La servilité des journalistes étrangers en Union Soviétique
En plus des restrictions rigoureuses prescrites par les autorités soviétiques, de nombreux journalistes s'imposent eux-mêmes des restrictions personnelles. Ceux qui ne parlent pas couramment le russe -ils sont relativement nombreux n'ont aucun espoir de sortir de leur isolement, même l'espace d'un après-midi. Quant à ceux qui savent le russe, la majorité d'entre eux ont peur d'engager la conversation avec des citoyens soviétiques, même au cinéma ou sur les gradins d'un stade de football, et n'envisageront jamais d'inviter une jeune fille ou un couple russe à une réunion amicale. D'ailleurs, ils n'aiment guère les films ni les matches de football russes; ils préfèrent les soirées organisées à l'intérieur de la colonie occidentale et les films projetés dans les ambassades étrangères. Après un séjour de plusieurs mois à Moscou, le nouveau venu abandonne ses belles résolutions et tombe dans un état dépressif; impatient de se soulager de ses griefs, de trouver un peu de sympathie, il recherche désespérément la compagnie des autres journalistes étrangers; et tous compatissent, tous se plaignent de la difficulté d'écrire un article de véritable information, tous ensemble tentent d'échapper aux contraintes rigides, épuisantes, d'un milieu hostile.
Situation regrettable, mais très compréhensible, la plupart des journalistes passent quelque quatre-vingt-quinze pour cent de leur temps parmi les membres de la colonie étrangère ou avec leurs interprètes officiels et autres « assistants » locaux, qui bien sûr rédigent des rapports à l'intention des autorités. Les journalistes occidentaux ont perdu jusqu'à l'habitude de flâner dans les ruelles de Moscou ; plutôt que d'acheter un bocal de concombres dans une modeste boutique, ils préfèrent aller dans les grands magasins où l'on paie en monnaie étrangère, et dans les cantines des ambassades. Alors que le régime soviétique les condamne à un certain isolement, ils ont tendance à s'enfermer eux-mêmes dans un isolement encore plus étroit. D'autre part, il existe une poignée de correspondants occidentaux qui vivent ici depuis dix ou vingt ans, qui connaissent bien la Russie et de nombreux Russes. Parfaitement renseignés, ils pourraient écrire d'excellents articles d'information critique. Mais les membres de ce petit groupe sont encore plus prudents que leurs confrères envoyés à Moscou pour deux ou trois ans. Les journalistes bien renseignés doivent particulièrement veiller à ne pas mettre en danger les amis russes avec qui ils entretiennent des rapports de confiance réciproque ; en outre, ils redoutent l'imprudence qui mettrait terme à leur séjour ( «installés » à Moscou, ils mènent une existence très confortable). Ils ne se sentent jamais libérés de la peur d'être expulsés-les expulsions sont fréquentes. Cette peur se manifeste clairement dans le contraste entre ce qu'ils disent au cours des •conversations privées et ce qu'ils écrivent pour leurs journaux. Le chantage à l'expulsion est implicite dans l'ensemble des conditions de vie d'un étranger. Parfois, le chantage se fait explicite : les articles du journaliste sont minutieusement examinés, puis celui-ci est convoqué au ministère des Affaires étrangères, où on lui apprend en autant de mots que la durée de son séjour dépend directement de ce qu'il écrit sur la Russie.
Ainsi donc, les hommes le mieux renseignés sur la Russie ne peuvent exposer ouvertement leurs connaissances, car ces connaissances sont une menace.