Directe, indirecte: le choc des démocraties

Andrée Mathieu

Au moment où nos institutions politiques ont pris forme au XIXème siècle, le député se rendait au parlement dans la grande ville comme ses enfants au pensionnat: pour s'y enfermer, à l'abri des querelles locales et des fluctuations de l'opinion, plus désireux de s'entendre avec ses collègues que d'entendre les voix lointaines de ses électeurs. Point de sondages, point de radio, point de télévision, point de Facebook, ni de Twitter. Tous ces outils de démocratie directe appartiennent d'abord à ceux qui les connaissent le mieux, en l'occurence les jeunes. Ils s'en servent en ce moment au Québec provoquant un choc des démocraties et indiquant ce que pourrait être une révolution consécutive à un changement de paradigme.

La polarisation qu'on observe actuellement dans notre société n'est pas le fruit du "conflit" étudiant. Elle n'est pas non plus associée aux clivages gauche-droite, souverainiste-fédéraliste ou capitaliste-socialiste. Elle est, à mon avis, plutôt générée par l'affrontement de deux façons radicalement différentes de comprendre le monde dans lequel nous vivons. Ainsi, les crises que nous observons, économiques, sociales, environnementales, politiques, culturelles, etc. ne sont pas dissociées. Le fait qu'elles soient perçues comme indépendantes traduit une profonde incompréhension du monde que nous avons contribué à complexifier.

Nous ne réalisons pas suffisamment la profondeur des changements que le monde a connus depuis 50 ans. La population mondiale a plus que doublé et nous avons créé des systèmes complexes partout: mondialisation des marchés qui a fait sauter les frontières économiques et fragilisé les états-nations, produits dérivés qui ont lié des produits financiers autrefois indépendants (ex: hypothèques et assurances), Internet qui a fait exploser les communications, réseaux sociaux qui déstabilisent les médias traditionnels, etc. De plus, l'humanité, par la voie du nombre et l'impératif de la croissance économique, a acquis la capacité de perturber des systèmes naturels aussi complexes que le climat, si bien que National Geographic a récemment proposé de nommer la présente ère géologique "anthropocène".

Nous assistons présentement à ce qu'on appelle un changement de paradigme, le remplacement d'un modèle révolu par une explication plus cohérente et plus pertinente de notre monde. Depuis la Révolution industrielle, nous avons découpé la réalité en petits morceaux pour mieux la comprendre. Nous avons conçu nos organisations comme un assemblage de "parties", divisé le travail en "tâches", la connaissance en "disciplines", l'administration publique en "ministères" et nous avons travaillé en "silos". Nous devons maintenant déplacer notre attention des parties vers le tout et mettre l'accent sur les interrelations qui déterminent la dynamique des systèmes vivants auxquels nous appartenons. En somme, nous devons quitter le monde de la machine (assemblage de composantes) pour celui des réseaux vivants dans toute leur complexité. Les machines, on peut les contrôler, c'est rassurant. Les systèmes vivants, eux, réagissent, et pas toujours de la façon attendue...

Ceux qui ont une plus grande sensibilité aux interactions qui peuplent et relient les sphères environnementale, culturelle, sociale et économique, ne peuvent plus concevoir le développement de notre société de la même façon qu'avant, qu'ils possèdent ou non le cadre théorique pour décrire sa complexité. Les jeunes gens, dont l'univers est meublé de réseaux, qui voyagent dans des pays lointains pour voir comment vivent les gens et constater l'influence que notre mode de vie a sur eux, qui suivent des cours d'écologie dès le plus jeune âge et qui comprennent intuitivement les interactions caractéristiques des systèmes complexes, réclament à hauts cris qu'on leur permette d'adapter nos institutions à ce monde qu'ils voient différemment. Ils souhaitent acquérir, avec les outils d'aujourd'hui, les connaissances et les compétences dont ils auront besoin pour relever les défis sans précédent qui les attendent, et qui ne sont malheureusement pas compris, ni souvent même reconnus, par l'ancienne vision du monde. Mais ne faisons surtout pas l'erreur d'associer tous les jeunes avec le nouveau paradigme, et ceux des générations précédentes avec l'ancien. Il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler la composition des groupes de manifestants des 22 mars, avril et mai.

La démocratie participative est un concept très déstabilisant pour les défenseurs de la démocratie représentative, car elle est davantage associée au nouveau paradigme où les réseaux jouent un rôle fondamental. Il suffit de voir à quel point plusieurs politiciens et beaucoup de médias sont irrités par la position de "porte-parole" des étudiants dont ils veulent absolument faire des "leaders"... On a pu observer le même phénomène chez les indignés de Wall Street qui ont résisté à l'immense pression des médias américains, si enclins à "personnaliser" les débats. C'est tellement plus facile d'identifier et de "contrôler" quelques individus, et tellement insécurisant d'affronter un réseau, on ne sait pas par quel bout le prendre... Alors, si le Gouvernement et les médias continuent à s'acharner sur Gabriel Nadeau-Dubois, par exemple, ils feront la démonstration qu'ils ne comprennent pas grand chose au monde dans lequel on vit aujourd'hui.

Les mêmes politiciens et acteurs des médias invoquent le fait que nous vivons dans un état de droit pour condamner certains agissements. Soulignons que les lois actuelles ont été élaborées dans le paradigme qui est en train de s'éteindre lentement. Si on est tenu de les respecter, il n'est certes pas interdit de s'interroger sur leur pertinence. À quoi ressembleront les lois dans le nouveau paradigme? Se pourrait-il qu'elles se rapprochent davantage de la Justice et s'éloigne du désir de tout contrôler? À tous ceux qui sont justement tentés de se réfugier dans l'illusion du contrôle, il peut être utile de rappeler cette parole de sagesse de Benjamin Franklin: "Celui qui échange la liberté contre la sécurité ne mérite ni l'un ni l'autre et finira par perdre les deux"...

Il n'est pas étonnant de voir manifester côte à côte les étudiants et les partisans d'un développement plus équitable, plus collaboratif et plus soutenable. Mais attention, même le développement durable peut être compris différemment dans les deux paradigmes. Dans l'ancien, il consiste à améliorer nos façons d'agir actuelles, à s'efforcer de faire "moins pire" pour pouvoir poursuivre ce qu'on appelle souvent "business as usual". Dans le nouveau, il consiste à penser différemment. La compréhension des multiples interrelations qui déterminent le fonctionnement et l'évolution des systèmes complexes auxquels nous appartenons remet en question notre mode de développement, nous force à tenir compte de l'ensemble des contraintes bio-physico-chimiques qui sont devenues apparentes, et à adapter nos actions à la nouvelle réalité; c'est le domaine de la création et de l'innovation.

Un nouveau paradigme se développe d'abord "sous le radar" et ceux qui le portent sont marginalisés. Mais parce qu'elle donne une meilleure explication de la réalité, par exemple de toutes les crises qu'on observe actuellement, la nouvelle vision du monde est de plus en plus partagée. Le Québec arrive à ce point où les tenants des deux paradigmes sont à peu près du même nombre, d'où la polarisation de la population.

Enfin, bien que la situation actuelle comporte beaucoup de stress, il y a lieu de s'en réjouir car, pour emprunter le langage de la théorie de la complexité, un changement de régime est toujours précédé par une période de chaos. Ce passage obligé a été décrit avec éloquence par le physicien et historien des sciences Thomas S. Kuhn dans son célèbre ouvrage "La Structure des révolutions scientifiques: "Les révolutions politiques commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont contribué à créer. De semblable manière, les révolutions scientifiques commencent avec le sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction de la communauté scientifique, qu'un paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante pour l'exploration d'un aspect de la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les recherches. Dans le développement politique comme dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement défectueux, susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable des révolutions."
(La structure des révolutions scientifiques, trad. Laure Meyer, p.133, Champs/Flammarion n°115)
 

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