Kant et l'éducation du corps

Raymond Thanin

Préface à une édition de 1886 du Traité de pédagogie de Kant.

Le Kant de la Pédagogie n'est pas exclusif. Tout notre être a pour lui droit à la vie et à l'éducation. Aucune faculté ne vaut par elle-même. Les parties ont dans le tout leur raison d'être et leur prix. Par le développement exagéré d'une seule tendance, vous produiriez peut-être un phénomène. On vous demande un homme. Sans doute ce mot signifie surtout un être moral; et la moralité est ce qui donne à la vie un sens, à l'éducation un but. De même, à tous les degrés de l'échelle, l'inférieur n'existe que par le supérieur et pour lui. Ainsi, parmi les facultés intellectuelles, la mémoire n'est que l'auxiliaire du jugement, et nous n'avons que faire d'un lexique vivant, si ce n'est « comme d'une bête de somme », apportant des matériaux au travail d'autrui. Mais si tout doit être mis à sa place, tout a une place dans la Pédagogie, et il n'est pas sans quelque intérêt d'entendre de Kant des recommandations imitées de Rousseau sur l'allaitement maternel et l'usage des maillots. Après l'éducation proprement physique, et celle-la même n'est un besoin que pour l'homme, vient une éducation que Kant appelle encore physique, parce qu'elle est la culture de nos aptitudes naturelles, et qui comprend l'éducation des sens, de l'intelligence, et une discipline toute mécanique de la volonté. Après quoi il restera à l'éducation à faire plus et mieux qu'un être naturel, nous avons dit : un être moral.

Certes, cette conception pédagogique ne ressemble guère à celle que répand parmi nous la propagande positiviste. Loin d'être la contemplation passive et le culte servile des instincts de l'entant, l'éducation est une infatigable ascension et un constant effort pour sortir de la nature. Loin d'être rivée aux préoccupations utilitaires, elle en est le détachement et l'oubli; et le mot intérêt, si souvent prononcé par Spencer, l'est à peine une fois par Kant. Pour l'un et pour l'autre, nos différentes facultés, et les différents genres d'éducation qui leur conviennent, forment une hiérarchie. Mais l'un regarde toujours en bas, l'autre toujours au sommet de l'échelle. Pour l'un il s'agit avant tout d'élever un animal et qui vive. Pour l'autre l'éducation a justement comme fin de convertir cet animal en homme, et qui pense, et qui veuille. La tâche commence vraiment pour Kant là où pour Spencer elle s'arrête le plus souvent. Le luxe de celui-ci est le nécessaire de celui-là. L'un rêverait sur le berceau de l'enfant à un solide gaillard qui serait aussi un heureux et un habile, l'autre à ce serviteur désintéressé que le devoir demande et que les passions humaines lui disputent. C'est que nous cherchons à faire de l'enfant un homme tel que nous concevons l'homme; c'est que notre pédagogie ressemble toujours à notre métaphysique.

Mais, pour être haut placé, l'idéal de Kant n'est pas suspendu en l'air, et ce serviteur d'un devoir absolu qu'il cherche ne doit pas être une abstraction sans corps et sans vie physique. Un souci domine tous les autres, mais ne les supprime pas; et l'élève de Kant est bien en chair et en os. Il ne rappelle en rien ces pâles ascètes, ces idéalistes en action dont le Moyen Âge nous a légué l'imposant, mais peu encourageant exemple. Pour n'être pas positiviste, Kant est un moderne. Il est fils du XVIIIe siècle. Il est disciple de Rousseau. La nature, qui n'est pas tout pour lui, est quelque chose. Et de même, nous le verrons, l'expérience. Cette conciliation de deux tendances et de deux vérités contradictoires en apparence n'est-t-elle pas d'ailleurs toute l'œuvre et toute la pensée de Kant?

S'il s'agit du corps, c'est alors surtout que la nature a des droits. Et Kant répète contre certaines pratiques à la mode dans l'éducation de son temps, — et du nôtre, inventions et interventions maladroites d'éducateurs trop civilisés, tels que berceaux, maillots, lisières, des protestations qui étaient elles-mêmes une mode à la fin du XVIIIe siècle. Aux parents qui s'étonnent que l'enfant emmailloté crie et se débatte, il propose de faire sur eux-mêmes l'expérience, et d'éprouver jusqu'où ira leur patience de grandes personnes. Toute sa pédagogie consiste provisoirement à respecter la nature, et à croire en elle. Elle apprendra à l'enfant à marcher, même à écrire. Ne pas la contrarier doit suffire à notre ambition. « La première éducation doit être purement négative ». On respectera jusqu'aux cris de l'enfant, tant qu'ils sont naturels. Car ils doivent avoir leur raison d'être. Kant croit aux causes finales. Et il n'est pas à la fois de pire hygiène et de pire discipline que de s'ingénier à les apaiser par des caresses et des chants, ce qui est donner à des marmots un moyen de nous dominer, et leur apprendre, avec le despotisme, le caprice.

Dans cette réserve même, et dans cette attitude tout expectante de l'éducateur, on sent poindre une prévoyante défiance. Rien n'est mauvais sortant des mains de la nature, mais rien n'est bon non plus; et on a vite fait de tout gâter. Car, pour innocent qu'il soit, le naturel de l'enfant a une singulière propension à se laisser corrompre; et s’abstenir est pour un père de famille un rôle plus difficile à garder qu'on ne croit. Nous demanderons même à Kant si c'est un rôle naturel, et si l'instinct ne mérite d'être écouté que lorsqu'il est un instinct d'enfant. Quoi qu'il en soit, cette abstention est la première manifestation de l'esprit de discipline, qui doit présider même à ces débuts de l'éducation. C'est une règle à l'usage des parents, en attendant les règles à l'usage des enfants. Et elles ne tarderont guère. Car, par discipline encore en même temps que par hygiène, on endurcira les enfants. Ce qui ne veut pas dire qu'on en fera des ascètes précoces. Mais enfin « un lit dur est plus sain qu'un lit mou », plus sain pour le corps. « Et en général une éducation dure sert beaucoup à le fortifier ». Spencer pense autrement. Ce n'est pas seulement la pédagogie, c'est l'hygiène des gens qui ressemble à leur morale et à leur métaphysique. L'enfant a bien au moins autant de penchant à la mollesse qu'à l'endurcissement. Mais dans la nature, qui est complexe, Kant fait son choix, ce qui n'est pas lui être infidèle. Encore moins irait-il jusqu'à lui faire violence, et il condamne tout le premier cette éducation qui, sous prétexte de faire les enfants robustes, les fait morts. C'était l'éducation russe d'alors, parait-il. L'important est de ne pas suggérer de besoins aux enfants, et de ne pas leur donner d'habitudes.

On sait que Kant a la haine des habitudes. Il ne se dit point que ne pas donner d'habitudes reviendrait à ne pas élever du tout. En effet pour lui l'éducation est surtout préventive, et consiste à laisser à la moralité la possibilité de naître, et la place où s'épanouir. Or les habitudes d'enfant deviennent des habitudes d'homme. Et la liberté, prévenue par elles, les trouve établies dans l'âme comme autant d'ennemies à déloger. Sans doute le mérite serait double à triompher ainsi de son éducation. Toutefois Kant semble ici préférer modestement que l'éducateur ne mette pas son point d'honneur à engendrer pour l'avenir de glorieux conflits. Et pour n'habituer à rien, le mieux serait d'habituer à tout. Il reste entendu que là où la nature ne se prête pas à cet apprentissage varié, son veto sera obéi. C'est inutilement, par exemple, et c'est cruellement que l'on tenterait d'exercer les enfants à supporter tous les degrés de chaud et de froid, à dormir ou à manger sur commande.

On le voit, la mesure de Kant est toujours la même entre la discipline naissante et les instincts de l'âme ou du corps. Cette discipline veille même uniquement à ce que les instincts ne cessent pas d'être les instincts en devenant habitudes. Ainsi Kant pousse la fidélité envers la nature jusqu'à lui donner des alliés contre elle-même. Cependant la nature réclame, par la périodicité de certains besoins, une régularité qui ressemble à l'habitude. Cette ressemblance ne doit pas nous tromper. Il y a loin de l'habitude qui s'impose à la règle que l'on impose. Cette régularité dans le temps fixé pour le sommeil, pour les récréations, pour les promenades, est même un excellent apprentissage de l'ordre qu'il faut apporter en tout dans la vie. « Dans les choses indifférentes, on peut laisser le choix aux enfants, pourvu qu'ils continuent toujours d'observer ce dont ils se sont fait une loi ». Ainsi on se fait à soi-même une loi; mais cette loi sortie de notre volonté lui devient supérieure, et lui apparaît inviolable. La volonté se voulant elle-même, c'est là pour Kant toute la morale et c'est le commencement de la moralité. Mais nous prononçons trop tôt ce mot, quoique l'éducation morale descende dans l'éducation physique, lui donnant un sens et une portée nouvelle. Entre l'éducation du corps et l'éducation de la liberté (si on peut donner à la liberté une éducation), il y a même un long chemin à parcourir, et c'est dans la maturité et le plein développement de tout notre être que l'on pourra préparer et attendre cet achèvement, sans lequel il serait comme s'il n'était pas.

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