Fernand Turcotte, le Semmelweis québécois

Jacques Dufresne

Fernand Turcotte est mort le 16 mai 2020, à l’âge de 78 ans, de démence type corps de Lewy. Je ne le désigne pas d’emblée par le mot docteur parce que ce savant, qui fut aussi un sage, avait horreur de ce qui pouvait ressembler à un abus de pouvoir associé au prestige de ce titre, horreur qui lui donnait parfois des allures fort sympathiques de bagarreur, à la façon de Semmelweis, indigné de ce que ses collègues obstétriciens refusent de se laver les mains avant de procéder à un accouchement. Fernand Turcotte appartenait à la famille de ces grands indignés. D’où sa réputation de pourfendeur de l’industrie du tabac comme de celle du Big Pharma. Titre de l’un des derniers livres qu’il a traduits de l’anglais : Remèdes mortels et crime organisé, comment l’industrie pharmaceutique a corrompu les services de santé de Peter C. Gøtzsche. Dans ce cas, Fernand Turcotte a travaillé en collaboration avec son ami Pierre Biron, auteur de notre Alter dictionnaire médico-pharmaceutique.

Universitaire engagé, Fernand Turcotte tenait sa profession en si haute estime qu’au cours du dernier demi-siècle, il fut de ceux qui en ont défendu l’honneur avec le plus de rigueur et de courage. L’expression médecine scientifique enferme une troublante ambiguïté. Que la méthode scientifique, telle que Claude Bernard l’a définie et appliquée à l’étude des causes du diabète, ait marqué en profondeur la nouvelle médecine, la chose est indéniable et tout le monde s’en réjouit. Cela ne suffit toutefois pas à conférer une valeur scientifique au dépistage et au traitement du diabète. Cette valeur relève de la seconde dimension de la médecine comme science, plus récente que la première et pour cette raison, encore méconnue : la médecine basée sur les faits, traduction de «Evidence Based Medicine.» Si la première dimension relève de la recherche des causes selon les règles de la méthode expérimentale, la seconde relève de la recherche de l’efficacité et de l’efficience des traitements, toujours selon la méthode expérimentale, mais cette fois avec un fort accent sur la statistique, une science compliquée. Le médecin pleinement scientifique est celui qui intègre les deux dimensions dans sa pratique, une espèce rare dont Fernand fut l’un des meilleurs représentants au Québec.

Si la pandémie du COVID-19 est une crise aigüe de la médecine en même temps qu’une crise sanitaire, c’est parce que la science médicale y est prise en défaut dans chacune de ses deux dimensions simultanément.

Fernand Turotte fut un médecin de campagne en campagne permanente. Certes, ce professeur de la faculté de médecine de Laval ne pratiquait pas tous les jours dans un village; je prends ici le titre de médecin de campagne dans le sens que lui donnait Balzac : celui qui soigne sa campagne aussi bien que ses habitants, car un soin ne va pas sans l’autre. D’où l’intérêt de Fernand pour les déterminants de la santé, sociaux et environnementaux, et son esprit critique à l’égard d’une médecine de pointe qui, sans toujours s’avouer à elle-même les conflits d’intérêts sous-jacents à son action, poussent trop souvent le dépistage et le traitement des maladies individuelles plus loin que nécessaire. Acharnement préventif, suivi d’un acharnement thérapeutique, au détriment des déterminants de la santé.

Dépister c’est suivre ls piste du gibier. Le dépistage en médecine consiste à découvrir la piste d'une maladie, à en repérer les indices. Pour atteindre ce but aujourd'hui on a surtout recours aux tests. Par exemple, le taux de PSA (prostate specific antigen) est élevé dans le sang des cancéreux de la prostate sauf que malheureusement le dépistage de masse des hommes asymptomatiques ne s'est pas avéré utile à cause des faux positifs, bien que le test soit utile chez les symptomatiques et pour suivre l'évolution après chirurgie, hormones ou chimio. Il en va de même pour le dépistage de masse du cancer du sein par mammographie : trop de faux positifs. Turcotte en indisposait plusieurs quand il discutait de ce problème. On lui doit la traduction d’un ouvrage majeur sur ce sujet : Dois-je me faire tester pour le cancer? Peut-être pas et voici pourquoi.( Presses de l'Université Laval, H. Gilbert Welch, M.D., M.P.H., Québec 2005. )

Je profite de l’occasion pour rendre hommage aux Presses de l’Université Laval qui, en plus de publier onze traductions de notre ami, lui ont consacré une belle page sur leur site.

Une troisième traduction de Fernand mérite toute notre attention. Elle s’intitule Repenser le vieillissement. Dans cet excellent guide, Norman C. Hadler recommande avec insistance de meilleures options de soins de fin de vie qu’un dernier séjour solitaire et traumatique à l’hôpital ou en CHSLD. 

Je connais Fernand depuis le début des années 1990, moment où j’ai dénoncé les manœuvres du docteur Fernand Labrie en vue du dépistage massif  du cancer de la prostate. En dépit des tribunes dont je disposais alors dans les médias, je me suis senti bien seul dans ce combat de David contre un Goliath de l’industrie médico-pharmaceutique. Jusqu’au jour où Fernand et d’autres professeurs de Laval sont venus vers moi pour m’aider à étayer mes arguments. Mon admiration et mon amitié pour lui n’ont fait que croître par la suite. Il était présent à mon esprit quand j’ai écrit mon article du 23 mai 2020 intituléPour une révision du contrat médical. Je crois avoir été fidèle à sa pensée en formulant ces recommandations pour l’après-crise :

« Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours.» Cet aphorisme résume l’histoire de la médecine jusqu’au triomphe de la médecine scientifique au cours de la décennie 1930. À partir de ce moment, les deux derniers verbes de l’aphorisme ont progressivement été sacrifiés au premier. La pandémie nous a rappelé l’importance des deux derniers verbes, mais ce serait une grave erreur de croire qu’il faut pour cette raison,  augmenter la part du budget national consacré à la santé. Il faudra réduire la part des ressources octroyées à la médecine de pointe. […]

« il faut soumettre cette médecine à un dégraissage consistant 1) à la soustraire à l’influence de l’industrie médicale, du Big Pharma en particulier, 2) à mettre un terme à la surmédication et au surdiagnostic, 3) à limiter l’acharnement thérapeutique, 4)à supprimer l’accès gratuit aux services destinés à satisfaire des désirs personnels non essentiels plutôt qu’à traiter des malades, 5) à rétablir, dans une certaine mesure, les visites du médecin à domicile, sans quoi c’est toujours le malade qui sera au service du médecin et non l’inverse, comme il conviendrait; sans quoi également les maisons de santé, hôpitaux, cliniques et autres,  pourraient devevenir, ce qu’ils ont souvent été dans le passé, des foyers d’infection que tout le monde voudra fuir. Big Farm, Big Flu! 6) à éviter de payer des prix de fou pour les nouveaux médicaments dit orphelins (une maladie rarissime, n'a pas plus de noblesse qu'une maladie répandue; et les cancéreux en fin de vie n'ont pas besoin de prolonger leur martyre de quelques semaines); les Pharmas s'enrichissent ainsi et négligent les recherches dont la société aurait besoin: arthrose, Alzheimer, et autres recherches abandonnées par les plus grands groupes pharmaceutiques, sur des pathologies qui ruinent la vieillesse de plusieurs.

 

 

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