État-nation, tyrannie et droits humains

Jacques Dufresne

À propos de État-nation, tyrannie et droits humains, par Heinz Weinmann, Éditions Liber, Montréal, 2017.

Voici un grand livre. L’auteur est né Allemagne pendant la guerre de 1939-45, mais à le lire on ne saurait jamais si c’est la culture française plutôt que la culture allemande qui l’a le plus marqué. Faut-il s’en étonner, il a épousé, il y a plus de cinquante ans une française, Monique Brunet-Weinmann, critique d’art, avec laquelle il vit depuis en harmonie. Comme plusieurs de ses concitoyens de la même génération, il s’est fixé comme but, dans sa vie intellectuelle, de donner au reste du monde des indications sur les façons de prévenir le retour des Hitler et autres tyrans sanguinaires de moindre puissance. Il aurait pu se limiter à une liste de sages conseils. Il a eu le courage d’aller au fond des choses, à la manière des plus grands, d’un Charles Taylor par exemple. D’où son sous-titre : archéologie de l’ordre politique. Il en est résulté un étincelant déploiement d’intelligence, de culture et surtout de liberté. Il ne s’incline devant aucun des maîtres qu’il rencontre sur sa route, fussent-ils de l’École de Francfort, si ces maîtres lui semblent avoir conservé trop d’affinités avec l’esprit du régime honni ou des apôtres de la postmodernité avec leur dite « déconstruction ».

Et sa route est longue puisqu’elle part des mythes fondateurs de la civilisation occidentale : Gilgamesh face à Humbaba, Ulysse face au cyclope Polyphème, Jacob dans son combat avec l’Ange. Elle s’arrête d’abord à Platon qui eut le mérite de se situer à l’intérieur de l’homme, ce qui permet de mieux la combattre, cette bête, source de toutes les cruautés que Gilgamesh et Ulysse se représentaient comme  extérieure à eux sous la forme d’un monstre issu de la forêt profonde pour l’un, d’un cyclope pour l’autre. Ce sera l’un des fils conducteurs du livre : comment l’ordre, synonyme de forme pénétra-t-il le chaos pour le transformer en un cosmos caractérisé par des lois justes.

Le second fil conducteur, c’est le parallélisme établi tout au long des quatre cents pages, entre la conception dominante de Dieu dans un contexte donné et le régime politique. On aura deviné que Yahvé, le Dieu personnel, interventionniste d’Israël devient le modèle de la souveraineté de l’État, telle que définie par Bodin. Or, Heinz Weinmann montre qu’il faut mobiliser un autre type de Dieu tel qu’imaginé par Spinoza, plus impersonnel, plus distant, inspiré  des stoïciens de l’antiquité, un Dieu pouvant justement contrecarrer les pulsions autocratiques du Yahvé biblique. Tout au long de ce fil conducteur, Heinz Weinmann nous apprend beaucoup de choses du plus grand intérêt sur saint Augustin et Blaise Pascal notamment.

Dans la seconde partie du livre, on aperçoit un troisième fil conducteur qui va des Lumières en France, en Angleterre mais surtout en Allemagne, avec Lessing et Mendelssohn, menant  aux droits de l’homme. Le tout avec un esprit critique dont le but est de préciser les conditions dans lesquelles le règne de ces droits peut être assuré. Parmi les mérites de ce livre, parmi les nombreux passages qui font son originalité, il y a l’analyse minutieuse d’un célèbre tableau de Delacroix, « Le combat de Jacob avec l’ange ». Ce personnage biblique y apparaît comme l’homologue juif de Prométhée; en s’attaquant à un émissaire de Yahvé—ou en Yahvé en personne--, il se lie à Lui dans un rapport complexe, ramenant « sur terre » le Dieu biblique  de sa transcendance hautaine,  laissant ainsi à l’homme  une plus grande autonomie face à Lui, préfiguration d’un meilleur, plus « démocratique » régime politique.  À jamais, j’associerai le célèbre tableau de Delacroix au livre de Heinz Weinmann. La page couverture 4 en donne un parfait résumé.

«Ce livre cherche à dégager les fondations sur lesquelles les piliers centraux des institutions politiques occidentales (Etat-nation, loi, souveraineté, droits de l'homme, etc.) ont été établis; fondations enfouies sous les décombres d'un Occident dés-orienté, ayant perdu ses repères principiels, doutant de soi ou se reniant. Il cerne la nature des rapports entre «Etat» et «nation» à travers les relations tourmentées de ce que deviendront la «France» et l'« Allemagne » issues du règne de Charlemagne, «père de l'Europe». Ces deux pays illustrent respectivement de façon paradigmatique l'Etat souverain unitaire et l'Etat évanescent d'un Saint-Empire mourant en 1806.

 

Nietzsche avait raison de penser que la «tyrannie» est le régime politique le plus ancien. Les analyses spectrales de Platon ont montré que le «tyran» sommeille en chacun de nous, prêt à se «projeter» sur la scène politique. Nous sommes ainsi renvoyés à une anthropo-politique où les droits humains font partie de l'anthropogenèse qui pose des garde-fous pour empêcher l'humain de régresser à sa première nature de brute tyrannique. Ces garde-fous pour combattre la tyrannie prennent des «visages» différents selon les époques : la «justice» dans l'Antiquité classique, les «droits» à l'époque de l'« Etat souverain ».

 

***

Nous reparlerons de ce livre dans les lettres à venir. Il mérite plus qu’un arrêt, il en mériterait autant que ses fils conducteurs nous permettent d’en faire. Ce qui m’amène à déplorer le sort fait ici aux livres de ce genre. Sauf exception, les premiers commentaires sérieux paraissent dans des revues savantes, six mois ou un an après leur publication. Entre temps, la plupart des libraires les auront retirés de leurs tablettes, si par bonheur ils en avaient déposé un ou deux exemplaires. Il se trouve aussi que les revues savantes ont peu de lecteurs, même parmi les savants. Dans le cas d’un livre du niveau de celui-ci, Il faut aussi tenir compte du fait que même avec la meilleure bonne volonté du monde on ne saurait lui rendre pleinement justice par une lecture rapide, suivie d’un article écrit encore plus rapidement. Chaque idée mûrit en nous à son rythme. La précipitation ne peut que l’étouffer. Il nous faudrait au Québec l’équivalent de la New-York Review of Books, intermédiaire entre la revue savante et le journal quotidien. Cette revue, il faudrait lui consacrer de généreuses subventions, quitte à prélever cet argent sur les dépenses faites sans l’exercice d’un jugement éclairé. La revue Arguments pourrait jouer ce rôle si on lui en donnait les moyens.

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