De Desmarais en Sirois

Jacques Dufresne

Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se pose en ce moment plus que jamais dans le monde. Aujourd'hui dans la démocratie américaine, la richesse est un atout pour un candidat. Elle vaudra peut-être à Mitt Romney d'être élu président. Au Québec, la richesse certes est aussi un atout, plus déterminant peut-être qu'aux États-Unis parce qu'elle est répartie entre un petit nombre de citoyens, mais, chose regrettable, elle reste invisible.

Est-il permis à un auteur de relire un de ses livres pour s'éclairer lui-même à la veille d'une élection? Oui? J'ouvre donc la Démocratie athénienne, miroir de la nôtre et je tombe sur ce passage : « Nous sommes au début du Ve siècle avant Jésus-Christ. Au cours des siècles précédents, la Grèce entière a été la proie d'une poignée de grands propriétaires appelés oligarques. Clisthène, le réformateur, a adopté des mesures efficaces pour empêcher le retour en force de ces oligarques. La principale de ces mesures fut l'ostracisme. Ce mot vient de ostrakon, ''coquille d'huître'' puis "tesson''. Quand un citoyen estimait que tel ou tel grand personnage avait, de par sa richesse, une influence démesurée dans la cité, il pouvait exiger qu'il soit exilé pour dix ans. Il lui suffisait pour obtenir gain de cause, de convoquer une assemblée et de soumettre son accusation au vote, lequel consistait à inscrire le nom de l'accusé sur un tesson ». Cette loi hélas! enfermait un mal du même ordre que la ploutocratie : la démagogie. Elle a dans les faits conduit à des ostracisations injustes, comme celle du sage Aristide. Vue d'aujourd'hui, elle a toutefois le mérite de nous rappeler que dans la première démocratie, la présence physique, le rayonnement immédiat et direct de la personne, la persuasion par la parole vivante avaient une importance qu'ils n'ont plus à l'heure actuelle ». Au Québec, en restant dans les coulisses, le riche faiseur de rois s'ostracise en quelque sorte lui-même, sans rien perdre toutefois de son pouvoir réel. Il pourrait même se retirer dans un autre pays pendant la campagne électorale et conserver tout son pouvoir, surtout s'il est un expert en télécommunications. C'est cette invisibilité qui est le problème. Au Québec toujours, tout le monde connaît le pouvoir qu'a exercé Paul Desmarais notamment sur les partis libéraux québécois et canadiens. Après les livres de Robin Philpot et Richard Le Hir, je n'ai rien à ajouter ici sur cette question. Les citoyens athéniens auraient-ils ostracisé les syndicats, s'il y en avait eu dans leur cité? Monsieur François Legault l'aurait fait et il a suffisamment reproché à Mme Marois ses rapports amicaux avec eux pour que l'on puisse considérer l'affaire comme close. Tous les électeurs québécois savent que le PQ est proche des syndicats. Il n'a, par contre, presque jamais été question de M. Charles Sirois, co-fondateur de la CAQ, dans la présente campagne électorale. Il est rentré dans les coulisses et c'est précisément de cela qu'il faut s'inquiéter. S'il avait choisi les armes de la parole et de la présence réelle en se présentant dans un comté, on saurait tout sur ses affaires personnelles, on lui aurait même demandé de rendre ses rapports d'impôts publics, comme on l'a fait pour Mitt Romney. Il est encore temps d'informer les électeurs à son sujet.

C'est un article du document un « Québec Responsable », dont s'est inspirée l'Action démocratique à ses premières heures, qui m'incite à participer à cette opération lucidité : « L’intégrité va plus loin que la simple exigence de voir les personnes en politique s’abstenir de manipuler les fonds publics : elle suppose que l’on dise les choses comme elles sont. Cette notion dépasse aussi l’obligation de transparence dont on charge les hommes et les femmes politiques; elle suppose que l’on s’oblige collectivement à plus de lucidité ». (Que reste-t-il de cet esprit dans le parti co-fondé par Charles Sirois? Le Journal de Montréal vient de publier un article sur les dons faits aux trois principaux partis politiques depuis 2001 par 20 personnes accusées de corruption ces dernières années : dons au PLQ 183 435$, au PQ:38 270$, à l'ADQ : 39, 800$. Total : 261, 505$). Je précise d'abord que je n'ai rien contre l'entreprise privée, ni contre la réussite en affaires. Je n'ai que de l'admiration pour des entrepreneurs comme Armand Bombardier. Quand j'ai vu apparaître François Legault en tant que chef de parti, sa réussite en affaires me semblait devoir être mise à son crédit. Jusqu'au jour où j'ai appris comment il avait encaissé ses premiers millions : en vendant ses actions d'Air Transat sans avertir ses partenaires. Il s'enrichissait ainsi lui-même et appauvrissait ses partenaires, et cela dans une conjoncture très difficile pour l'entreprise. Denis Lessard a résumé ainsi cet épisode dans le journal La Presse du 26 février 2011:

«A 29 ans, il a emprunté 50 000$ pour lancer l'aventure Transat, avec Jean-Marc Eustache et Philippe Sureau. La compagnie a rapidement décollé. En 1997, rien n'allait plus. Il a claqué la porte et vendu ses actions sans même prévenir ses deux associés, une hérésie dans le milieu des affaires. ''J'ai eu un différend avec eux, la convention d'actionnaires était terminée, j'avais le droit de vendre'', a-t-il dit. »

Avis aux partenaires actuels de monsieur Legault, à monsieur Duchesneau en particulier. Avant d'entrer en politique aux côtés de François Legault, monsieur Duchesneau a scruté à la loupe les livres du parti, la CAQ. Indice de pureté : 100%. Mais quel indice de loyauté monsieur Duchesneau aurait-il accordé à son chef s'il avait fait entrer l'opération Air Transat dans son champ d'examen?

Monsieur Duchesneau s'est sans doute aussi interrogé sur les raisons pour lesquelles le parti, lancé dès février 2011 par François Legault et Charles Sirois, a attendu jusqu'au 4 novembre de la même année pour s'enregistrer comme parti politique et se soumettre par là à la loi québécoise du financement des partis politiques. Auparavant tout était permis. On ne saura sans doute jamais quelle fut la contribution de Charles Sirois et de ses amis dans ce contexte, sauf peut-être si, une fois élu ,monsieur Duchesneau poussait son devoir d'incorruptible jusqu'à faire enquête sur les origines de son parti. Le moins qu'on puisse dire c'est que s'il y avait eu des citoyens athéniens de la belle époque dans le premier conseil de la CAQ, monsieur Sirois aurait avalé bien des coquilles d'huitres...

Si Paul Desmarais a exercé une influence démesurée sur le PLQ, s'il a eu l'occasion de le sauver, il n'a pas eu l'honneur de l'avoir fondé. C'est plutôt le PLQ qui, indirectement, a fondé sa fortune, en indemnisant généreusement, au début de la décennie 1960, les actionnaires des compagnies privées d'électricité, lesquelles ont placé un partie de cet argent dans une compagnie appelée Power Corporation, dont Desmarais fit ensuite l'acquisition, dans des conditions qui s'expliquent bien par ses engagements postérieurs. Charles Sirois en revanche aura l'honneur d'avoir été l'un des co-fondateurs de la CAQ, ce qui lui donnera une redoutable autorité morale. Il aura éternellement droit à la reconnaissance dû au père tout en multipliant les petits gestes d'amitié normaux entre frères.

Voici ce qu'on pouvait lire dans La Presse du 15 mai 2007. « Après avoir fait fortune dans les télécoms et acheté la maison de production Zone 3, Charles Sirois investit dans la santé. Le fondateur de Télésystème devient partenaire de Plexo, une nouvelle clinique privée qui mise sur la prévention. La nouvelle entreprise se targue d'offrir un bilan de santé préventif ''pour le prix d'un café par jour pendant un an'' tant aux employeurs qu'à la population en général ».

Plexo compte 120 employés et entre autres activités lucratives, déguisées en lointaine prévention, elle offre des vaccins aux voyageurs. Ce qui soulève une question intéressante : pourquoi le système public ne vendrait-il pas lui-même ces vaccins? S'il le fait déjà pourquoi partager avec le privé cette occasion d'accroître ses revenus? Autre question : à qui profitera le préjugé favorable de la CAQ à l'endroit du privé en santé? Troisième question, pourquoi ne trouve-t-on sur le site de Plexo aucune information sur ses propriétaires?

Charles Sirois s'est intéressé au Fond d'intervention économique régionale mieux connu sous le nom de FIER. Une erreur de parcours de sa part, selon Michel Nadeau. Cette erreur l'a toutefois mis en contact avec François Legault dans un contexte que les électeurs ont intérêt à connaître. Ils peuvent lire à ce sujet l'article que Pierre Dubuc a récemment consacré au livre de Gilles Toupin sur la CAQ.

Il y a dans notre histoire de nombreux hommes d'affaires efficaces qui ont toujours subordonné leurs intérêts personnels à ceux de leurs concitoyens. Ce fut le cas notamment d'Alphonse Desjardins, ce fut le cas de Claude Béland et c'est encore le cas de la plupart des dirigeants de nos coopératives. Dans ce milieu on respecte encore l'ancienne morale des affaires dont la caractéristique principale était de ne pas avoir de statut distinct (et permissif) par rapport à la morale commune. Dans la morale actuelle des affaires, un bon coup est un beau coup, même s'il oblige les contribuables à payer la note à coups de milliards.

La carrière de Charles Sirois, homme d'affaires selon la nouvelle morale, n'est pas exempte de tels bons coups. À preuve son coup magistral (sic) de 2000 comme en fait foi le site Argent de Québécor Multimedia :

«En 2000, au sommet de la bulle des technos, l’homme d’affaires vend Téléglobe à Bell pour 6,5 G$. Deux ans plus tard, Téléglobe est toutefois mise en faillite, et Bell est forcée de radier 2,1 G$ de la valeur d’Excel, acquise aussi par Bell dans la transaction et que M. Sirois avait achetée en 1998. »

Dans le même article, le commentaire de Michel Nadeau précise bien que la manœuvre de Sirois a eu lieu juste avant l'éclatement de la bulle, ce qui en fait un coup magistral en affaires, même si du point de vue du bien commun il s'agit d'un coup sordide : «À propos de la vente de Téléglobe à Bell, M. Nadeau parle d’un coup magistral qui lui a permis d’échapper juste à temps à l’effondrement des valeurs techno ».

Jean-Claude Lauzon a vu clair : «Téléglobe était une société d’État fédérale qui était fort rentable du temps qu’elle était gérée par des fonctionnaires. Puis, Brian Mulroney, alors Premier ministre du Canada et grand partisan de l’idéologie néolibérale, a vendu cette entreprise pour des miettes à la binerie Memotec qui l’a ensuite refilée au tandem Bell et Charles Sirois, la vedette d’alors de l’entrepreneurship québécois qui, en bon «smat» qu’il était, ne se gênait pas pour multiplier haut et fort ses lumineux conseils sur la façon de gérer l’État.

Excel Communications des États-Unis acquise en 1998 par le ''visionnaire'' Charles Sirois au prix d’environ 6.7 milliards$ canadiens (4.4 milliards$ US) fut vendue en 2001 à l’entreprise américaine Vartec Telecom pour moins de 250 millions$ US («Vente d’Excel: Téléglobe se débarrasse d’un boulet». La Presse, 28 août 2001, Charles Côté, journaliste) ».

En signe de reconnaissance pour ses coups magistraux, la compagnie Ernst & Young, où François Legault a ses habitudes, a décerné en 2010 à Charles Sirois son Grand Prix de l'Entrepreneur. Quelques années plus tôt, il était devenu le premier francophone à présider le conseil de la banque torontoise CIBC.

Mon but ici n'est toutefois pas de faire le procès de l'immorale morale officielle des affaires, laquelle remonte à Adam Smith et à cette main invisible qui fait concourir les calculs égoïstes de chacun au bien commun. Mon but est de rappeler aux Québécois qu'en passant des libéraux aux caquistes de François Legault, ils iraient de Desmarais en Sirois, allusion à l'expression bien connue, déjà utilisée par La Fontaine, de Charybde en Scylla. «A l'origine Charybde et Scylla auraient été deux dangers du détroit de Messine, entre l'Italie et la Sicile, le premier étant un tourbillon, le second un écueil. Les marins qui cherchaient à éviter le premier allaient périr en s'écrasant sur le second ».

Cette histoire racontée dans l'Odyssée d'Homère a suscité une multitude de commentaires notamment parce qu'elle illustre une situation fréquente dans la vie humaine: une alternative dont les deux branches sont aussi inacceptables l'une que l'autre.

 

Merci à Marc Chevrier pour les pistes qu'il m'a indiquées. J.D.

 

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