La logique du don
ils n'auraient nullement besoin de la justice;
mais, même en les supposant justes,
ils auraient encore besoin de l'amitié.»
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque
Le don n’est pas logique
On m’a invité à vous parler de la logique du don. L’embêtant c’est que le don n’est pas logique. À tout le moins il n’obéit sûrement pas à la logique dominante actuellement, celle de la rationalité instrumentale et de l’intérêt propre au néo-libéralisme. Le don est un peu fou, il répond à des impulsions émotives; il laisse aller les choses, il suppose l’abandon actif.
Il s’oppose au contrat, où on essaie de tout prévoir; dans le don, au contraire on libère l’autre de ses obligations contractuelles.
Ça fait même partie des multiples définitions du don : donner c’est une forme de circulation des choses qui libère les partenaires de l’obligation contractuelle de céder quelque chose contre autre chose. Comme l’écrivait déjà Sénèque: un bienfait est un service rendu par quelqu'un qui eût été libre, tout aussi bien, de ne pas le rendre (t.1, p. 77)
Donner, c’est donc risqué. Si on donne, on peut se faire avoir, et à force de se faire avoir, on n’a plus de biens et on ne survit pas… Or l’humanité aspire à avoir le plus de biens possibles, et de plus en plus. Et pour y arriver, il faut se fier sur soi seulement, il ne faut chercher que son intérêt, lequel consiste à augmenter la quantité de biens, et c’est d’ailleurs ce que les humains font, depuis toujours. Ce faisant on arrivera au plus grand bonheur du plus grand nombre, affirme Bentham. Telle est la logique qui aspire à dominer la planète, la logique néolibérale exposée magnifiquement chaque semaine dans la revue The Economist. C’est une logique contraire au don, une logique qui s’oppose même au don;une logique qui affirme qu’on doit tout produire pour tout contrôler; une logique de contrôle sur les choses.
Une telle attitude a des racines très profondes. Elle ne date pas d’hier. Ordinairement on la fait remonter à Mandeville, Adam Smith; à quelques siècles. Il m’arrive de me demander si ce n’est pas l’aboutissement ultime d’un processus beaucoup plus long, dont les germes sont dans le néolithique, soit au moment où l’espèce humaine s’est mise à produire elle-même au lieu de recevoir ce que la nature lui offrait, lui donnait. Les chasseurs-cueilleurs, commes disent les anthropologues, ceux qui nous ont appris que l’humanité a vécu de cette manière pendant des dizaines de milliers d’années, avant de se mettre à cultiver eux-mêmes leurs légumes et à faire de l’élevage (néolithique).
J’ai été frappé récemment par le fait que dans la Bible, la Genèse, il n’y a pas de chasseurs-cueilleurs, sauf Adam et Ève. Une seule génération, la première. Ils sont heureux. Ils sont au paradis. Mais la faute condamne l’humanité à produire, à ne plus se fier à personne: ni à son frère, ni à la nature. Leurs enfants, Caïn et Abel, cultiveront la terre et feront de l’élevage. Ils ne se fient déjà plus entièrement au don de la nature. Ils sont condamnés à travailler. C’est le fondement de la philosophie de la production et du contrôle. Entre les premiers cultivateur et éleveur (Caïn et Abel) et les procès que le président de Monsanto intentent aujourd’hui à un cultivateur de l’ouest canadien et à une petite entreprise de l’État du Maine, il y a une filiation directe, il y a une logique similaire. Monsanto nous dit : «c’est vraiment fini, les dons de la nature, il faut produire même les semences, et les acheter de Monsanto à chaque année, les semences produites étant stériles; c’est un continuum qui a pour principe : ne pas se fier au don de la nature, au contraire la dominer pour qu’elle produise, et produire nous-mêmes, on n’est jamais mieux servi que par soi-même, et par Monsanto... Interdire tout don. Bientôt la vie humaine elle-même ne sera plus un don, elle sera aussi produite en laboratoire, in vitro… selon les spécifications des parents, devenus des acheteurs de bébés.
Il y a une attaque du don sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Nous assistons actuellement à l’ultime effort de l’humanité, le dernier stade pour enfin éliminer entièrement le don et faire en sorte qu’on contrôle tout, que tout soit produit, que rien ne soit donné, et que triomphe l’homo œconomicus.
Mais le don se défend. L’homo donator se défend.
La logique du don est encore présente, comme ce colloque le montre.
Mais est-ce négligeable? Êtes-vous des exceptions, des êtres exceptionnels sans doute, mais l’exception! Je ne crois pas. Après 10 ans de réflexion sur le don, j’en suis venu de plus en plus à penser qu’on est fait pour donner autant que pour recevoir, et que très souvent on reçoit pour donner. Et que c’est ce que l’on fait, même si le marché, le système de valeur dominant nous dit le contraire. Il nous dit qu’on est fait pour acquérir, acheter, accumuler, consommer, i.e. payer et détruire. Pourquoi doit-on nous faire croire cela? Parce que la grande hantise du marché, depuis ses débuts, c’est qu’il manque un jour de consommateurs. Pourquoi? Parce que le marché a besoin d’accroître en permanence la quantité de choses produites.
La force du principe de réciprocité
Une des façons de mettre en évidence cette logique du don, ce que j’ai appelée l’appât du don, par opposition à l’appât du gain, c’est de montrer la force de la réciprocité. Qu’est-ce que la réciprocité? C’est la tendance à donner quand on a reçu un don. Le fait de recevoir quelque chose sous forme de don provoque chez celui qui reçoit une envie de donner à son tour, et non de se dire: «Ah, quelle bonne affaire!», comme le prévoit la théorie de l’intérêt. Le don transporte avec lui une impulsion à donner chez celui qui reçoit. Tel est le principe de réciprocité.
Il est très important. Il constitue une force sociale élémentaire. La norme de réciprocité est aussi forte que le tabou de l’inceste, a écrit Gouldner, et aussi présente aujourd’hui qu’hier, et chez nous que dans les sociétés exotiques.
Mais attention! Caveat. Car la réciprocité peut être conçue de différentes manières, certaines étant fort éloignées du don, comme celle qui voit la réciprocité comme une structure symétrique d’équivalence à long terme entre ce qui est donné et ce qui est «retourné». Je donne quelque chose et je reçois l’équivalent. Dans la mesure où la réciprocité contient cette idée d'équilibre quantitatif entre ce qui circule dans un sens et dans l'autre, il faut s’éloigner de cette idée pour penser le don. Dans ce sens précis la réciprocité est à la limite du don, presqu’étrangère au don, et relevant d’un autre paradigme, celui de la symétrie. Sur le plan philosophique, nous sommes ici en face d’un problème beaucoup plus général que le don, problème que Lévinas a défini comme l’impossibilité de penser l’asymétrie et la tendance à la réduire à la symétrie. «The difficulty of thinking asymmetry without reducing it to symmetry arises from the tendancy within the tradition of philosophy that began with Parmenides to impose unity on multiplicity.» (Bernasconi, 1997, p. 265) (On pourrait dire aussi l’obsession du cercle, du modèle circulaire) (Koestler). Shapiro cite Lévinas : «To the myth of Ulysses returning to Ithaca, we wish to oppose the story of Abraham who leaves his fatherland forever for a yet unknown land, and forbids even his servants to even bring back his son to the point of departure.» (Bernasconi, 1997, 266). C’est la difficulté de penser l’excès. «There are dominant forms of thought that force asymmetry into symmetry, desire into need, alterity into the same, the gift into exchange..» (Bernasconi, 1997, 268)
Cet équilibre-là n’est pas le don. Le don n'est jamais équilibré à un moment X. Cet équilibre définit la fin du don et le passage à un autre type de relation, ou la fin de la relation. L'équilibre, c'est la sortie du don. Nous l’avons constaté dans nos enquêtes. Mais ce n’est pas difficile à comprendre. Chacun sait bien que si mon nouveau voisin venu m’emprunter du sucre revient me rendre la même quantité le lendemain, il y a tout lieu de penser qu'il ne veut pas instaurer un rapport avec moi, qu'il souhaite «garder ses distances».
Le don est un système de dette, lequel, à la différence de la dette économique, peut être positif ou négatif. «...the ‘balance of debt’ must never be brought in equilibrium, for a perfect level of distributive justice is typical of the economic rather the social exchange relationship.» (Schwartz, 1996, p. 77). La fin de la dette est la fin du don.
Ce que j’entends par réciprocité ici ce n’est donc non pas le fait de l’équivalence entre les choses qui circulent, ni même la recherche d’une telle équivalence chez les partenaires (on parle toujours du sens, pas seulement de ce qui circule), mais cette force qui incite celui qui reçoit à donner à son tour (et non pas à rendre, ce terme contenant la notion d’équivalence, et même d’identité, comme lorsqu’on « rend » un objet emprunté), soit à celui qui lui a donné, soit à un tiers.
Entendu de cette façon, la réciprocité est beaucoup plus importante. De nombreux auteurs s’y sont attardés. C’est la grande question de départ de l’essai de Marcel Mauss sur le don : quelle est la force qui pousse à donner quand on a reçu? Mauss a analysé la force de cette loi qui oblige l’autre à donner surtout dans les sociétés archaïques. Mais la force du principe de réciprocité s’étend bien au-delà du don agonistique décrit par les ethnologues. Sa généralité dans le don peut être mise en évidence en observant sa présence dans le type de don où on l’attend le moins : le don défini a priori dans notre société comme unilatéral, -et donc non réciproque-, le don à des inconnus : philanthropie, don humanitaire, etc Donnons-en quelques illustrations dans les cas les plus extrêmes.
Don d’organes
On l’a constaté chez les personnes ayant subi une transplantation d’organe. (Godbout, 2000). Dans ce cas, l’aspect le plus intéressant et spécifique est le fait que ce désir de donner après avoir reçu un don d’une telle importance, -littéralement un don de vie pour une transplantation cardiaque- ne se dirige pas vers ceux qui ont rendu le don possible (la famille du donneur), mais vers d’autres personnes ayant vécu la même expérience. Ils affirment avoir une dette éternelle envers le donneur, mais ils souhaitent donner à d’autres qu’à sa famille.
Aide d’urgence
Au moment de la tempête de verglas à Montréal, une des regions qui le plus aide a été le Saguenay. Quand on leur demandait pourquoi, ils répondaient qu’ils avaient reçu beaucoup d’aide des gens de Montréal quelques années plus tôt au moment des inundations et étaient contents de les aider aujourd’hui.
Dans le même ordre d’idée, le cas suivant, rapporté par Cialdini (2001, p. 21) est encore plus spectaculaire. En 1985 la Croix-Rouge d'Éthiopie (peut-être le pays le plus pauvre de la planète à ce moment) envoie un chèque de 5000$ au Mexique pour aider les victimes d’un terrible tremblement de terre. La raison: en 1935, le Mexique avait aidé l'Éthiopie envahie par l'Italie fasciste.
Philanthropie
Depuis quelques années, plusieurs organismes de philanthropie ont pris l’habitude d’accompagner leur demande de don d’un petit présent symbolique. On a constaté que ce geste augmente de façon importante le nombre de dons. Par exemple, l’association américaine des Vétérans a doublé le nombre de donneurs en envoyant, avec sa demande, des auto-collants contenant le nom et l’adresse de l’éventuel donateur. «American Disabled Veterans organisation reports...that when the mailing includes an unsolicited gift (...individualized address labels) the success rate (taux de réponse) nearly doubles to 35 percent.» (avant: 18%) (CIALDINI 2001, p. 30). Aujourd’hui on en reçoit tellement que l’efficacité du don a dû diminuer.
Ce cas de figure illustre de manière extrême le fait que la réciprocité à laquelle je réfère n’a pas grand chose à voir avec l’équivalence. Il serait carrément ridicule de vouloir comparer la valeur monétaire du « cadeau » purement symbolique de l’organisme, au don que fera le donateur. Il n’en manifeste pas moins de manière spectaculaire la présence de cette force qui incite à donner quand on a reçu, au cœur même de ce qu’on considère généralement comme un don unilatéral, donc non réciproque.
La force de ce principe peut même être pour ainsi dire détournée pour obliger l’autre à donner. On observe ce phénomène dans tous les types de société, autant dans les sociétés archaïque et moderne : ainsi Elster (1990, p. 48) cite longuement Colin Turnbull décrivant le don chez les Ik comme constituant essentiellement un moyen d'instaurer des dettes à son égard. Les receveurs acceptent les dons contre leur gré et se sentent malgré tout endetté et dans l’obligation de donner à leur tour.
Est-ce un phénomène exotique inconnu dans nos sociétés? Cialdini a observé ce qui se passait à l’aéroport de Toronto il y a quelques années. Il a constaté que les disciples de Krishna offraient une rose aux passagers. Ce dernier se sent obligé de l'accepter et de donner de l’argent en retour, même si la plupart du temps, il jette la fleur dans la première poubelle qu'il rencontre.... et que le disciple de Krishna la récupère pour la recycler dans le cycle du don... (p. 25, 31-32)
Ces constatations illustrent certes la force de l'obligation de rendre, mais aussi de recevoir. Car quand le passager refuse dans un premier temps la fleur, le disciple lui dit: « mais monsieur, c'est un don, c'est pour vous. » Alors très peu se permettent de refuser, sauf s'ils se sont déjà fait faire le coup plusieurs fois.
Que ce soit chez les archaïques ou dans les aéroports modernes remplis de gens d’affaires dont on peut supposer qu’ils sont imbus, justement, du « sens des affaires », la force du principe de réciprocité est manifeste, et s’applique même à un don non voulu (Cialdini, p.33)
En affaires, pas d’amis (de philia…)
D’ailleurs à l’intérieur même de ce monde des affaires où l’intérêt serait la seule force selon les économistes — même là — cette force du don est importante, et peut parfois être plus grande que la force de l’intérêt.
On en effet constaté l’importance du don entre gens d’affaires (pas seulement philanthropie, mais dans les relations d’affaires elles-mêmes, où, dit-on, il n’y a pas d’amis…). Et c’est ce que mettent en évidence les résultats de la recherche suivante où on a comparé « l’efficacité » respective du don et du contrat marchand ordinaire motivé par l’intérêt. (voir la définition du don plus haut) Un questionnaire identique a été envoyé à deux ensembles de personnes. Dans le premier cas on a envoyé un chèque de 5$ accompagnant la demande de réponse, chacun étant libre d’y répondre ou non, tout en gardant l’argent; dans l’autre la même demande de réponse au même questionnaire est accompagnée d’une promesse signée de retour d’un chèque de 50$ si la personne répond au questionnaire. On a constaté que le cadeau de 5$ accroît le taux de réponse deux fois plus que le chèque de 50$ envoyé après, et donc assimilé à un contrat par le receveur! (Cialdini, p.25) Appât du don est ici plus fort que l’appât du gain.
Cette force, une incitation, une invitation, n’est pas explicable par l’intérêt, comme le mettent en évidence tous ces exemples. On ne retire rien en donnant à son tour. Elle n’est pas vraiment rationnelle, sans être irrationnelle. Elle est même parfaitement raisonnable puisqu’elle met fin à la guerre, comme l’a montré Mauss. Voir Sahlins là-dessus, 1977, p.224-236, qui compare L’esprit du don au Léviathan de Hobbes.
Je crois avoir montré jusqu’à maintenant que le postulat de l’intérêt est limité et que l’appât du don n’est pas un phénomène négligeable.
Le don est même au coeur de la nouvelle économie. Actuellement la nouvelle économie s’en nourrit, comme le montre le succès de l’encyclopédie de l’Agora… ; mais les phénomènes du copyleft, de Linux, etc (WERSHLER-HENRY, 2002)
Il l’est d’autant moins que –ce qui est un comble pour ceux qui partagent le postulat de l’intérêt- si on poursuivait l’analyse on constaterait que le don rapporte souvent à condition de ne pas le vouloir, de ne pas vouloir le retour, de ne pas le faire dans ce but, de ne pas chercher son intérêt.
C’est le genre de paradoxe devant lequel le postulat de l’intérêt est impuissant. J’ai retrouvé ce paradoxe en étudiant le don dans le monde des affaires. Les articles dans les revues d’affaires commencent par dire: donnez, car c’est payant; et se terminent en criant haut et fort qu’il ne faut surtout pas le faire pour ça. Le don vu comme non intéressé (à la fin d’un contrat, par exemple; c’est d’ailleurs ce qui est recommandé dans les revues) est d’ailleurs important entre gens d’affaires.
Don instrumental ou non? L’ambiguité est permanente. Mais une chose est certaine, et bien embêtante pour la théorie de l’intérêt : lorsqu’on ne cherche que son intérêt, on rate de très bonnes affaires!
Si bien qu’on peut conclure avec un auteur américain Frank: «As the rationalist emphasize, we live in a material world and, in the long run, behaviors most conducive to material success should dominate. Again and again, however we have seen that the most adaptive behaviors will not spring directly from the quest for material advantage. (...) in order to do well, we must stop caring about doing the best we can.» «The rationalist’s problem, which the self-interest model repeatedly overlooks, is that he (the pure rationalist) tends to be excluded from many profitable exchanges.» (1988, p.229)
L’idée qu’on est fait en partie pour donner vient même d’avoir un premier fondement biologique. Dans un article publié en 2002, des chercheurs de l’Emory University (Atlanta) rapportent les résultats d’une recherche récente qui montrerait qu’il y aurait un plaisir biologique à donner! En partant du jeu du dilemme du prisonnier, dans lequel les joueurs ont la possibilité soit de jouer de manière égoïste, soit de coopérer, ils ont observé ce qui se passait dans le cerveau des joueurs avec les techniques les plus récentes de résonance magnétique. Ils ont constaté à leur grande surprise que le comportement altruiste active les même régions du cerveau que les expériences de plaisir comme la cocaïne, le chocolat, etc. On est fait pour coopérer, concluent les chercheurs. «We are wired to cooperate.»
Recevoir la vie
Le don est donc une force sociale élémentaire. D’où vient cette force qui pousse à donner quand on a reçu? En partie du fait que dans notre existence, on ne commence pas par donner, mais on commence par recevoir. Tout commence par le fait qu’on reçoit : la naissance, la vie. La vie n’est pas (encore) produite, elle n’est pas achetée, elle est donnée; plus précisément elle est transmise. Et pendant plusieurs années on continue à recevoir. Les autres dons sont une répétition de ce don de la naissance. Nous, on ne peut que donner à notre tour, ou plutôt qu’on transmet ce qu’on a reçu. Même quand on donne la vie à notre tour, on se sent vraiment transmetteur. Donner c’est transmettre, et donc, le premier don que l’on fait, c’est déjà rendre. Seul un Dieu peut initier le don.
C’est pourquoi quand on donne on vit une expérience double : à la fois très personnelle, mais en même temps on a le sentiment que ça vient d’ailleurs. C’est ce qu’on ressent quand on donne la vie. C’est aussi ce que ressent l’artiste. Le don, l’inspiration, ce qui fait que ça se met à marcher, on ne sait pas d’où ça vient. On ne le mérite pas, on a beaucoup travaillé, bien sûr, mais quelque chose arrive, hors de notre contrôle. On entre dans un certain état, un autre état. On s’abandonne, on se laisse aller, et tout vient tout seul tout à coup. Ça vient d’ailleurs, tout en étant profondément soi-même. C’est un don.
Danger: don!
Cette force non négligeable, non marginale, très importante, peut aussi être dangereuse. Elle peut être manipulée. On a vu par exemple comment les personnes donnent sans la volonté du receveur pour créer une dette. On ne peut pas ne pas parler des dangers du don. (Les libéraux se méfient de cette force et tout en la reconnaissant; ils croient qu’on devrait la fuir au profit du seul contrat, qui nous en libère. Ils la considèrent comme une dette qu’il faut éviter et dont il faut absolument s’acquitter pour être libre. Le droit libère le receveur du don. C’est une grande conquête moderne: aboutissement de la révolution bourgeoise fondée sur la valorisation de l’utile puis sur les préférences. C’est pourquoi on aime le marché, outre l’infinie variété des produits.)
En fait, non seulement le don n’est pas sans problème, mais c’est la façon la plus difficile, la plus risquée de faire circuler les choses entre nous. Difficile pour le donneur, qui risque de se faire avoir. Mais difficile surtout pour le receveur. Pourquoi? Pour plusieurs raisons. Mais une première raison découle de ce qu’on vient d’avancer. Car s’il existe une telle chose que cette impulsion à donner quand on a reçu, un problème important se pose si le receveur se sent dans l’incapacité de donner. Ou encore si le donneur lui transmet ce message dans son don. Car le don transmet toujours quelque chose, un message, un sens. Il n’est pas neutre comme le marché ou même l’État. À la différence des autres formes de circulation, le don transporte notamment quelque chose du donneur, un message, sur ce que le donneur est et ce qu’il pense que le receveur est. Pensez au difficile choix d’un cadeau. Le don est toujours un don de soi… comme on le décrit couramment. «Le vase, c’est ma tante», disait une héritière à Anne Gotman.
Et donc le don affecte toujours l’identité. Positivement ou négativement, il renforce ou affaiblit, ou même détruit l’identité si le donneur transmet un tel message négatif en donnant, un message à l’effet que le receveur n’a rien à donner, ne peut rien donner. Les rapports de l’Occident avec les colonies et avec le tiers monde aujourd’hui en sont une triste illustration. «Plus encore que par le marché, c’est par les dons non rendus que les sociétés dominées finissent par s’identifier à l’Occident et perdent leur âme.», écrit l’économiste Serge Latouche. Le don leur transmet le message que ce qu’ils ont n’a aucune valeur. Vous n’avez rien à nous donner, sauf du folklore…
Le message est plus important que le fait de donner ou non en retour. On peut parfaitement ne pas donner en retour et que ce ne soit pas un problème. Par exemple un intervenant déplore les conséquences néfastes du don alimentaire à Montréal. Il introduit une distinction: “L’aide d’urgence est très importante, c’est le don à long terme qu’il faut combattre. ....Car plus ce don ...s’installe dans la durée, s’institutionnalise en quelque sorte, plus il est risqué que les personnes aidées le perçoivent comme une confirmation de leur incapacité personnelle, voire de leur incompétence...” (Lachapelle, Le Devoir, 9 novembre 1999). Ils en arrivent à “concevoir le dépannage alimentaire comme un droit” (id.) Ce qui est très positif en un sens.
Pourquoi cet auteur accorde-t-il autant d’importance à la distinction entre l’aide d’urgence et celle “qui s’installe dans la durée”? L’aide d’urgence est aussi unilatérale que l’autre, la distinction pertinente n’est donc pas là, elle est dans l’esprit, elle est dans la perversion du don qui s’instaure chez quelqu’un lorsque le don le définit ou le confirme comme incapable de donner. Le don unilatéral est négatif lorsqu’il signifie au receveur qu’il ne peut pas donner, contribuer.
Certains dons unilatéraux ont ce sens, mais d’autres non. C’est toute la différence entre donner du poisson et apprendre à pêcher pour reprendre un aphorisme célèbre. Apprendre à pêcher contient la confiance en l’autre en sa capacité de donner, de contribuer. C’est ce que l’auteur présume que l’aide d’urgence contient aussi. Tout en étant aussi unilatérale que d’autres dons aux inconnus, l’aide d,urgence n’affecte pas la capacité de donner du receveur parce que son besoin unilatéral de recevoir est défini comme temporaire et circonstanciel et n’ayant en quelque sorte rien à voir avec lui. Le receveur n’est pas défini comme quelqu’un en incapacité permanente de donner. L’aide n’affecte pas son identité. Au contraire. Le problème n’est donc pas dans l’unilatéralité réelle, mais dans la manière de percevoir le receveur, dans le sens que les partenaires accordent au don.
Comment éviter cette dimension négative du don destructeur du receveur?
Comment éviter cette négation du receveur?
Il existe plusieurs solutions, pas toutes d’égale valeur:
1. On peut transformer le don en droit; c’est pour ainsi dire la spécialité de l’État, et constitue souvent un progrès.
2. Le donneur peut considérer qu’il reçoit une gratification dans le fait même de donner, un plaisir, un soulagement, et considérer en conséquence que le receveur n’a pas à donner puisqu’il reçoit déjà en donnant.
Cette gratification peu prendre plusieurs formes. À une époque c’était le soulagement de la conscience. De nos jours c’est le plaisir du don qu’on met de l’avant. À la fin d’une conférence sur le don à des bénévoles, un homme s’est approché du micro et m’a dit : « Je ne sais pas pourquoi vous parlez du don. Quand je fais du bénévolat, ce n’est pas un don; je le fais pour mon plaisir. » Ce faisant, il offrait un double don au receveur : le service qu’il lui rendait, et le fait de le dispenser d’un retour qu’il était incapable de faire, de le dispenser de ressentir l’envie de lui donner.
Est-ce un retour? Certes, mais ce qu’il faut noter, c’est que ce retour ne vient pas du receveur. C’est une distinction essentielle qui fait que ce don perd sa dimension agonistique. Il ne se situe plus dans la réplique. Mais ce retour peut avoir pour conséquence de rendre le don acceptable pour le receveur.
Aujourd’hui on a remplacé le don fait par devoir par le don fait par plaisir. Que ce soit par devoir ou par plaisir, l’important c’est, paradoxalement, de ne pas le faire pour le receveur, chaque fois que ce dernier se trouve dans l’impossibilité d’entrer dans le jeu de la réplique.
3. Rôle des intermédiaires comme vous
Le don aux inconnus, souvent, peut circuler positivement à cause des intermédiaires. N’oublions pas qu’ils sont, chronologiquement, les premiers receveurs, et que ce statut est important pour les donneurs. Ils attendent d’alleurs souvent un retour d’eux (voir A.Henrion, 2003, p. 99 pour le don du sang). Les intermédiaires font souvent en sorte que le don soit recevable par le receveur à qui le don est destiné, parce que ce sont eux qui sollicitent, eux qui font la demande, et eux qui peuvent ainsi absorber en quelque sorte la dimension négative du don unilatéral, celle qui signifie l’impossibilité de donner pour le receveur.
Au point où le receveur pourra parfois, grâce à ces intermédiaires, transformé le don en un dû.
4. Ou lui donner un sens positif
Tous ces moyens diminuent l’aspect négatif potentiel du don. Mais ce qui est préférable, c’est que le receveur soit perçu comme donneur et puisse donner. Cela se produit selon différentes modalités. Et les intermédiaires peuvent ici aussi jouer un rôle important.
Ainsi, un organisme de placement pour les aveugles affirme travailler dans un esprit d’efficacité, de plus-value pour les entreprises, et non de charité envers les aveugles. Les aveugles sont très contents de cette approche, ce qui peut paraître étonnant à première vue, puisqu’ils affirment travailler pour les entreprises et non pour eux, les aveugles. « Un handicapé change l’atmosphère d‘une entreprise, vous n’avez pas idée. C’est une force. » me dit le directeur de l’organisme. (colloque HEC sept. 98). On ne met en avant que son utilité, ce qu’il donne, pas ce qu’on lui donne. Mais ces derniers sont satisfaits parce qu’on leur donne en fait ce dont ils sont le plus privés: la possibilité de donner; on ne les regarde plus comme des receveurs ayant besoin d’aide, mais comme des membres utiles à la société, comme une ressource (sic); C’est en étant utilitaire que, souvent, on donne le mieux. Mais cette méta-intention d’aider les handicapés est évidemment présente, mais on n’en parle pas. Le non-dit du don prend toutes sortes de détour. Le dernier no de l’Agora (article de Al Etmanski, et plusieurs autres) , et ce colloque nous fournit de nombreux exemples extraordinaires de cet approche.
Rejoint l’abbé Pierre qui raconte que son mouvement Emmaüs est né le jour où un ex-prisonnier voulant se suicider est venu lui demander de l’aide. L’abbé Pierre lui a répondu : « Pour l’instant, viens m’aider à trouver un logement à cette famille, demain on parlera. » "Sans réflexion, sans calcul, j'ai fait, pour ainsi dire, le contraire de la bienfaisance. C'est alors qu'Emmaüs est né." (Le RU, Hervé, 1986, p.19)
5. Le retour peut aussi être dans le lien lui-même, dans la valeur de lien. Ce retour vient, lui, du receveur, même si ce dernier ne donne rien d’utile. Ainsi, une personne recevant les services d’une bénévole nous disait :« Il aime venir me voir, je le sais ». Le plaisir du don pour le donneur est alors attribué au receveur par lui-même, autre façon de se dispenser d’entrer dans le jeu de la réplique lorsque ce n’est pas possible.
6. Enfin on peut aussi le faire par solidarité. L’esprit de solidarité est très intéressant, il ne détruit pas l’identité parce que la solidarité transmet au receveur le double message suivant : je te donne parce que nous sommes semblables, et étant semblables, cela signifie que rien ne dit que je ne pourrai pas avoir moi aussi besoin de toi à mon tour. Tu es dans une mauvaise passe maintenant, mais cela peut aussi m’arriver. Donc nous sommes semblables. Le retour est donc possible, car je sais que tu ferais la même chose si les situations étaient renversées. Et nous avons vu combien cette vision était réaliste et combien le receveur avait la mémoire longue avec l’Éthiopie et, dans une moindre mesure, la tempête de verglas.
Ce cas de figure s’applique notamment au don d’urgence en cas de catastrophe. L’esprit de solidarité y neutralise les effets négatifs du don.
Conclusion
On est peut-être à un point tournant: la fin de l’humanité comme on l’entend, celle qui accorde plus d’importance aux liens qu’aux biens. Fukuyama se pose cette question dans son dernier livre (Le dernier homme).
Comme si les humains s’intéressaient maintenant plus aux biens qu’aux liens. Or tous les grands penseurs l’ont constaté : les liens sont plus importants que les biens.
Qu’est-ce qu’on perdrait si cela se produisait? Tout ce qui est décrit dans ce numéro du magazine L’Agora (vol 10 no 2, automne 2001) notamment. Ce qui nous tient ensemble, ce qui nous nourrit, souvent dans tous les sens.
La philia, l’amitié, la valeur du lien voulu pour lui-même, du lien non fonctionnel, non rationnel, non logique… si on le voit comme un instrument. On perdrait le don, on ne ferait plus l’expérience d’être dépassé par ce qui passe par nous.
L’appât du don est aussi important que l’appât du gain.
Je termine comme j’ai commencé, avec Aristote, qui se demandait comment il se fait que les donneurs aiment souvent plus les receveurs que l’inverse, ce à quoi on devrait s’attendre rationnellement. Dans les mots d’Aristote :
«Les bienfaiteurs aiment plus vivement, semble-t-il, leurs obligés, que ceux-ci n'aiment ceux qui leur ont fait du bien. Il y a là comme une offense à la raison qui mérite examen.» (p.246). C’est cet examen que nous avons essayé d’entreprendre ici.
Cette idée de l’appât du don, si on la prend au sérieux, conduit à renverser le sens de la question qu’on pose habituellement à propos du don en partant du postulat de l’intérêt, de l’appât du gain.
On ne se demande plus pourquoi on donne, mais pourquoi on ne donne pas, pourquoi on résiste à cette impulsion, à ce plaisir qui active les mêmes régions du cerveau que le chocolat !»