«Gina» de Denys Arcand

Yves Lever
Critique du film Gina de Denys Arcand parue dans la revue Relations en 1975. On y retrouve également une analyse du contexte de la production cinématographique de l'époque et des défis auxquels les cinéastes sont alors confrontés (censure, passage du cinéma direct à la fiction, définition d'un «modèle» québécois...). Au sujet de la censure, il est à noter que le film d'Arcand On est au coton, dont il est question dans l'article, est finalement distribué en 1976, soit six ans après son achèvement et sa censure par la direction de l'Office national du film.
Comme beaucoup d'autres cinéastes québécois, c'est dans le cinéma direct que Denys Arcand s'est d'abord signalé. Dans cette école de la prise directe du vécu dans sa réalité sociale concrète, il apprenait comment aller parmi le monde pour se perméabiliser aux problèmes réels et à leur compréhension, en même temps qu'il prenait douloureusement conscience de la situation des cinéastes engagés dans la collectivité. C'est de lui, rappelons-le, qu'est le film On est au coton, interdit par la haute direction de l'ONF et jamais diffusé officiellement; c'est de lui également, le film Québec: Duplessis et après, qui ne fut distribué qu'après plusieurs modifications imposées, à commencer par le titre. La censure, lui il connaît ça!

Après ces aventures, Arcand s'est lancé dans la fiction mais il n'a pas oublié l'esprit du direct. Il va raconter des histoires inventées de toutes pièces ou reconstituer en les stylisant plusieurs petits faits qui prendront une dimension nouvelle lorsque mis ensemble, mais toujours, ses «histoires» diront une réalité québécoise importante qu'on retrouvera en dégageant la signification des symboles utilisés (Réjeanne Padovani et l'organisation des gouvernements municipal et provincial); ou bien elles fourniront une structure dramatique à l'exposition de réalités à peine stylisées (La maudite galette, Gina) un peu à la manière des néoréalistes. Jamais encore, il n'a raconté pour la simple évasion ou le suspense, pour simplement divertir (faire une diversion) de la réalité. (Ce qui d'ailleurs n'enlève pas à ses films, et encore moins à Gina, leur aspect d'agréables divertissements.)

Avec Gina, Arcand raconte une histoire des plus passionnantes. Passionnante par la structure dramatique à travers laquelle il organise ses matériaux et déclenche les rebondissements de l'action (ceci incluant une des meilleures directions de comédiens qu'on ait vues au Québec; et par conséquent. une des plus justes interprétations). Passionnante surtout par les faits eux-mêmes qu'il transpose en réalité filmique (il aurait pu écrire au générique, à l’inverse de la formule habituelle: «toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est voulue et recherchée...») et qui font de ce film un véritable constat social.

Ce constat, Arcand le porte à deux niveaux. Tout d'abord, une série d'images font état, avec simplicité et humour, de diverses situations vécues par des hommes et des femmes du Québec (pas seulement de Louiseville où se situe l'intrigue). Ceci comprend les séquences sur l'industrie du textile, celles sur le club de motoneigistes et celles reliées à la strip-teaseuse Gina. À un second niveau, avec la mésaventure survenant à une équipe de cinéastes réalisant un film sur le textile, Gina rend compte de la volonté des dirigeants économiques et politiques d'occulter la quotidienneté des travailleurs et, par là, de la difficulté de faire un cinéma qui publiciserait cette quotidienneté. Par la même occasion, il fournit des éléments pertinents à la réflexion sur le cinéma d'ici.


Quelques réalités brutes
En 1968-69, Arcand tourna pour l'ONF On est au coton et montra simplement ce qui en était dans l'industrie du textile. Il privilégiait le point de vue des travailleurs, mais recueillait aussi celui des boss.

Comme ces images furent interdites, nous en retrouvons du même genre dans Gina, cueillies cette fois-ci à Louiseville (et non plus à Coaticook). Nous y entendons aussi quelques paroles exactes d'On est au coton, mais dites ici par des comédiennes (à la manière de Les ordres ou de Vivre en prison). Paroles fort révélatrices de l'univers de ces travailleuses à faible revenu. De plus, nous avons un aperçu de ce dramatique problème des travailleurs colombiens, main-d'oeuvre spécialisée dans ce genre de travail et pas trop exigeante, que les compagnies de textile promènent d'une place à l'autre, et même d'un pays à l'autre (un an après le tournage du film, nous les retrouvons dans l'actualité et peut-être en entendrons-nous autant parler que des Haitiens).

Arcand n'insère pas ces réalités brutes dans son film pour s'apitoyer sur le sort de ces travailleurs et travailleuses, ni pour provoquer la pitié des spectateurs. Avec ces anecdotes, il illustre simplement le mode de fonctionnement de cette industrie du textile et sa façon d'exploiter les travailleurs: bas salaires, conditions épouvantables de travail (bruit, chaleur), absence de sécurité d'emploi, engagement généralisé de main-d'oeuvre fraîchement immigrée et sans autre possibilité d'emploi, répression du syndicalisme, licenciements massifs et soudains avec désinteressement complet par la compagnie de ce qu'il advient à ces travailleurs. Des détails peuvent changer d'un lieu à un autre ou s'être améliorés depuis le premier Arcand (quoique de récentes analyses du Bulletin Populaire et une série d'articles de La Presse il y a quelques semaines n'incitent pas tellement à le croire), mais ce fonctionnement de l'industrie reste le même.

Autres réalités brutes: l'ennui, le désoeuvrement et le climat latent de violence existant dans ces régions à fort taux de chômage. Un club de motoneigistes illustre cet aspect (le film se passant en été, on aurait eu un groupe de motards). Considérée généralement comme marginale et coupée de la réalité, cette espèce d'association de «drop-outs» n'est en fait qu'un symptôme de l'exploitation d'une classe sociale vivant un écœurement progressif de la situation générale. Écœurement qui trouve ses exécutoires momentanés dans la consommation excessive de bière ou dans ses exercices de violence (le plus souvent des chicanes de taverne) comme le viol de la strip-teaseuse.

Le club fournit l'occasion d'évoquer un autre fait donnant à réfléchir. Avec son président, ami du député et politiquement du bon bord, il obtient une subvention des Projets Initiatives Locales. Façon simplement un peu plus subtile de déguiser les allocations de chômage tout en donnant aux récipiendaires (pas toujours naïfs) l'illusion de faire œuvre utile à la collectivité! Ça doit tranquilliser pour un temps des forces qui pourraient devenir révolutionnaires ou trop anarchiquement semeuses de violence.

Dans ce décor, Gina la strip-teaseuse et l'organisation de petite pègre qui organise ses tournées et assure sa protection ne sont que des révélateurs du système global. Gina vient se déshabiller pour distraire les gens et les empêcher de penser; ses défenseurs viennent «faire mal» à ceux qui ne respectent pas les règles du jeu et viennent la violer dans son motel. Comme les patrons, mais avec plus de lucidité et sans l'illusion de «faire le bien», les truands exploitent les travailleurs et s'enrichissent sur leur dos. Leur violence, quand la «clientèle» va trop loin et exige trop, n'est que le parallèle de celle des forces policières matraquant des grévistes. Arcand l'explicite très bien par son montage.


Comment le cinéma peut-il dire ces réalités?
Une petite équipe de l'«Office national du cinéma» (référence directe à l'Office national du film, évidemment) loge au même motel où se déroule l'aventure de Gina. Ces cinéastes font du direct sur la grande entreprise de la place. Avec astuce, ils obtiennent de pénétrer dans l'usine et s'organisent pour enregistrer librement les propos de travailleuses. Leur film pourra raconter réellement ce qui en est et la prise de parole sera celle des premières concernées. On devine tout de suite que, comme dans l'histoire vraie d'On est au coton, ce film ne se terminera pas. La dernière séquence nous fera voir la même équipe, mais de beaucoup enrichie, en train de tourner un film romantique («Je l'ai tué parce que je l'aimais...») et très commercial avec quelques grands noms du star système (Denise Filiatrault, Donald Pilon, Marcel Sabourin).

Arcand règle par là un vieux compte avec l'ONF, mais il faut aussi voir plus loin.

Pour ce qui en est de l'ONF, Arcand y consacre peu de temps. Il se contente d'en souligner deux aspects, d'ailleurs bien connus, mais qu'il faut redire de temps en temps. D'abord, le phénomène de la censure de la part des hautes autorités. Le mandat de l'ONF, rappelons-le, est de «faire connaître et comprendre le Canada aux Canadiens et aux autres nations». C'est très noble, mais dès que certains cinéastes essaient trop de bien faire comprendre certaines réalités que les autorités estiment devoir rester cachées, la censure frappe brutalement. Ensuite, l'attitude générale de l'ensemble des cinéastes de l'Office. Quand, dans Gina, l'équipe apprend l'interdiction de poursuivre le film et la saisie du négatif, l'un d'eux dit à peu près ceci: «mais on est syndiqués, les copains vont nous défendre». C'est justement ce qui ne se passe jamais. Aucun fait de censure n'a encore soulevé une action concertée et soutenue de la part des syndiqués de cette maison. lls laissent faire, tout simplement. Je laisse à d'autres l'interprétation... (En passant, dans l'interview du cahier que le Conseil Québécois pour la Diffusion du Cinéma lui a consacré, Arcand fait une excellente analyse de la situation du cinéaste à l'ONF; ses propos sont confirmés par ceux de plusieurs autres collègues.)

Au-delà de cette partie anecdotique il faut surtout voir avec Gina pris dans sa globalité, quelques affirmations intéressantes sur le cinéma d'ici.

Tout d'abord, une réaffirmation de la pertinence historique du cinéma direct québécois. Non pas tellement à travers ces extraits «à la manière» du direct qu'Arcand démarque explicitement par un cadrage différent. Mais à cause de la façon d'appréhender le réel et de communiquer avec le public que les cinéastes de ce genre ont développée et popularisée. Arcand avec ce film, comme Brault avec Les ordres, Labrecque avec Les smattes et Carrière avec O.K. Laliberté (ces deux derniers films auraient mérité un meilleur sort), donnent non seulement la preuve d'une évolution du regard dans le milieu cinématographique, mais démontrent aussi que le regard des spectateurs peut se transformer.

À cause de difficultés de divers ordres, la plupart de nos cinéastes du direct font maintenant de la fiction. Ceux qui ont conservé l'esprit du direct réussissent non seulement à témoigner du vécu de la collectivité, mais à y ajouter cette partie analytique qui dégage les modèles culturels sous-jacents aux comportements. À l'appréhension juste de réalités prégnantes ils ajoutent par la fiction – organisation des éléments en une suite dramatique mettant à jour leur dimension problématique de façon claire – un effet de distanciation favorisant l'analyse et la réflexion sur le monde réel. Bien sûr, demeure le danger que la «suite dramatique» annule complètement l'effet de distanciation en tombant dans le mélodrame ou en jouant trop sur les nerfs des spectateurs (ce qui se passe avec les films de Jean-Claude Lord). Mais ceux qui l'évitent, et à mon avis, Brault, Jacques Leduc et Arcand y réussissent, commencent à créer un cinéma original et tout aussi authentiquement québécois que les meilleurs du direct.

S'il y a aujourd'hui en salles commerciales des films comme Les ordres ou Gina pour redorer quelque peu le blason du cinéma québécois et aussi un public pour aller voir ces films fort différents de la production américaine ou de la comédie bâtarde de chez nous, c'est que le travail entrepris depuis plusieurs années commence à porter des fruits. C'est dire aussi que le public n'est pas aussi niaiseux que Denis Héroux l'affirme à la télévision.

Des films québecois valables projetés à la Place Ville-Marie ou dans les grandes salles de la rue Ste-Catherine, c'est aussi un signe que l'emprise des majors américains sur notre industrie peut être combattue. Il reste à espérer que les Lefebvre, Forcier (dont il est temps d'aller voir Bar Salon au Outremont), Bouchard, Leduc, etc. pourront aussi se faire une place dans ces circuits d'exploitation.



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