Piranèse et la magnificence des ruines romaines

A. Geffroy
Dans cette même année 1756 paraissaient les quatre premiers volumes des Antiquités romaines de J.-B. Piranesi. L’effet en fut prodigieux. Personne encore, de quelque façon que ce fût, n’avait exprimé si vivement la magnificence des ruines romaines. Par la seule opposition du noir et du blanc, Piranesi a rendu à l’égal des plus habiles maîtres de la peinture l’admirable relief des sculptures et des lignes architecturales sous la pleine lumière du soleil italien. Mieux que les écrivains et les poètes, il a fait comprendre la poésie des ruines : il a offert aux regards étonnés l’opulent amas des beaux débris parmi les palmiers, les figuiers, les aloès, ou bien leur abandon dans l’aride poussière. Il lui faut les pans de murs déchirés, comme le fut tout un flanc du Colisée par le tremblement de terre de septembre 1349, ou des parties d’architrave et de corniche tombées à terre, comme le beau fragment du temple du Soleil qu’on peut voir encore aujourd’hui dans les jardins Colonna, ou bien les statues mutilées gisant au milieu des ronces, ou bien aussi quelqu’une de ces cavités souterraines dont le sol de Rome abonde – urbs pensilis – disait déjà Pline l’Ancien.

Il en sonde hardiment les obscurités mystérieuses en y dardant un éblouissant rayon de lumière. Aux débris restés debout sur le sol, son imagination fantasque suspendra une poulie avec un gros cordage dont les seules spirales suffisent à son burin pour rendre l’énergique opposition du soleil et de l’ombre. Des personnages vont pénétrer, des torches en main : ce sont les visiteurs; ils sont vêtus selon la mode du temps du svelte habit à la française, culotte courte, tricorne, et l’épée au côté; autour d’eux de pauvres gens : des scavatori, des mendiants déguenillés, déhanchés, promènent et agitent leurs silhouettes amaigries. C’est à la fois du Rembrandt et du Callot. Opulence et misère, ruine et splendeur, c’est toute la Rome d’alors. L’admiration des contemporains a bien pu se mêler de quelque étonnement et de quelque réserve; Goethe, et plusieurs à sa suite, ont dit que J.-B. Piranesi, fort admiré autour d’eux en Allemagne, avait exagéré, amplifié; c’est qu’il y avait, pour les premiers témoins de ces belles œuvres, toute une éducation à faire et Piranesi a été l’éducateur. Quand il représentait à sa manière le Forum de son temps, plaine étroite où l’herbe croît, où paissent les troupeaux et d’où émergent des sommets de colonnes, peut-être les contemporains n’en pénétraient-ils pas aussi bien que nous la grande tristesse; ils ne sentaient pas, comme nous le faisons aujourd’hui, le contraste de cet abandon, de cette apparence de néant avec l’abondance et la richesse de ces monuments de toute sorte, marbres sculptés, inscriptions, temples, que cette terre accumulée avait ensevelis et dont nous avons vu les débris revenir à la lumière. Malgré tout ce que depuis vingt ans la Rome actuelle a perdu de son ancienne et véritable beauté, quiconque encore maintenant a plus d’une fois contemplé, sous le rayonnant midi, les Thermes de Caracalla, ou la Basilique de Constantin, ou la cortina du Panthéon ou les aqueducs de la campagne à la Porta Furba, loin de médire des représentations de Jean-Baptiste Piranesi les tiendra pour de fidèles, sinon exacts, interprètes de ces merveilles.

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