Notre destin de partager et d’aménager un espace avec les êtres et les choses

Éric Volant

L’association canadienne de la santé mentale de Montréal m’a accordé l’autorisation de reproduire sur l’Agora mon article: « Notre destin de partager et d’aménager un espace avec les êtres et les choses » Éric Volant

 

 

Au centre du poster qui annonce ce colloque, figure une main, bien enracinée dans la terre comme un arbre dont le vert feuillage couvre un large espace ensoleillé. La main fait corps avec le corps des travailleurs et fait corps avec leur lieu de travail. La main humaine est vraiment une machine prodigieuse. Il est extraordinaire jusqu’à quel point elle fait corps avec la nature et avec l’histoire de la communauté humaine. La main symbolise notre destin de partager et d’aménager un espace avec tous les autres vivants.

Voilà une synthèse picturale toute rêvée pour introduire mon propos qui se répartit en trois propositions : 1. nous sommes des êtres-là situés dans le monde pour l’habiter et l’aménager ; 2. Nous avons besoin d’une pensée globale qui, comme un grand souffle, est capable d’inspirer et de motiver notre travail au service du bien commun ; 3. nous sommes des êtres-là pour les autres, disponibles et vigilants.

1. Nous sommes des êtres-là

Il n’y a pas d’être sans lieu. Êtres physiques, faits de matière et de poussière, les choses et les vivants sont toujours quelque part, même quand ils se déplacent. Ne plus être là équivaut à ne plus être du tout. Être là, c’est ex-ister. Le préfixe « ex » signifie « hors de ». Exister, c’est donc « être situé hors de … ». Projetés dans le monde dès notre naissance, nous sommes habités par une force centrifuge qui nous porte à sortir de nous-mêmes et à nous ouvrir à une réalité autre que nous.

L’altérité fait de nous des êtres-là parmi d’autres êtres-là. Nous séjournons parmi les êtres et les choses avec qui nous partageons un milieu commun que nous appelons « monde ». « Pour l’être humain, cesser d’être dans le monde, c’est cesser d’être » (1). Nous n’existons que par notre rapport au monde. Nous sommes des êtres géographiques en quête d’un espace à aménager et à habiter. Nous façonnons cet espace, mais celui-ci nous façonne à son tour. Le paysage et le climat, la géographie physique, sociale et culturelle ont un impact sur notre tempérament, nos moeurs et nos coutumes.

Notre destin est d’habiter. « La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous sommes sur la terre est l’habitation. » (2) Être humain veut dire : être sur terre, c’est-à-dire : habiter. » Effectivement, habiter est constitutif de notre être qui reçoit et se donne un environnement où il peut développer ses potentialités créatrices, construire des ponts et bâtir des maisons, semer le grain et récolter des fruits, accueillir et communiquer afin de rendre le monde habitable. Toute l’histoire de l’humanité en témoigne : il existe chez les femmes et les hommes un vouloir habiter ensemble qui se traduit, de façon complexe selon les diverses cultures, par des manières communes de vivre ou des modes de penser, par un langage et un rituel commun. Pour durer, nous devons demeurer quelque part avec d’autres, créer des habitudes communes, mais aussi développer des habilités particulières selon les goûts et les talents de chacun.

« Dis-moi où tu habites et je dirai qui tu es ». On pourrait dire aussi : « Dis-moi où tu travailles et je dirai qui tu es ». Il y a une relation de réciprocité entre habitation et identité, entre travail et identité. Le choix de notre lieu d’habitation et la manière dont nous l’aménageons révèlent certains aspects de notre personnalité, de notre profil social et culturel, de notre style de vie. Et inversement, les bruits et les odeurs de la ville que nous habitons, le style du quartier où nous demeurons, notre logement ou son mobilier exercent une influence sur notre sensibilité, notre mode de vie et nos comportements. Ainsi, à Montréal, l’aménagement de ses divers quartiers, les mélanges architecturaux et les particularités culturelles des multiples communautés ethniques sont sans doute à l’origine de la flexibilité de l’âme montréalaise qui donne à la ville et à sa population une saveur originale.

Guy Debord, écrivain et cinéaste français, a élaboré une « psycho-géographie », qui étudie les effets des structures urbaines sur la vie quotidienne des citadins. (3) Il a pu observer que des constructions débilitantes génèrent des habitants tristes et que la forme des villes se reflète sur le visage des citoyens. Son projet situationniste consiste à créer des « espaces poétiques » qui entraîneraient un nouveau style de vie quotidienne plus esthétique. Ce projet provocateur, surtout destiné aux pauvres est sans doute utopique, car il n’a pas encore trouvé beaucoup de lieux pour s’accomplir. Cependant, toute son argumentation montre que la transformation culturelle et sociale d’un quartier ne peut se faire sans la transformation matérielle et physique des lieux. Il faudrait un mariage entre architectes, urbanistes, psychologues, artistes et intervenants sociaux pour rendre les villes plus habitables pour le peuple qui y vit et y travaille !

2. Il nous faut une pensée globale qui, comme un grand souffle, est capable d’inspirer et de motiver notre travail au service du bien commun.

Une pensée habitacle qui nous guide pour nous situer dans le monde.(4) L’écoumène est une de ces pensées habitacle. N’ayons pas peur du mot et prenons le temps de nous laisser apprivoiser par lui. Emprunté à la géographie, écoumène est comme écologie, économie et œcuménisme, dérivé du verbe grec oikô qui signifie « habiter ». (5) En géographie, écoumène désigne l’espace balisé et habité par l’homme. En philosophie, il signifie une réalité globale qui comprend tous les êtres-là et les relations qu’ils établissent les uns avec les autres : les humains, la faune et la flore, la mer et la forêt, les montagnes et les lacs, les rochers et le désert, en un mot : l’ensemble de la nature. L’écoumène comprend aussi toutes les œuvres humaines, les institutions, les édifices, les monuments, les objets d’art et toutes les choses utiles que la main humaine fait surgir de la matière. L’écoumène est donc un espace où les humains grandissent ensemble avec les autres vivants et avec les choses. Il est un milieu en perpétuel devenir et un lieu d’engendrement continu des choses et de nous-mêmes avec elles.  (Image: Petit jardin du paradis, d'un peintre inconnu du XVème siècle, tiré du site Mésologiques, d'Augustin Bergue.

L’écoumène est à la fois un lieu physique délimité par un territoire, et un lieu symbolique, défini par des réseaux de communication et de solidarité. Du point de vue de l’écoumène, le bien commun est plus que la somme des droits et libertés du plus grand nombre, plus que les libertés collectives d’une société ou d’une nation. Le bien commun est le maintien et le développement de tout le patrimoine naturel et culturel élaboré par les humains durant des siècles. Le bien commun est le maintien et l’entretien constants d’une relation étroite des humains avec les êtres et les choses qui peuplent l’univers.

Dans l’écoumène, tout se tient. Par exemple, ce livre sur la table a de multiples rapports au monde : à l’arbre, à la forêt, à l’industrie forestière, à l’industrie des pâtes et papier, à l’imprimerie, au monde de l’édition et de la diffusion, au transport. Sans oublier l’auteur même du livre et sa subjectivité, la réception de son livre par le public et les critiques littéraires. Ainsi chacune de nos interventions aussi modeste qu’elle soit, fait partie d’une longue chaîne qui relie le passé au présent, la nature à la culture, l’individu à la société, l’économie à la politique.

Cependant, l’écoumène est aussi un lieu de conflit. Par exemple, dans l’affaire d’Olymel à Vallée Jonction, il fut patent que des intérêts conflictuels mais indissociables, unirent direction et ouvriers de l’usine, producteurs et vendeurs de porc, commerçants et divers métiers associés à l’entreprise, la population locale qui vit de cette ressource économique vitale pour la région. Sans oublier le porc lui-même, les conditions de son élevage, de son alimentation, de son traitement et de son abattage, en un mot de son bien-être physique ! À la fois, mère nourricière généreuse et victime sacrificielle de l’écoumène, le porc demeure silencieux dans tout ce débat, à l’instar de la vache folle, accablée de tous les maux alors que la responsabilité de l’homme y est directement engagée.

3. Nous sommes des êtres-là pour les autres

Dès qu’un enfant met les pieds dans la maison, il crie : « Maman, es-tu là ? », ce qui veut dire : « es-tu là pour moi ? » Nous sommes des êtres-là pour les autres. Dans notre travail quotidien, aussi modeste soit-il, notre souci consisterait à chercher notre juste place dans l’écoumène et la juste mesure de nos interventions. « Juste » au sens de « justesse », c’est-à-dire des attitudes et des comportements « ajustés » à des situations complexes où le bien et le mal sont imbriqués l’un dans l’autre comme l’endroit et l’envers de la même réalité. Ce n’est pas une tâche de tout repos. Nous avons de la peine à nous situer par rapport au bien et au mal. La mentalité individualiste de notre époque nous sépare d’autrui, de l’environnement naturel et du monde social, de l’écoumène que nous formons ensemble. Nous habitons mal notre monde, c’est là l’origine de nos angoisses, car nous avons perdu nos repères naturels, culturels et communautaires. Il n’est donc pas étonnant que nous cohabitions bien et mal avec nos semblables, que nous grandissions bien et mal avec les êtres et les choses qui nous entourent, que nous soyons plus ou moins en bonne santé mentale et physique.

Le philosophe américain Richard Rorty donne de la personne humaine la définition suivante : « la personne est un être qui peut être humilié ». (6) Le lien social qui nous unit à l’espèce humaine et aux autres espèces, ce n’est pas une langue commune, mais la commune vulnérabilité à la douleur. « La douleur est non linguistique », car « il n’existe rien qui ressemble à « la voix des opprimés » ni « au langage des victimes. » C’est à nous, intervenants, qu’il incombe de transposer leur cri de rage en langage. Viendra le moment où nous serons affligés et enragés à notre tour. Ne sommes-nous pas des cohabitants du monde qui avons tous notre part de souffrance et d’aliénation, même si celles-ci sont inégalement distribuées par la nature, par les structures sociales, par l’égoïsme des uns et des autres ?

Malgré leur importance, ce n’est ni la charte des droits et libertés, ni la charte des responsabilités, que l’on tente d’établir au Québec, qui suffiront à soulager la souffrance des autres, mais l’empathie. L’empathie n’est pas la compassion, mais la capacité de saisir avec justesse le degré d’intensité du désir ou du sentiment de l’autre afin que notre aide soit adéquate et pertinente. Il y a une qualité humaine qui m’est chère et que j’appellerais volontiers la déférence, même si le mot sonne vieilli. Ce n’est ni de la condescendance, ni de la soumission craintive, mais la capacité de laisser à l’autre la chance d’avoir lieu en tant qu’être différent et d’avoir un lieu, de disposer d’un espace pour développer ses potentialités. À l’opposé de la déférence se situe le mépris. L’arrogance et l’intimidation sont des tendances de la rivalité politique et commerciale contemporaines qui refusent précisément à autrui la possibilité d’avoir lieu, d’advenir et la possibilité d’avoir un lieu pour exister.

Il nous faut aussi apprendre à respecter les choses, à les recevoir, à les donner ou à en jouir. Il nous faut réapprendre à reconnaître la part de nous-mêmes qui est dans les choses et à reconnaître la part des choses qui est en nous. Au fil de l’histoire, nos ancêtres les ont chargées de sens et de valeur et, c’est à nous de les investir de sens et de valeur encore aujourd’hui en fonction du bien commun des générations à venir. Notre siècle de surconsommation et d’accumulation de déchets a tendance de produire du jetable, de produire des choses pour s’en défaire aussitôt. Les lieux et les objets de la mémoire sont vite oubliés. On gaspille de la nourriture, on épuise l’eau et l’on détruit la forêt. Avec la perte du souci et du goût des choses, nous risquons de perdre le souci et l’estime de nous-mêmes et de nos semblables, car tout se tient dans l’écoumène.

Une étude menée par le groupe Terralingua, de concert avec l’UNESCO, observe des rapports inquiétants entre les écosystèmes menacés et les langues menacées. (7) Quand les oiseaux ne chantent plus, des langues humaines disparaissent. Le silence des oiseaux annonce le silence des humains. Si les humains ne gèrent pas mieux leur vie sur la planète, ils risquent de disparaître, alors que la vie continuera pour les espèces qui s’adapteront mieux. L’écoumène n’est pas un lieu bucolique de fusion de l’homme avec la nature. L’être humain doit négocier sans cesse son autonomie et sa liberté. La nature, avec toute la richesse de ses ressources et avec toute la beauté de ses paysages, n’est pas seulement un endroit, mais aussi un envers. Mère féconde et marâtre, sa main bénie assure notre croissance, sa main maudite, que l’on appelle parfois « main de Dieu », tsunamis, ouragans, tremblements de terre, détruit sur son passage les vivants et les choses. Être là est toujours risqué. Par ailleurs, être menacé est à la fois une preuve et une épreuve : une preuve que nous existons et une épreuve qui nous appelle à sub-sister, à ré-sister et à persister, en un mot à rebondir et à nous resituer de multiples façons face aux enjeux majeurs de l’écoumène.

Ce qu’il faut préserver coûte que coûte, c’est notre liberté de penser et de notre capacité de l’exprimer. Hannah Arendt insiste sur « l’aptitude à penser » comme une attribution accordée à tous, mais qui fait souvent défaut, même à ceux que l’on appelle savants ou experts. (8) L’auteure fait d’ailleurs une distinction très nette entre l’activité de connaître et l’activité de penser. Connaître, c’est accumuler des savoirs. « Penser », par contre, c’est se retirer de la place publique, quitter les barricades, rentrer chez soi et « entamer un dialogue silencieux et solitaire ». Travailler pour le bien commun ne veut pas dire être constamment dans la rue afin de répondre aux urgences. Parfois, mieux vaut se cacher pour être plus efficace, rester dans l’ombre. Mais pour penser, il ne suffit pas de se retirer, mais il faut se recueillir, rassembler toutes ses forces intérieures pour aller jusqu’au nœud des choses. La vigilance est la capacité de discerner le sens interne des choses, de découvrir les relations de réciprocité, de proximité et de contradiction qui existent entre les multiples événements et situations qui traversent l’existence.

Êtres relatifs en relation avec d’autres êtres relatifs, évitons d’absolutiser notre liberté individuelle de sujet humain ou d’intervenant social. Souvenez-vous que vous avez appris à penser et à vouloir à la maison et à l’école et que votre conscience, aussi intime soit-elle, est l’expression des représentations collectives et des valeurs que partage votre milieu. Les choix, qui sont les vôtres et que vous croyez originaux, sont un reflet de l’esprit collectif et de la mentalité générale, ce qui n’empêche pas votre liberté créatrice de se déployer avec force et fermeté. À certains moments-clé de votre histoire personnelle ou dans certaines situations d’urgence à votre travail ou dans la société, il se pourrait que vous preniez des décisions déchirantes, que vous alliez à contre-courant d’une opinion publique, du pouvoir politique en place ou de votre réseau d’appartenance. Mais alors, il vous faudra créer de nouvelles solidarités.

Que vos choix soient, d’une part, portés par une pensée globale, inspirés par un grand souffle et guidés par une vision aussi vaste que celle de l’écoumène. Et d’autre part, qu’ils soient animés par un souci très concret des personnes que vous côtoyez dans vos réseaux de vie et de travail. Il vous faut un esprit éveillé à la fois aux enjeux majeurs de l’écoumène et à la complexité de la personnalité de chacun. Sinon vous vous promènerez d’une activité à l’autre comme des somnambules et vous serez absents de votre propre vie !

Notes

(1) L. Giroux, Jalons historiques pour une éthique de finitude, Montréal, Liber, « la pensée en chemin », 2006, p. 89.
(2) M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1964, p. 151-157.
(3) G. Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, « Folio ». 1971, p. 165-179 .
(4) S. Harel, Les passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, « Théorie et Littérature », 2004.
(5) A. Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, «  Mappemonde, 2000.
(6) R. Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Paris, A Collin, 1993, p. 134-137.
(7) J. Dufresne, « Quand le silence des oiseaux annonce celui des hommes », dans Encyclopédie de la francophonie, www. agora.ca
(8) H. Arendt. Considérations morales. Paris, Payot & Rivages, 1996.

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