pas fait de cours de premier cycle en sociologie. Burgess m'a présenté à la classe en faisant état de tout ce que pouvait lui révéler le formulaire d'inscription. C'était un vieux célibataire qui vivait avec sa soeur. Aux Fêtes, il invitait les étudiants étrangers chez lui. C'est le premier saint protestant que j'ai rencontré.» Guindon fut un étudiant assidu. Il considérait en effet que c'était son devoir d'état de l'être. Il finit donc par être connu de ses professeurs.


L'«École de Chicago»

La belle époque du département de sociologie de Chicago était terminée au moment du séjour d'Hubert Guindon, mais on en vivait encore. «À Chicago, on avait commencé à faire de la sociologie après l'incendie de 1875. Chicago était une ville-champignon, une ville d'immigrants. Elle était en elle-même un laboratoire social, avec sa variété de groupes ethniques, de races, etc. Les sociologues ont commencé à étudier ce à quoi ne s'intéressaient pas les autres spécialistes, par exemple les groupes d'immigrants. À cette époque, la sociologie passionnait ceux qui l'étudiaient. Au cours des années 1940, il y eut certains conflits entre les étudiants et les concierges de l'université. En effet, on jasait, on discutait à n'en plus finir, jusque tard dans la nuit, et on ne voulait pas évacuer les locaux universitaires quand l'administration le demandait...

Mes propres professeurs ne m'ont pas déçu; certains m'ont intéressé, Herbert Blumer, en particulier, qui est resté une inspiration pour moi en matière d'enseignement.» Guindon fait aussi la rencontre d'Everett Hughes, dont les études sur le Canada français, et en particulier sur le passage d'une société traditionnelle à une société moderne, ont marqué les analystes d'ici, dont lui-même: «Quand je l'ai rencontré pour la première fois, j'étais inscrit à l'université depuis près d'un an. Il était vexé de ne pas m'avoir connu plus tôt, car il avait un faible pour les Canadiens français, prenait soin d'eux d'une manière particulière. Il avait, rappelons-le, enseigné au Québec, à l'université McGill, pendant quelques années. Il m'a de fait pris un peu sous son aile. J'allais suivre les cours de Hughes comme auditeur libre. Je suis venu à le connaître très bien». Il suit également les cours de Lloyd Warner, «le premier à entreprendre de grandes études empiriques sur les classes sociales. Il n'était pas tellement respecté, mais je l'appréciais.». Également ceux d'Anselm-Strauss, qui remplaça Blumer.


C. Wright Mills

Le sociologue dont il subit l'influence la plus grande à l'époque est assurément C. Wright Mills. «C'est lui qui m'a insufflé la passion pour la sociologie. Il n'enseignait pas à Chicago (il était professeur à l'université Columbia), mais ses livres étaient beaucoup lus par les étudiants du département. Ce fut une influence intellectuelle marquante pour moi. Une formule résume bien la conception de Mills: "l'oeil sociologique". Si l'on considère ses études, on se rend compte qu'il s'agit d'une combinaison d'approches empiriques variées, parmi lesquelles l'entrevue occupe une place essentielle. Mills allait sur les lieux où vivaient les gens qu'il étudiait, prenait le temps de leur parler.» Quelques années plus tard, alors qu'il enseignera à l'Université de Montréal, il pourra enfin rencontrer ce maître vénéré. «Entre 1955 et 1960, l'université de Toronto réunissait, grâce à la Fondation Carnegie, les sociologues de l'Est du Canada à l'occasion de trois journées de discussion. On avait l'habitude d'inviter un universitaire américain comme conférencier principal. En 1958, on avait choisi C. Wright Mills, qui est venu parler de son livre à paraître, The Power Elite. Lors de la fête de clôture, qui avait lieu chez S.D. Clark, directeur du département de sociologie à Toronto, j'ai pu prendre à part Mills et nous avons discuté toute la soirée. Je lui avais alors demandé quel était, selon lui, son meilleur livre, celui qui allait passer l'épreuve du temps. Il m'avait répondu Character and Social Structure, écrit en collaboration avec l'Allemand Hans Gertz, dont je me servais en psychologie sociale. Mais j'ai apprécié aussi The Power Elite, The Sociological Imagination, et plusieurs autres. Il avait accepté de venir enseigner à l'Université de Montréal un prochain semestre, mais la mort le faucha entre-temps.»


Sa conception de la sociologie

Hubert Guindon se montre critique d'une approche positiviste des sciences sociales. «Pour moi, les sciences sociales ne sont pas des sciences au sens de celles de la nature, et elles ne le seront jamais, Dieu merci! Une telle façon de voir a eu pour conséquence de les rendre prétentieuses, en cultivant chez elles l'ambition de découvrir des Lois, d'identifier des Causes, etc. Je rappellerai ici les critiques émises par l'autre héroïne de ma vie intellectuelle, Hannah Arendt, qui n'avait rien de bon à dire des sciences sociales. L'illusion fondamentale véhiculée par celles-ci, c'est, selon elle, de prétendre exclure la liberté de l'agir humain et d'introduire, dans l'histoire, le règne de la nécessité. De la sorte, elles transforment cet agir humain en simple comportement, et l'histoire en processus inscrit dans la nature des choses. Faire de l'histoire devrait plutôt consister, pour Arendt, à trouver des «perles» dans le passé, à les dépoussiérer et à les offrir en émulation à l'humanité. C'est ce qu'elle a fait d'ailleurs admirablement.

J'estime pour ma part que l'interaction des individus dans le langage est ce qui permet l'émergence d'un Sens s'exprimant notamment à travers des conduites, des conventions, des traditions. Cette interaction donne aussi la possibilité de critiquer celles-ci. C'est à partir de ce matériau (conduites, conventions et traditions) que travaille la sociologie, que se déploie «l'oeil sociologique», pour reprendre une expression de C. Wright Mills. Une telle façon de voir implique une méthodologie particulière. On ne peut pas, en effet, rester tranquillement assis dans son bureau et envoyer des questionnaires aux gens que l'on cherche à comprendre. On doit se rendre sur leur terrain, on doit se dépayser. Car c'est un dépaysement, le terrain.

À Chicago, une autre influence marquante sur ce plan fut celle de Robert E. Park, qui fut directeur du département. Journaliste de formation, il avait été secrétaire du chef noir, Booker T. Washington, si mon souvenir est exact. Il avait séjourné en Europe, où il avait suivi les cours de Georg Simmel et de Max Weber. C'est lui qui a élargi le journalisme à une étude du terrain sociologique. Le field work était basé là-dessus. À la grande époque de Chicago, on trouvait un sujet et on allait faire du terrain pendant des mois. Le terrain est important pour moi, bien que je n'en ai pas tellement fait au cours de ma carrière.»

Pour lui, il est essentiel que le chercheur établisse un lien de confiance avec ceux qu'il étudie. «Si je veux faire des études sur un milieu donné, si dur, si délinquant soit-il, il faut que j'aie une crédibilité. La crédibilité, c'est, dans ce cas précis, de ne pas me transformer en indicateur de police. Tous les milieux, quels qu'ils soient, ont des règles, avant que la confiance puisse s'épanouir. La première règle, c'est souvent de rencontrer la même personne et de constater qu'elle ne fait jamais rien de "croche". Le chercheur doit donc s'efforcer de bien connaître les règles du milieu qu'il étudie.»

Guindon souligne par ailleurs que son passage à Chicago l'a immunisé contre certaines approches sociologiques, comme l'empirisme abstrait (Lazerfeld) et le fonctionnalisme (Parsons). «Nous, jeunes étudiants, entendions parler de Parsons, et avions du mépris pour lui, alors qu'il commençait à être encensé partout à travers le monde, y compris au Québec, notamment par Guy Rocher.»


Retour d'Amérique

En 1954, il revient de son séjour à l'université de Chicago. Il y fut finissant même s'il n'a jamais terminé sa thèse de doctorat. «Je retournais chez moi. Même si j'étais agnostique à l'époque, ça ne me posait pas de problème, mais on sentait que le gens autour de soi commençaient à se poser des questions. J'étais un peu sous l'aile du père Mailloux, qui avait facilité mon séjour à Chicago, pour le financement et le reste. Je devais retourner à son centre et y enseigner, peut-être la psychologie sociale. Au cours de ma dernière année, j'avais reçu une lettre de lui m'annonçant qu'il m'avait en quelque sorte "cédé" à Esdras Minville, qui voulait constituer un département de sociologie à part entière à l'Université de Montréal. J'était satisfait.» Il devait y enseigner jusqu'en 1962. Il quitta l'université dans des circonstances qu'il a exposées ailleurs (1)., en dispute avec Philippe Garrigue, son doyen. «Je pourrais passer le reste de l'entrevue à en discuter», nous prévient-il. En 1960, on lui offrit donc un congé sabbatique de deux ans: «Quand tu obtiens un congé d'un an, tu sais pourquoi; quand tu en a un de deux ans, si tu y penses bien, tu sais ce qu'on espère.» C'est à son retour qu'il annoncera officiellement son départ de l'université.


Un Franco-Ontarien devenu Québécois

Hubert Guindon, dès son retour de Chicago, devient un Québécois d'adoption. Le fait d'être né Franco-Ontarien colorera toutefois pour de bon sa vision des choses. «Au moment du Règlement XVII, en 1912, se proclamer Franco-Ontarien devenait un geste de résistance à la volonté politique de la législature provinciale de l'Ontario de supprimer les écoles françaises. Sur cette question, l'unanimité régnait chez les anglophones, catholiques comme protestants, Irlandais catholiques et Irlandais orangistes. De manière significative, les Irlandais catholiques n'ont pas défendu le français en Ontario.

Dans l'après-guerre, l'expression "Franco-Ontarien" prend une connotation qui, cette fois, se veut distinctive à l'égard des Québécois. C'était l'âge de mon adolescence, et notre fierté d'être Franco-Ontariens plutôt que Québécois émanait de notre conviction d'être moins étroits d'esprit et plus modernes qu'eux. Nos prêtres, par exemple, ne portaient pas la soutane, mais le clergy, l'habit noir et le collet romain. L'autre raison majeure, c'est que nous avions des ciné-parcs, qui étaient interdits au Québec. Et, dans les paroisses irlandaises, il y avait des danses, alors que les évêques du Québec s'acharnaient encore à condamner la danse moderne comme péché mortel. Seul Mgr Charbonneau, archevêque de Montréal, Franco-Ontarien d'origine et ancien supérieur du Petit séminaire d'Ottawa, nous rappelle la légende, inscrivit sa dissidence, en disant à ses collègues: "Vous ne pourrez pas forcer Montréal à porter des culottes courtes."»


Au ministère de la Jeunesse

Pendant son congé sabbatique universitaire, il se rend à Paris. «Je ne suis resté que six mois à Paris en 1960. J'étais bien content de revenir. Je suis ensuite allé à Québec. Y travaillait un de mes anciens collègues, Roch Bolduc, que j'avais connu à Chicago. Il avait étudié à Harvard et était devenu avocat. Il oeuvrait au ministère de la Jeunesse, avec Arthur Tremblay. Il y avait là aussi un de mes étudiants, professeur maintenant à l'ÉNAP, Jean-Luc Migué, et Pierre Harvey. Je suis resté un an au Bureau de recherche et de planification du ministère. Je faisais des études sur le terrain. Par exemple, je me suis pencher sur la localisation d'une école secondaire au Témiscamingue. C'était avant la réforme de l'éducation. J'arpentais la région et écrivais de petits mémos que j'expédiais à mes supérieurs. J'avais parfois le don de les choquer. J'en avais écrit un, je m'en souviens, au sujet de la Cité des jeunes de Vaudreuil, située dans le comté du ministre Paul Gérin-Lajoie, que je trouvais tout simplement monstrueuse. Elle était alors seulement à l'état de projet. Pour moi il était impensable de laisser une bande d'enfants avec si peu d'adultes. Mais, à l'époque, les considérations de rentabilité primaient sur tout. Bien plus tard, Arthur Tremblay m'a dit clairement que c'était à cause d'un de mes rapports qu'il avait décidé d'implanter des commissions scolaires régionales (au lieu du projet initial d'une commission scolaire par école secondaire). En fait, c'est lui qui a eu cette idée. Je n'avais fait que décrire les conflits susceptibles de survenir au sein des paroisses et des communautés religieuses concernées. La décision fut ensuite appuyée par l'ensemble des maires des régions. Politiquement, ça passait très bien.»


Un «francophone hors Québec à Montréal»

«Quand j'eus fini ce travail, avant la fin de mon congé sabbatique, je reçus une lettre du doyen Garrigue me demandant si je revenais à l'université, à laquelle, ainsi que je le rappelai plus haut, je répondis par la négative. J'avais rencontré par hasard sur la rue Sainte-Catherine Harold Potter, le directeur du département de sociologie de l'université Sir George Williams. Il m'avait demandé si j'aurais éventuellement été intéressé à enseigner à son département. J'ai dit: oui. Il en a alors parlé à Kurt Jonassohn, professeur depuis 1961 au département de sociologie, qui m'avait connu à McGill et avait lui aussi été à Chicago après que j'y sois passé, qui lui a répondu: "If you can get him, grab him." C'est ainsi que je me retrouvai, un beau jour de 1962, à enseigner dans cette université anglophone.

À mes débuts, Sir George Williams était encore une institution modeste du point de vue de l'administration, assez humble même. Quand j'ai dit, lors d'un colloque récent, que je m'y considérais comme un «francophone hors Québec à Montréal», je voulais par là évoquer la culture politique de Concordia au cours des quinze dernières années. Durant les années soixante, on y était fasciné par le changement survenant alors dans la société québécoise. On se demandait comment s'y adapter. Il y avait un intérêt pour le Québec. J'ai écrit mon article «Malaise social, classes sociales et révolution bureaucratique» (1964) peu de temps après. Je suis devenu populaire très vite. On m'a demandé de siéger sur 13 comités l'année suivante, mais on a compris bien vite qu'il était peut-être plus avisé de ne pas me mettre sur lesdits comités... Le rapport Parent recommandant que la future université Concordia soit réservée aux cours de premier cycle, les autorités universitaires se dépêchèrent donc d'instaurer un programme de deuxième cycle. Par la suite, il y eut une croissance très rapide de la bureaucratie universitaire. Une certaine ouverture aux immigrants y existait, au contraire de McGill (les Juifs qui ne pouvaient pas entrer à celle-ci, posaient leurs candidatures à Sir George Williams, et s'ils n'étaient pas assez forts, allaient frapper à la porte de Loyola). En 1967, Jonassohn et moi avons envoyé une lettre à notre recteur lui suggérant que l'université devienne le campus anglophone de la nouvelle Université du Québec. Nous n'avons reçu qu'un simple accusé de réception...

Dans mon cours sur la société québécoise, je promettais une chose à mes étudiants: je vais vous livrer des points de vue que vous n'aurez jamais entendu et, je vous le promet formellement, "you'll never have read it in The Gazette..." À la fin du cours, les étudiants venaient me dire que j'avais tenu parole. Un jour, j'ai même invité Pierre Vallières et Charles Gagnon à venir donner une causerie. Finalement, ce sont les immigrants et les étudiants étrangers qui ont le plus apprécié mes cours; les étudiants anglophones étaient souvent insultés, bon nombre abandonnaient avant la fin...

Je n'ai jamais eu de problème avec la direction de l'université du point de vue de la liberté académique. Mais à l'École des affaires publiques et communautaires, où j'ai été pendant 15 ans, les étudiants étaient tous de fervents partisans du fédéralisme et du bilinguisme. Connaissant le contenu de mon cours qui n'était tendre ni pour l'un ni pour l'autre, on n'a inscrit un cours obligatoire sur le Québec qu'après ma retraite...»


L'enseignement et la recherche

Dans l'université actuelle, c'est un lieu commun de dire que l'on valorise trop souvent la recherche au détriment de l'enseignement. Autre trait qui le distingue, Hubert Guindon se définit avant tout comme un professeur. Pour lui, un bon professeur c'est «celui qui se passionne pour le contenu de son cours, qui cherche à soutenir l'intérêt de ses étudiants, qui ne les flatte pas indûment non plus qu'il les méprise, qui leur dit ce qu'il y a à dire, qu'ils l'aiment ou pas.» Au sujet de son enseignement, il dira: «J'ai intéressé mes étudiants, ils ne se sont jamais endormis. Ç'a toujours été du nouveau pour eux.»

Au sujet de la recherche, il dira: «Le plus gros instrument de recherche, c'est l'intelligence. Mais il faut l'utiliser, ne pas l'abrutir par des méthodologies mécaniques. Je n'ai jamais fait une demande de fonds de recherche. Je n'ai jamais non plus soumis un texte à une revue. Je n'ai réagi que lorsque l'on m'en a demandé un.

La rigueur qu'exige la méthodologie scientifique contraste avec la désinvolture qu'elle permet au chercheur quant au choix de ses hypothèses. Or, je me suis toujours plus intéressé à la rigueur dans le choix d'hypothèses bien fondées qu'au protocole de vérification. La rigueur dans le choix des hypothèses exige une connaissance précise du passé des structures sociales étudiées, ce qu'ignore sans le moindre scrupule la méthodologie quantitative.

Je dirai également que je suis en désaccord avec la conception de la recherche qui prévaut aujourd'hui, car elle ne permet pas aux gens de comprendre la société. Elle ne fait que servir ceux qui contrôlent les institutions afin qu'elles fonctionnent selon leur bon vouloir. Et ce sont les mêmes qui distribuent les subventions. Qu'avons-nous appris en définitive depuis 30 ans, avec toutes ces belles recherches en sciences sociales? Nous avons appris la manière de "gérer", de contrôler la population, de lui "faire avaler des pilules"».


Les «perversions» de la Révolution tranquille

Les premiers articles de Guindon jalonnent le déroulement de la Révolution tranquille. On les retrouve dans son ouvrage Tradition, Modernité et Aspiration nationale de la société québécoise. Dans un autre livre qu'il prépare, il se penchera sur «les perversions de la Révolution tranquille». Il y pose notamment la question de la sécularisation. «Il y a eu une violence dans la rupture, une soudaineté, un radicalisme qui n'ont pas apporté et qui n'apportent rien de vraiment utile et de bienfaisant. Et de cela, je pense que les intellectuels sont en grande partie responsables. La population les a suivis en moutons, comme elle avait suivi les évêques auparavant. Chez les anglophones, on n'a pas observé une rupture aussi totale et complète avec la religion, avec l'Église.»

Certains diront pourtant que la sécularisation est un acquis positif de la Révolution tranquille. «Il faut faire, dit-il, la distinction entre la sécularisation des moeurs et celle des institutions. La dernière s'est produite, en définitive, avec la coopération de l'Église. La sécularisation des moeurs a été, elle, provoquée par l'intolérance de l'Église. Celle-ci y est pour quelque chose, qu'elle admette sa part de responsabilité. Présenter, comme certains clercs le font, la sécularisation comme une espèce de raz-de-marée envahissant le Québec, me semble un peu facile. L'exclusion, par l'Église, d'un certain nombre de fidèles, les divorcés par exemple, a assurément contribué à l'éclipse du religieux dans notre société.

La critique de Guindon porte surtout sur l'Église-institution. Il dit s'être intéressé récemment à la figure de saint Bruno, à cause de moniales dont il a fait la connaissance, et il établit un parallèle entre la vie du saint et son propre cheminement: «Lui aussi s'est éloigné de l'Église-institution tout en restant à l'intérieur. Il estimait qu'il fallait retrouver le sens originel, retourner à saint Benoît, à la pauvreté. Il était enthousiasmé par la réforme, souhaitait une redéfinition de l'idéal monastique.»

Il discute certaines positions de l'Église catholique actuelle, notamment «la morale formelle de Jean-Paul II» sur la sexualité. «Dès qu'on augmente l'intolérance, pense-t-il, on génère l'hypocrisie. C'est pour cette raison que les régimes d'extrême droite sont toujours, sous des dehors de vertu, pleins de corruption.» Il note par ailleurs l'existence d'une nouvelle forme d'hypocrisie. «Les hypocrites, ce sont les médias, si nobles, si désintéressés, qui se mettent en chasse des vieux frères pour des incidents qui sont arrivés dans les écoles il y a soixante ans avec une indignation aussi affreuse que celle de n'importe quel membre de l'Inquisition. Qu'on me comprenne bien. Je n'approuve pas ce qui s'est fait. Mais s'il n'y avait que des gens parfaits en ce bas monde...»

Malgré ces critiques, Guindon porte un jugement le plus souvent nuancé sur le rôle historique de l'Église, dont témoignent ses textes les plus récents. «Quand, étant agnostique, je suis entré à l'Université de Montréal, l'Église ne m'a pas fait ombrage, aucune question ne me fut posée sur ma foi. Si l'Église avait été si mauvaise, on m'aurait refusé. Il y avait là, à mon sens, une forme particulière de tolérance. Permettez-moi une analogie. Autrefois, à la campagne, dans les débits de boisson, il n'y avait pas de permis, mais on disait qu'il y avait des «tolérances». Le confessionnal, c'est un instrument de tolérance. Ça, je ne l'ai compris qu'à mon âge.»


Un retour à la foi

«Même si j'avais pris mes distances d'avec la religion, je ne lui avais jamais été hostile. C'est une chose qui me sépare de bon nombre d'intellectuels de ma génération. J'ai aujourd'hui la foi. En fait, je me suis rendu compte que je ne l'avais pas perdue. Je l'avais enterrée "comme il faut" pour faire un ouvrier de la onzième heure. Enterrée, mais moins profondément que je ne le pensais. J'ai toujours été très ouvert, très disponible. J'ai le pardon facile, sauf peut-être le pardon historique.

Depuis une dizaine d'années, mes collègues me disent qu'il est visible que je me rapproche de l'Église. Et me voilà depuis quelque temps déjà dans un sous-comité consultatif de l'Assemblée des évêques. Avec Mgr Bernard Hubert d'abord, qui avait été un collègue au séminaire universitaire. Il m'avait contacté. J'ai dit: "Écoutez, vous parlez à une brebis égarée depuis très longtemps et qui n'est pas malheureuse de son état". Il rit et me répondit: "Je me souviens que tu es intelligent et que tu es bon sociologue, à ce qu'on me dit. C'est pour cela que je te veux dans le sous-comité."»

Il dit avoir retrouvé la foi à cause de Hannah Arendt et de sa conception de l'histoire évoquée plus haut. «Arendt a démoli l'idée qu'il y ait des lois scientifiques en histoire. Le fantastique étant inscrit dans la nature, l'existence de Dieu devient dès lors concevable. Et si ce dieu est capable de créer une réalité aussi complexe que, par exemple, les trous noirs, alors, les événements fantastiques comme les miracles sont tout à fait concevables. Et si c'est un dieu qui aime le monde, le fait d'envoyer son fils, c'est un "maudit" beau geste. Je pense que si ce n'était pas vrai, il aurait fallu l'inventer...»


Une critique de la bureaucratisation

Un thème sous-estimé par les analystes de son oeuvre est la critique qu'il fait de la bureaucratisation de la société québécoise. «J'ai été ambivalent dès le début de la Révolution tranquille. La "nouvelle classe moyenne", j'en faisais partie comme les autres intellectuels, et son ascension était nécessaire du point de vue des conditions de l'époque. Nous étions dans une économie keynésienne, avec des États de plus en plus interventionnistes. Ces interventions, on les justifiait par l'augmentation du bien-être et par la nécessité d'avoir un standard commun dans l'ensemble de l'État-nation canadien. Je ne dis pas que c'est moi qui ai découvert cette idée d'une classe sociale accompagnant la montée de la bureaucratie, mais chose certaine, cette hypothèse fut centrale dans mes analyses.»

Guindon montre dans un article que l'Église catholique a jouée un rôle dans cette bureaucratisation. À partir du XIXe siècle, dans un monde de plus en plus urbain et industriel, l'Église avait développé une bureaucratie qui devait, tel le cheval de Troie, la miner et conduire à son remplacement par une autre bureaucratie, étatique celle-là. «La bureaucratisation, compte tenu qu'elle a été faite avec les fonds publics, était inévitable. Le phénomène engloba toutes les sphères de la société. Par ailleurs, il répondait aux demandes desdites sphères. Il a permis le passage des institutions de l'Église à celle de l'État. J'ai parlé de l'Église comme d'une bonne administratrice, trop prise par le contrôle de l'administration pour laisser entrer les laïcs à la base. Le contrôle total des institutions, c'est en quelque sorte le thème de mon premier texte. Et je prédisais à ce moment que même les prêtres ne sauraient bientôt plus pourquoi ils sont prêtres, et qu'ils quitteraient l'Église. Ce qui est arrivé pour bon nombre d'entre eux.

Cette bureaucratisation est peut-être le résultat d'une trop grande préoccupation pour le social. Je n'aime pas dire cela, car nous vivons à une époque où l'absence de préoccupation sociale est presque devenue une vertu publique. Nous avons perdu, aujourd'hui, le sentiment qu'il est dénaturant de se faire vivre par l'État. Nous avons peut-être perdu le sens même de la notion de paternité, l'idée de l'importance de pourvoir au bien-être de ceux que nous avons mis au monde. À mon avis, les sciences sociales sont en partie responsables de cet état de fait.»


La question nationale québécoise

Depuis plusieurs années, Hubert Guindon se montre critique de la démarche de l'indépendantisme québécois, qui privilégie le véhicule d'un parti politique (le Parti québécois, le Bloc québécois), au détriment de la création d'un véritable mouvement national.

Ce qui nous manque, au Québec, c'est ce que Julien Harvey appelle une culture publique commune cohérente. Il n'y a plus de lieux où l'on puisse se rassembler et discuter, non pas à la veille d'un vote ou d'un référendum, mais en permanence, en vue d'élaborer un projet collectif. Autrefois, il y avait le perron de l'église. Cet effritement du tissu institutionnel augure mal pour l'avenir. En l'absence de lieux de rassemblement où l'on puisse se concerter en dehors des partis politiques, le mouvement national ne pourra progresser. Aujourd'hui, le lieu de la culture publique commune du Québec, c'est Radio-Canada, qui est la courroie de transmission du gouvernement fédéral, avec une autocensure très claire, et même parfois une censure directe.

Ce que je reproche au mouvement souverainiste, c'est cette croyance naïve que l'accès à l'indépendance se fera par le seul processus électoral.» Il estime qu'une telle manière de voir ne peut qu'engendrer des illusions. «On pense qu'on réglera les choses par un petit geste de rien du tout, pour ainsi dire sans effort. On voit le résultat comme probable, voire inévitable, comme une réalité presque automatique. Une telle façon de voir est une facilité journalistique, une croyance absurde dans les sondages. J'ai voté oui lors de dernier référendum, mais je suis contre le principe même d'un référendum, parce qu'il divise artificiellement les Québécois. Un référendum devrait être un "rite de passage", non pas un gros "sondage".» Le contexte politique actuel ne lui inspire guère d'optimisme. «Lucien Bouchard? Beau risque une fois, beau risque deux fois. Je n'ai pas confiance en lui. Le fait qu'un parti indépendantiste soit au pouvoir rassure les opposants au projet d'indépendance tout en démobilisant ses partisans.» La récente ouverture du Parti québécois face aux anglophones l'agace particulièrement. «C'est le défaut de chaque chef souverainiste nouvellement élu. Les anglophones le piègent immédiatement, et il leur promet monts et merveilles. Nous, indépendantistes, n'avons pas le droit, aujourd'hui, d'"insécuriser" un anglophone ou un allophone fédéraliste. Il faut qu'il se sente totalement libre de pouvoir nous combattre à sa guise 365 jours par année sans jamais que nous puissions dire un mot contre lui! Je pense que nous n'avons pas du tout "fait nos classes". Nous n'avons pas appris que l'Angleterre n'a jamais rien cédé, et ce sont les fils de l'Angleterre que nous avons en face de nous.»


La déconstruction de la société québécoise
Guindon, qui a peu publié au cours de sa carrière, si on le compare à d'autres chercheurs, est à rédiger en ce moment un essai en cinq parties qui fera en quelque sorte la synthèse de ses réflexions des dernières décennies. «Livre dont j'ai déjà le titre: Le jour viendra. Un essai sur la déconstruction de la société québécoise. Pourquoi ce titre: Parce que c'était la devise de la famille de lord Durham. J'introduis également l'autre sens de cette expression, c'est-à-dire le point de vue optimiste des péquistes et des souverainistes: "Le jour viendra, et il n'est pas loin, demain nous appartient"...

L'analyse que j'y fais vise pour l'essentiel à montrer que la partie est perdue en dehors du Québec, que le champ de bataille, c'est maintenant celui-ci. Et que ce champ de bataille, il se perd progressivement. Parce que l'influence des anglophones à Montréal est grandissante. Je m'appuie en particulier sur Les Origines du totalitarisme, ouvrage classique de Hannah Arendt. Les minorités nationales n'ont, en bout de ligne, que deux options: l'assimilation ou l'accession à l'émancipation politique. C'est la situation des Canadiens français à l'heure actuelle. Or seuls le Québec et les Québécois remplissent encore les conditions nécessaires pour s'affranchir politiquement, ce que Arendt désigne comme la trinité «peuple-territoire-état», à la base de l'État-nation. L'homogénéité ethnique sans plus ne suffit pas comme prérequis à l'émancipation politique. Il faut posséder un territoire délimité dans lequel un peuple, par son travail, arrache à la Nature les matériaux nécessaires pour construire un Monde, cet artifice humain (institutions, villes, littérature, etc.) capable d'abriter des hommes mortels et d'assurer la survie aux générations qui s'y succéderont. La thèse que j'élabore est simple. Le Canada français a créé un tel monde au Québec et il s'est répandu ailleurs, en Acadie, en Ontario, dans l'Ouest canadien. Elle stipule que ce monde distinct est, hormis le Québec, en train de disparaître progressivement. De la trinité de Arendt, il a toujours manqué aux francophones hors Québec toute forme d'État. Le Québec, doté d'une province, n'y échappera pas non plus à brève échéance, à moins d'atteindre une émancipation politique totale.

Un jour, en 1953, à l'université de Chicago, Everett Hughes, qui avait publié French Canada in Transition après son séjour à l'université McGill, lors d'une rencontre fortuite me posa la question suivante: "Quel est, selon vous, un bon indice d'assimilation?" Je ne me souviens plus de ma réponse, mais je me rappelle clairement de la sienne: "C'est lorsque l'on conçoit et que l'on confesse ses péchés dans l'autre langue." Une vingtaine d'années plus tard, lors d'une entrevue avec l'économiste bien connu Gilles Paquet, sur les ondes de Radio-Canada, je reformulai à ma façon l'indice d'assimilation de Hughes, en déclarant: "Lorsque deux Canadiens français font l'amour en anglais, la partie est terminée." Les lignes de Radio-Canada, m'a-t-on dit, furent inondées d'appels.

Derrière la remarque de Hughes se cache une intuition sociologique que je n'ai jamais oubliée, à savoir la distinction (que j'ai retrouvée chez Arendt) que l'on doit faire entre la vie publique et la vie privée, entre la vie collective et la vie domestique. La vie domestique a besoin d'être voilée, d'être mise à distance de la vie publique. Elle ne peut être vécue publiquement sans risquer d'être détruite. Évidemment, le voile de discrétion dont elle a besoin pour s'exprimer et pour se développer librement crée des conditions où la "langue ethnique" peut s'épanouir sans pression de l'extérieur. Dans le cas des mariages mixtes entre francophones et unilingues anglophones, à l'extérieur du Québec, cette distinction entre la vie domestique et la vie publique s'effondre à l'intérieur même de la famille. C'est pourquoi on doit avoir recours à des maternelles et à des écoles d'immersion totale pour apprendre ce qui se faisait tout naturellement chez les couples francophones où l'un des deux conjoints était unilingue français. L'accélération de l'"assimilation tranquille" se produit malgré la présence d'écoles bilingues dès que les deux membres du couple francophone sont devenus bilingues. Il n'y a alors plus de barrière qui sépare la vie privée de la sphère publique, et nous touchons là une contradiction bien précise: celle des rapports conflictuels entre majorité et minorité en ce qui concerne le contrôle de l'espace et des institutions publics.

Dans une étude remarquable (Community Conflict), John Jackson montrait de façon convaincante, il y a plus de 25 ans, que les conflits linguistiques entre francophones et anglophones, dans le sud de l'Ontario, deviennent aigus lorsque les francophones demandent publiquement que leurs écoles soient officiellement reconnues et pourvues d'une encadrement administratif francophone autonome. Il en déduit que la minorité peut obtenir plus de concessions lorsqu'elle évite d'en faire la matière d'un débat public et une question de droit. Ce système de tolérance empirique exige implicitement la reconnaissance du droit de la majorité au contrôle exclusif de l'espace et des institutions publiques. En d'autres termes, il apparaît à la suite d'une forme d'intolérance politique.

L'ancien premier ministre ontarien Bill Davis, à la fin de son mandat, avait laissé passer en deuxième lecture un bill privé présenté par un député libéral francophone, qui cherchait à donner l'égalité politique aux institutions francophones. La presse anglophone s'est unanimement déchaînée contre le projet de loi, les lettres à l'éditeur donnaient à ce point libre cours au racisme anti-francophone, que Davis dût le retirer de l'agenda de la chambre, sans qu'aucun parti de l'opposition ne s'en émeuve. Aucun political scientist ni aucun autre universitaire canadien-anglais n'a alors invoqué les droits de la personne. Et dire qu'en 1997, tous ces intellectuels présentent le nationalisme canadien-anglais comme un «civic nationalism», promoteur de la démocratie et des droits de la personne, et qu'ils pourfendent le nationalisme des Québécois comme un «ethnic nationalism» néo-fasciste visant à brimer ces mêmes droits.

Les Canadiens français constituent une minorité nationale à l'intérieur d'un État qui ne les reconnaît pas comme tel. La citoyenneté ne relève pas de la nation, mais de l'État, d'où il s'ensuit que la notion de «nationalisme civique» est une construction idéologique qui vise à mobiliser ceux qui ne sont pas britanniques contre le projet d'indépendance des Québécois francophones. Le «nationalisme ethnique» est un concept qui équivaut à une forme de désinformation, puisqu'il présume que, pour les nationalistes, si vous n'êtes pas Québécois de souche, vous serez privés des droits civiques dont vous jouissez au Canada. Ce qui est complètement ridicule.

Cette soumission au contrôle exclusif de l'espace public et de la société civile par la majorité anglophone hors-Québec, a sa contrepartie sur le plan des normes de comportement dans la vie quotidienne entre les membres de la minorité et ceux de la majorité. La conduite qui se pratique sans dérogation en Ontario est simple et bien intériorisée par les Franco-Ontariens: dans les endroits publics, ils peuvent parler français entre eux, si aucun anglophone n'est présent; si un anglophone est présent, on parle anglais pour ne pas l'exclure. Bien que le Franco-Ontarien s'y prête par politesse, le sens sociologique de cette courtoisie illustre très bien jusqu'à quel point le français ne doit pas dépasser la frontière de la vie privée, de l'enclos de la famille et du cercle de la parenté. Elle illustre également que c'est l'unilingue qui impose la langue de communication au bilingue.

Cette façon de gérer les minorités ethniques dans un État-Nation qui accueille ou qui subit leur présence est loin d'être particulière au Canada. L'immigrant ou le réfugié s'attend à devoir apprendre la langue du pays où il se rend. Seuls les Canadiens français, qui se croyaient partie prenante de ce pays créé en 1867, s'attendaient à avoir leur part des institutions de la société civile, et c'est pourquoi ils ont résisté si longtemps. Aujourd'hui, la résistance hors-Québec est révolue.

Il y a deux ans, l'amicale des anciens du Petit séminaire d'Ottawa ressuscitait; près de deux cents personnes avec leurs cheveux blancs s'y présentèrent. Cette fonction de retrouvailles ne peut nourir qu'une culture du souvenir. Cette culture du souvenir, qui ne rejoint pas les jeunes, est un signe clair que ces groupes sont en voie d'assimilation, car une culture du souvenir, c'est une culture d'immigrant en voie d'assimilation. Après une ou deux générations, cela devient une histoire morte, une sorte de catéchisme historique qui n'a plus de sens pour ceux qui sont obligés de l'apprendre. Cinquante ans après l'holocauste, les jeunes générations de Juifs, me dit-on, ont peine à en garder le souvenir vivant. Et le jeune Franco-Ontarien, son histoire?»

Entre 1976 et aujourd'hui, les Franco-Ontariens se sont opposés aux Québécois francophones sur la question de l'indépendance nationale, par peur du ressac anglo-canadien et des représailles à leur endroit. Il s'agit d'une réaction typique des immigrants, non celle de citoyens qui pensent que ce pays ne pratique que le "nationalisme civique". C'est la preuve de la disparition de leur autonomie communautaire et de leur dépendance vis-à-vis des "autres". Ils sont devenus des immigrants exemplaires et peu exigeants, mais ils ont peur de payer pour les péchés de résistance des indépendantistes québécois.


Le tabou de l'impérialisme au Canada

Dans le premier chapitre de l'ouvrage qu'il prépare, Guindon discutera aussi l'analyse que fait Arendt de l'évolution de l'État-nation et de ses perversions. «La première perversion, c'est évidemment l'impérialisme outre-mer. En Allemagne nazie, Hitler, rappelle-t-elle, avait tout de suite des visées impérialistes de conquête de toute l'Europe, et il les a mis en exécution. Il faisait un usage instrumental du nationalisme pour mobiliser la population. En fait, pour Arendt, l'impérialisme, notamment l'impérialisme britannique, bien plus que les excès de la Révolution française, fait partie des "origines du totalitarisme".

Le Canada naît à l'époque de la construction des chemins de fer, du développement des transports maritimes, de l'impérialisme. On assiste à une sortie des capitaux d'Europe. L'État-nation était trop petit, il y avait des surplus de profits et il fallait pouvoir les investir; et pour les investir ailleurs, il fallait la puissance de l'État. Les débuts du Canada s'inscrivent dans ce tableau. Lord Durham était un libéral du point de vue économique et son cadre de référence était l'empire britannique.

De même, pour lord Acton, une penseur anglais du siècle dernier qui se livra à l'analyse historique des fondements de la démocratie libérale moderne, qui reposent selon lui dans la méfiance envers le pouvoir et dans la tolérance à l'égard des minorités. Cette tolérance ne se situe toutefois pas dans le contexte de l'État-nation indépendant, mais bien à l'intérieur de l'Empire. D'ailleurs, l'idéal d'Acton était l'empire austro-hongrois... Il ne s'agissait donc pas ce que nous entendons aujourd'hui par "tolérance". Et il partageait aussi, avec ses compatriotes, la conception de la supériorité de la "race" britannique. La liberté fut acquise en Angleterre non pas grâce à la démocratie ou à la révolution, mais grâce à la féodalité, qui a su l'arracher à l'absolutisme monarchique et la préserver des dangers de la démocratie. C'est une graduated freedom qui ne s'accomode pas de la révolution. Elle s'accomode toutefois très bien de la mission de civiliser les races inférieures en leur imposant la discipline d'une race plus forte et moins corrompue. Ces mots se rapprochent trop de ceux de Lord Durham pour ne pas en faire le rapprochement et conclure que la même pensée s'est en définitive enracinée dans la colonie canadienne. Le paradoxe de lord Acton, défenseur acharné de la liberté, c'est qu'il cautionne l'impérialisme britannique, qui allait devenir une course folle aux quatre coins du monde (dont il sera d'ailleurs le témoin bienveillant), non pas au nom du Droit des Anglais, mais en celui de la mission civilisatrice d'un race supérieure. Acton, grand partisan du libéralisme britannique, convaincu de la convergence de la science et de la foi, justifie les droits de l'Homme au nom de la religion, et l'impérialisme britannique au nom de la Science bénie par la Providence. Les grands thèmes de la pensée d'Acton devaient trouver un écho, jusqu'à nos jours, dans la rhétorique politique canadienne, qu'il s'agisse du self-government, de l'importance de limiter le pouvoir de l'État, du respect des minorités dans l'État libéral, de la supériorité d'un système fédératif sur un système unitaire, de l'importance de la société civile dans le fonctionnement de la démocratie, du danger du nationalisme. Pris hors de leur contexte d'émergence, les éléments de cette pensée furent le plus souvent utilisés pour justifier le statu quo politique au Canada et pour dénoncer les soi-disant dangers du nationalisme québécois.»

Pour Guindon, ces accusations de racisme qui fusent du Canada anglais et même du Québec à l'endroit des francophones traduisent un bien curieux sens de la mémoire. «Ce qui m'apparaît étonnant dans ces débats, c'est l'absence quasi-totale de perspective historique chez les historiens eux-mêmes. On situe toujours la discussion dans l'histoire récente, dans le court terme. Et un court terme fractionné selon la spécialité de l'un et de l'autre. Personne ne prend en compte la "méga-histoire" de cette région de l'Amérique du Nord, de cet État-nation canadien. C'est ce que j'ai l'intention de faire dans mon prochain livre, en m'appuyant à nouveau sur le modèle conceptuel de l'impérialisme (centré sur le cas particulier de l'Angleterre) élaboré par Arendt dans son étude sur le totalitarisme. Au Canada, les historiens n'ont jamais parlé de L'Impérialisme de Arendt, et les francophones n'ont plus. Ils ne l'ont pour la plupart même pas lu!»

La critique que fait Ronald Rudin des historiens dits «révisionnistes (2) le laisse par ailleurs sceptique. «Rudin souhaite que l'on ne masque plus certaines dimensions plus sombres de notre histoire (comme l'intolérance ethnique), mais l'histoire de l'État-nation canadien et de sa modification par l'impérialisme ne fait pas partie de la nouvelle lecture qu'il propose. C'est, dans son cas comme dans celui de ceux qu'il critique, le silence sur ce passé, le silence très large sur l'entreprise impérialiste anglaise. En d'autres mots, ce que je n'aime pas chez Rudin, c'est qu'il reproduit tous les stéréotypes que les anglophones ont sur le Canada français et le Québec. C'est cela qui me heurte.»


Hannah Arendt: une «paria consciente»

Une figure centrale de la vie intellectuelle d'Hubert Guindon est certes la philosophe juive devenue américaine Hannah Arendt, que nous avons déjà mentionnée à quelques reprises. «C'est en 1970 que je suis retourné aux Origines du totalitarisme à cause de la Crise d'octobre. Je l'ai même utilisé comme texte de base d'un cours sur les mouvements sociaux à Sir George Williams. Mon premier contact avec ce maître ouvrage remonte à 1951, à Chicago, presque au moment de sa publication. J'était certain qu'il susciterait des débats à l'université, mais il ne s'est pas discuté du tout. Pour les Américains de l'époque, l'étude de la construction de la nation américaine importait davantage que celle des tensions à l'intérieur de l'État-nation.

J'ai décidé de continuer à lire Arendt en dilettante. J'ai parcouru graduellement jusqu'en 1974 le restant de ses oeuvres. J'ai lu en séquence La Condition de l'homme moderne, puis La Révolution, La Crise de la culture, et finalement la triologie de La Vie de l'esprit. Ce qui me fascinait surtout, c'était la densité de son écriture. Avec Hannah Arendt, il y a une idée par phrase. Ce n'est pas tout à fait le style de notre époque... Par la suite, je me suis mis à lire sur elle. J'ai sans doute constitué ce qui doit être la plus importante bibliographie des écrits sur Hannah Arendt au Canada. En 1974, elle avait accepté, par l'intermédiaire d'un philosophe de passage ici, de venir donner une conférence dans le cadre de mon cours à Concordia. Elle est morte quelques mois avant.

J'aime à croire que ma vie ressemble un peu à la sienne (sauf, bien sûr, la plus grande splendeur intellectuelle de la sienne). Elle était une révoltée elle aussi. Révoltée contre les élites juives. Elle était mal à l'aise dans les institutions. Elle était en somme une "paria consciente", une image qui va à l'intellectuel mais qui trouve peu d'incarnations dans notre monde actuel.»


Notes
1. Voir Hubert Guindon, Tradition, Modernité et Aspiration nationale de la société québécoise, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1990.
2. Ronald Rudin, «La quête d'une société normale: Critique de la réinterprétation de l'histoire du Québec», Bulletin d'histoire politique, hiver 1995, p. 9-42. Par historiens «révisionnistes», Rudin entend les historiens de la génération des années 1970 (comme Paul-André Linteau), qui, dans leurs analyses, au contraire de leurs prédécesseurs qui traitaient surtout de la «différence» québécoise, insistent sur la ressemblance de la société francophone d'ici avec les autres sociétés occidentales.

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