Piranèse selon Henri Focillon

Louis Bréhier
Compte rendu de deux ouvrages du célèbre historien de l'art français.
L’étude si complète et si attachante consacrée par M. Focillon à l’œuvre un peu oubliée de Piranesi intéresse non seulement l’histoire de l’art, mais celle de l’Italie au XVIIIe siècle. Elle constitue en outre un chapitre des plus précieux de l’histoire de la renaissance des études archéologiques et de leur influence immédiate sur l’art, sur la décoration, sur le mobilier et aussi sur la littérature et le mouvement intellectuel à la fin du XVIIIe siècle. Pour la première fois, la figure si énergique du puissant graveur, véritable homme de la Renaissance égaré dans l’Italie décadente, est mise en pleine lumière et son rôle historique apparaît comme immense. Il est un des ouvriers du « rinascimento » national et il se rattache par delà les siècles à la tradition latine dont il exalte la magnificence avec une sorte de passion farouche et de poésie grandiose.

Dans une première partie, M. Focillon a cherché à montrer la formation du génie de Piranesi et ce qu’il doit à son milieu. D’abord il est né et a été élevé à Venise; il a étudié l’architecture qu’il a considérée toute sa vie comme son métier essentiel. « Architetto veneziano », tel est le titre qu’il prend dans tous ses ouvrages. De sa patrie, restée au XVIIIe siècle « l’atelier où la pensée italienne donne son effort le plus fécond », il tient le goût de la « magnificenza », à la fois faste et grandeur. « Au pied de l’escalier des Géants, les projets immenses sont les seuls qu’on puisse former. » Il n’est pas indifférent de constater que Piranesi fréquenta plus tard l’atelier de Tiepolo, qui exerça sur lui une grande influence.

Mais Piranesi représente en outre l’esprit italien du XVIIIe siècle et, dans un chapitre très neuf et nourri de faits, M. Focillon montre que l’Italie est restée à cette époque la terre de l’individualisme et de la curiosité. C’est à tort que, sur la foi de quelques voyageurs, on a voulu y voir une nécropole, un musée, et qu’on a fait de la découverte d’Herculanum et de Pompéi le point de départ du « rinascimento ». A vrai dire, l’Italie continue, comme à l’époque de la Renaissance, à produire des esprits originaux, à l’imagination exubérante, ou des polygraphes curieux de toutes les techniques et de toutes les disciplines.

Telles étaient les dispositions de Piranesi lorsqu’il prit contact avec les antiquités de Rome. L’impression produite sur lui par les vestiges de la grandeur romaine fut si forte qu’il se donna tout entier à ce nouveau milieu et choisit comme but de toute sa vie d’en exalter la magnificence. Ce qu’était Rome à l’époque de Benoît XIV et de Clément XIII, c’est ce que M. Focillon nous décrit dans un de ses plus jolis chapitres. Piranesi est conquis tout de suite par la beauté pittoresque des ruines « avec leur luxe de plantes sauvages et d’herbes folles, avec leur poésie faite de familiarité et de grandeur ». Ce qui le séduit surtout, c’est le contraste amusant entre les majestueuses constructions des papes et les ruelles sordides ou les ruines du passé; au lieu de fréquenter les musées et de dessiner des académies, son plus grand plaisir est de croquer les gueux pittoresques, les mendiants couverts d’ulcères qui errent sous les portiques des palais somptueux ou s’installent sans façon sous les arcs de triomphe des Césars.

Dès lors Piranesi avait trouvé sa voie et ce fut l’eau-forte qu’il choisit pour exprimer sa pensée. Dès 1743, il publie sa Prima parte d’Architetturra e Prospettive; il se met en relations avec les jeunes artistes de l’Académie de France, il s’associe à l’Allemand Giuseppe Wagner et fonde un atelier au Corso, transporté en 1750 à la Trinité-des-Monts. De 1744 à 1778, les chefs-d’œuvre se succèdent : première édition des Carceri (1745), Antichità Romane (1756), Magnificenza ed’ Architettura dei Romani (1761), Campo Marzio (1762), Antichità d’Albano (1764). Entre temps l’artiste, dont le succès est prodigieux, publie la série de ses célèbres Vedute, qui embrassent la Rome ancienne et moderne, et il remanie ses Carceri, où il donne libre carrière à une imagination sombre et farouche. Se souvenant qu’il est architecte, il restaure sur l’Aventin l’église du prieuré de Malte et il soutient contre l’érudit français Mariette une polémique assez vive où il défend l’originalité étrusque et latine contre les partisans exclusifs des Grecs. La question est toujours, on le sait, d’actualité et, bien que le bagage archéologique de Piranesi soit insuffisant, ses arguments conservent une certaine valeur.

Après avoir ainsi, par une analyse très délicate, montré la formation intellectuelle et artistique de Piranesi, M. Focillon étudie avec une grande pénétration les éléments de son génie, l’originalité de sa technique, sa rénovation de l’art de la gravure à l’eau-forte et enfin l’influence qu’il a exercée sur le mouvement artistique de ses contemporains. Il est impossible de résumer chacun de ces chapitres si substantiels qui constituent une des meilleures études qu’on ait écrites sur la renaissance antique et l’influence de l’archéologie sur l’art à la fin du XVIIIe siècle. L’auteur a très bien montré qu’un génie aussi vigoureux que Piranesi déborde les cadres dans lesquels on a voulu l’enfermer. Les décorateurs du Premier empire, Percier et Fontaine, sont ses disciples, et les romantiques ont quelque raison de le revendiquer comme un précurseur. « Étant le premier archéologue qui fût en même temps un artiste, il réconcilia l’archéologie et les arts. »

Ajoutons que cette excellente étude est accompagnée de magnifiques planches qui illustrent d’une manière vivante les divers aspects du talent de Piranesi. Dans les temps difficiles que traverse en ce moment la librairie française, la présentation si luxueuse et si soignée de cet ouvrage fait grand honneur à l’éditeur qui a su la réaliser.

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