L'appât du don

Jacques T. Godbout
La bonne vieille morale du partage doit lutter contre l'éthique du marché, pronant l'égoïsme pour tous.
Depuis des siècles, l'humanité occidentale considère l'appât du gain comme allant de soi. Le désir d'acquérir est perçu comme une tendance naturelle première, fondamentale, voire comme la seule. Cette croyance a pris plusieurs formes. Ainsi, la doctrine du péché originel donne l'image d'une humanité bonne au départ, mais déchue. Dans ce cadre, l'appât du gain, tout en étant omniprésent, est condamné. L'homme doit contrôler ses passions par une discipline sévère afin de vaincre l'égoïsme, qui se cache d'ailleurs parfois sous des dehors vertueux.

L'avènement de la philosophie utilitariste va bouleverser profondément cette vision. D'abord, Mandeville affirme que, tout en étant mauvais et condamnable, l'égoïsme a des effets positifs pour la société. L'appât du gain acquiert ainsi un statut différent: il devient utile. Adam Smith reprendra cette idée et proposera ce que l'on a appelé une «morale de l'intérêt»: chacun doit poursuivre son intérêt égoïste et, de la sorte, l'intérêt de la société sera servi (le miracle se produit, comme chacun sait, par la main invisible du marché). Ce renversement est révolutionnaire: l'on mise sur l'appât du gain pour assurer le bonheur collectif. C'est là le fondement du libéralisme, idéologie aujourd'hui dominante.

Si d'aventure on parle de don dans ce contexte, c'est pour y voir un moyen d'atteindre cette fin qu'est l'acquisition, tel le calendrier qu'offre le marchand avec ses voeux du Nouvel An. Ou alors c'est pour le dire dépassé, naïf, «quétaine»: le don renvoie à la morale et aux devoirs, préoccupations vouées à disparaître, comme l'annoncent à l'envi les penseurs de la postmodernité. Autrement dit, le «vrai» don n'existe plus (s'il a jamais existé).

Et pourtant...

Et pourtant, tout un ensemble d'indices tend à montrer le contraire. Les gens mêmes aux yeux de qui le gain et l'acquisition sont les motivations premières des membres de la société livrent le plus souvent des réponses qui rendent un son de cloche différent quand on leur demande ce qu'est le don pour eux. Et ils ont d'innombrables histoires de don à raconter. Le politicologue américain Lane, au terme de sa recension des multiples enquêtes américaines consacrées au thème de la satisfaction, affirme que les gens cherchent d'abord à se réaliser, et non à acquérir. Il précise: «Aucune de ces études ne fait apparaître l'argent comme une source importante de bonheur». Selon Lane, ce n'est pas le fait de recevoir (de consommer) qui engendre la satisfaction et le bien-être, mais le sentiment de se réaliser, la famille et la vie de famille(1). Et que dire du million de bénévoles qui oeuvrent au Québec, du don du sang, des cadeaux, des dons d'organes, de l'héritage, de l'hospitalité...

Bref, les faits sont là: on donne, et beaucoup. Alors se pose la question: comment cela est-il possible étant donné cette tendance de base qu'est l'égoïsme, la recherche de l'intérêt propre? Comment le don peut-il coexister avec l'appât du gain? Pourquoi donne-t-on?

Deux réponses viennent à l'esprit si l'on adhère au postulat utilitariste. La première serait que la bonne vieille contrainte morale demeure beaucoup plus présente et plus forte que l'on pense. L'égoïsme naturel serait encore «contenu» par la morale, malgré tout ce qui se répète sur l'individualisme, la fin des idéologies, la recherche du petit bonheur privé. Autrement dit, on donnerait encore par devoir (même si ça ne va pas durer). Or, les recherches sur le phénomène actuel du don montrent le contraire: les donneurs tiennent à rappeler qu'ils n'agissent pas par contrainte morale et insistent sur la liberté de leur geste. Même les bénévoles prennent leurs distances vis-à-vis de l'esprit de sacrifice et affirment le plaisir qu'ils retirent de leur action.

Ils ajoutent même qu'ils reçoivent souvent plus qu'ils ne donnent! Aurions-nous là l'explication recherchée? Le don serait tout simplement un égoïsme déguisé, un moyen de recevoir, une forme hypocrite d'échange marchand, ainsi que beaucoup d'auteurs le prétendent (tel Bourdieu). Qui n'a entendu ou formulé la protestation quasi rituelle de la personne qui reçoit un cadeau: «Tu n'aurais pas dû, c'est trop, ce n'était pas nécessaire», suscitant l'obligatoire répartie: «Mais non, voyons, tu exagères, ce n'est vraiment rien». Il serait facile de montrer que les interlocuteurs pensent parfois le contraire de ce qu'ils disent, et d'en conclure que le don est effectivement un échange marchand dissimulé sous des formes inattendues, un geste dicté non par la morale, non par le devoir, mais par l'intérêt bien compris. Voilà qui expliquerait que le don existe encore.

Je voudrais montrer le simplisme et la fausseté de cette interprétation réductrice qui ramène le don à un rapport marchand en postulant une sorte d'hypocrisie universelle sur laquelle elle se garde bien de s'étendre. Admettons pour le moment la thèse de l'égoïsme et de l'intérêt. Il doit bien y avoir, tout de même, une différence entre l'échange qui se déroule chez le marchand et certains gestes de don. Et ceux-ci ne présentent-ils pas des traits communs? L'observation permet de retenir deux éléments.

D'abord, la liberté, soulignée par les donneurs: l'absence d'obligation — au sens de contrainte extérieure — à l'égard de la personne qui reçoit; et inversement, pour cette dernière, l'absence d'obligation de rendre. D'où la deuxième caractéristique, la non-garantie de retour, qui est propre au don et le distingue des autres systèmes. Prenons l'exemple du don du sang, tel qu'il existe ici. Pourquoi parle-t-on de don dans ce cas? Certes, on voit bien qu'il ne s'agit pas de sang payé, comme aux États-Unis. Mais par rapport à un système d'assurances, privé ou public, le don de sang ne s'inscrit-il pas dans une sorte de système d'assurances? La différence, essentielle, tient au fait que dans un «vrai» système d'assurances, l'assuré reçoit une garantie en échange d'une prime annuelle (ou d'un impôt quelconque). Le donneur de sang est entièrement libre de donner, tellement libre qu'il n'a pas besoin de donner pour recevoir, pour profiter du système, contrairement à ce qui se passe dans un système d'assurances, où il faut payer pour être bénéficiaire. Même si on donne pour recevoir, il n'y a donc jamais, ici, garantie de retour. Cela suppose une confiance importante dans les autres. Le don est en fait le système social de circulation des choses qui demande le plus de confiance envers les membres de la société, car il suppose, même si on donne dans le but de recevoir à son tour, que les autres, étant libres eux aussi, vont faire de même volontairement, sans aucune obligation.

Il existe donc des différences importantes entre le don et l'échange marchand, même si l'on accepte le postulat que celui qui donne le fait toujours uniquement pour recevoir. Mais en fait le donneur n'agit pas dans ce but, pas principalement en tout cas. Les donneurs de sang nous le disent: ils ne donnent pas d'abord pour recevoir. Et on ne peut guère les soupçonner d'hypocrisie, car, précisément, ils n'ont pas besoin de donner du sang pour en recevoir. De plus, dans cette chaîne, celui qui donne n'est pas celui qui reçoit, et celui qui reçoit peut ne pas donner. Si l'unique but du donneur est de recevoir, il aurait même tout intérêt à être, comme disent les Américains, un «free rider», c'est-à-dire à ne pas donner et à profiter du système.

Il en va de même du bénévolat. Les bénévoles répètent qu'ils reçoivent beaucoup, et on les croit volontiers. Mais ils disent aussi qu'ils n'agissent pas en vue de cette contrepartie, qui arrive par surcroît. Au nom de quoi ne pas les croire encore?

Cette dynamique est plus évidente dans les rapports personnels avec les proches. On ne demandera jamais à sa soeur, à un ami, quelque chose en échange d'un cadeau, d'un service, etc. Tel n'est pas le but poursuivi. Ou si parfois on négocie quelque chose (cela arrive aussi), on ne dira plus que cela fait partie du don. En général, on n'invitera pas quelqu'un à souper en lui disant: «à condition que tu m'invites». Cela peut même être jugé insultant. Au contraire, au Québec, on dira : «Comptez pas les tours on n'est pas sorteux!» La formule est riche et subtile. L'hôte déclare à ses invités qu'il ne se situe pas dans un rapport marchand, où, justement, on comptabilise, on cherche l'équivalence, «on compte les tours». Mais il va plus loin. Chacun sait bien que lorsque le rapport est unilatéral, celui qui reçoit peut se sentir en dette, et qu'à la limite une relation de dépendance pourrait s'installer. Alors on neutralise cette possibilité en ajoutant: «On n'est pas sorteux!» (si vous revenez nous voir, cela fera notre affaire, c'est vous qui nous ferez un don, car nous n'aimons pas sortir). Ce type de renversement, où l'on finit par ne plus savoir qui donne et qui reçoit, et donc qui est vraiment en dette, est caractéristique des rapports de don quand ils fonctionnent bien.

Bref, le fait que le donneur reçoive ne permet pas d'inférer qu'il a donné dans ce but. On est content de recevoir, mais il est essentiel de laisser l'autre le plus libre possible de donner. Nous en revenons toujours à cette caractéristique essentielle. Pourquoi essentielle? Si l'on se pose la question pour soi-même, la réponse paraît évidente. Car plus l'autre est libre, plus le fait qu'il nous donne quelque chose aura de la valeur pour nous. Illustrons cela à l'aide d'une autre occasion de don: les anniversaires. L'idéal est que l'autre se souvienne de la date sans qu'il soit nécessaire de la lui rappeler. Ou alors on fait une allusion, on s'arrange pour que quelqu'un la lui dise, afin de le laisser libre de marquer l'événement. Peut-être ira-t-on jusqu'à prendre plus explicitement les devants, mais en ajoutant prestement qu'il ne faut surtout rien faire de spécial. Au fond, on souhaite qu'il se passe quelque chose de spécial. Mais on veut tout autant que l'autre agisse librement, sans se sentir obligé.

Est-ce donc hypocrite? Comme le reste, comme les autres expressions du don que nous avons évoquées? Nous sommes ramenés à la question de départ. Si l'on accepte cette idée de la liberté, on constate que les rituels qui entourent le don n'ont rien à voir avec l'hypocrisie. Tous ces échanges de mots servent à maintenir la liberté essentielle au don. Le langage du don, loin d'être hypocrite, sert à libérer l'autre en permanence de l'obligation de réciprocité qui découle du don et fait en sorte que le retour aussi est un don, ce qui revient à dire la même chose: le don est libre. Ce langage est à l'opposé du langage de la négociation, qui vise à aboutir à un contrat, à une entente explicite, à un engagement réciproque. Le langage du don est nécessairement implicite.

L'appât du don
On en arrive à une tout autre vision de la société actuelle que celle qui découle de la notion d'appât du gain. Les individus modernes, comme les autres, aiment recevoir sous forme de don et faire des dons, aiment que les choses circulent entre eux de cette façon, et non uniquement par le marché ou par l'État, ces deux inventions modernes qui sont également formidables, très pratiques surtout quand on ne veut pas vraiment établir des rapports importants et significatifs avec quelqu'un. Mais inventions insuffisantes, surtout avec les personnes qui comptent vraiment dans nos vies, car le marché et l'État ne nourrissent pas nos liens avec les autres. Ils sont neutres, extérieurs aux rapports avec les gens. Et c'est très bien comme ça. Mais avec les gens qui comptent, on aime faire passer les choses par le don, en ayant confiance que l'on ne se fera pas avoir. C'est la base de toute société.

Dès lors, il peut être intéressant de renverser la perspective, ne serait-ce que pour voir le résultat: au lieu de partir de l'appât du gain pour comprendre le don, pourquoi ne pas partir de l'«appât du don»? Postuler que les êtres humains ont d'abord envie de donner, plutôt que l'inverse. Alors, la question à poser à propos du don n'est plus: «pourquoi donnons-nous malgré le fait que nous soyons tous fondamentalement des receveurs égoïstes?» mais plutôt: «qu'est-ce qui empêche de donner, pourquoi un certain nombre de personnes ne donnent-elles pas ou guère, quelles circonstances empêchent de donner?» La question est inversée. C'est un peu, analogiquement, ce qui s'est passé en physique, lorsqu'on a cessé de se demander quelle était la force qui faisait bouger les corps malgré leur tendance naturelle à l'inertie. On a déplacé les termes et postulé la tendance des corps à poursuivre éternellement leur mouvement initial si rien ne les arrête. Ce revirement a permis de mettre en évidence les lois fondamentales du mouvement. Ainsi nous demandons-nous ce qui fait que le mouvement du don s'arrête, quelles résistances il rencontre. Qu'est-ce qui freine l'appât du don?

Sur quoi reposerait cet appât du don? Tout simplement sur le besoin d'aimer, et de le signifier. L'appât du don signifierait que le besoin d'aimer et d'être aimé est plus fort que celui d'acquérir et d'accumuler. Mais les blessures des relations de don sont terribles, et nous avons donc aussi besoin de nous protéger de l'amour. Et si l'appât du gain était essentiellement une façon de se protéger du mal de l'amour? Une résistance à l'appât du don?

Note
1. Robert E. Lane, «Work as "Disutility" and Money as "Happiness": Cultural Origins of a Basic Market Error», The Journal of Socio-Economics, vol. 21, no 1, 1992, p. 45.

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