Les collèges classiques

Hélène Laberge
Dans le débat sur l'éducation, et plus précisément sur l'enseignement collégial, on fait souvent allusion aux collèges classiques. Certains en ont la nostalgie, d'autres semblent persuadés qu'il reste un ultime effort à faire pour en éliminer jusqu'au souvenir.

Ne faut-il pas plutôt se demander: que pouvons-nous, que devons-nous retenir de cette tradition pour le bien des étudiants d'aujourd'hui et de demain?
«Le collège classique est devenu, pour les Québécois de moins de trente ans, un lointain passé qui n'a guère d'intérêt, si ce n'est folklorique.[...] Une perception aussi unanimiste et simpliste arrange bien du monde, mais au prix d'une déformation radicale de la réalité historique. Il suffit de remonter aux tentatives de regroupement des institutions classiques et aux premiers examens collectifs de baccalauréat, en 1853, pour se rendre compte que l'unanimité n'était guère courante et que les choses n'étaient pas aussi simples.» (1)

On peut ramener les nombreuses critiques dont le cours classique a été l'objet à la formulation suivante, qui finira par emporter la digue: dans le cours classique on néglige les sciences, on refuse la modernité. Dans le bref aperçu qui suit, on verra que c'est effectivement une conception humaniste de l'éducation qui aura inspiré les fondateurs.

Les origines européennes du cours classique

Le collège classique est une institution française qui a été adaptée au Québec. Le premier collège classique a été fondé à Québec, en 1655, par les Pères Jésuites. En 1664, Mgr de Laval pouvait écrire à Rome que les «classes d'humanités sont florissantes et que les enfants sont élevés de la même manière qu'en France.»

Voici un texte de Paul-Emile Roy, tiré de Dires qui rappelle les racines européennes du cours classique:

«À la Renaissance, les collèges des jésuites, qui inspirèrent plus tard l'école républicaine, et qui exerceront une si grande influence sur l'éducation en Occident, enseignent les humanités qui visent avant tout à donner à l'étudiant une formation intellectuelle humaniste. Montaigne, à la même époque, soutient qu'il faut former le gentilhomme, non l'homme d'aucun métier ni d'aucune époque. La Logique de Port-Royal, livre qui forma de grands savants, dont Pascal, reprend la même thèse: «On se sert de la raison comme d'un instrument pour acquérir les sciences, et on se devrait servir, au contraire, des sciences comme d'un instrument pour perfectionner sa raison... Les hommes ne sont pas nés pour employer leur temps à mesurer les lignes, à examiner les rapports des angles, à considérer les divers mouvements de la matière. Leur esprit est trop grand, leur vie trop courte, leur temps trop précieux pour l'occuper à de si petits objets; mais ils sont obligés d'être justes, équitables, judicieux dans leurs discours, dans toutes leurs actions.»

L'ère romantique

C'est au dix-neuvième siècle que le réseau des collèges classiques s'est constitué au Québec. Si elle a retardé la scolarisation, la conquête n'a pas rompu les liens avec l'Europe. Outre que des membres de communautés religieuses, comme celle des Clercs de St-Viateur et celle des Clercs de Ste-Croix, sont venus de France au XIXe siècle dans le but de fonder ici des collèges classiques, certains fondateurs autochtones ont été directement et profondément influencés par les nouveaux mouvements d'idées européens.

On pourrait dire que le collège de Ste-Anne de la Pocatière a été, dès ses débuts en 1826, un collège romantique, tant a été marquante l'influence qu'exerça Chateaubriand sur son fondateur, l'abbé Painchaud:

«Je dévore vos ouvrages, dont la mélancolie me tue, en faisant néanmoins mes délices; c'est une ivresse. Comment avez-vous pu écrire de pareilles choses sans mourir ?» Voilà le ton sur lequel l'abbé Charles-François Painchaud s'est adressé à Chateaubriand dans une lettre. L'auteur des Mémoires d'Outre-Tombe a répondu à son admirateur dans le style qui a fait sa gloire:«Désormais, Monsieur, les tempêtes politiques ne me jetteraient sur aucun rivage; je ne chercherais pas à leur dérober quelques vieux jours, qui ne vaudraient pas le soin que je prendrais de les mettre à l'abri; à mon âge, il faut mourir pour le tombeau le plus voisin, afin de s'épargner la lassitude d'un long voyage. J'aurais pourtant bien du plaisir à visiter les forêts que j'ai parcourues dans ma jeunesse, et à recevoir votre hospitalité.»

Voici un extrait du manifeste que M. Painchaud écrivit en 1828, peu après la fondation du collège de Ste-Anne. On remarquera l'importance attachée à la santé, à la pureté de l'air et à la beauté du paysage. Ce romantique était un écologiste avant la lettre.

«Ceux qui connaissent le local savent qu'on en chercherait en vain un plus salubre. Un côteau sec, élevé, complanté d'arbres toujours verts, auprès d'une jolie montagne, en face de notre beau St-Laurent, tel est ce local favorisé de la nature.» (2)

La discipline

Par comparaison avec celle des écoles d'aujourd'hui, la discipline dans les collèges classiques était rigoureuse, mais ici encore il faut se garder des généralisations hâtives, car voici l'atmosphère que l'abbé Painchaud entendait faire régner dans son collège romantique.

«Les élèves ne seront astreints à aucun costume particulier, soumis à aucun châtiment corporel ni à aucune punition humiliante.[...] On tâchera de les former par les sentiments et l'honneur et lorsque cette voie sera reconnue inefficace pour quelqu'un, on le renverra honnêtement à ses parents. Les fautes graves contre les moeurs seront seules un cas d'exclusion perpétuelle.»

Tout le climat du collège, climat dont la discipline n'est qu'un élément, a pour but de favoriser l'éveil de l'intelligence:«Tout, jusqu'aux récréations, aux promenades, sera calculé pour les instruire de quelque chose d'utile, à mesure que les occasions s'en présenteront.»

Nous pourrions trouver là l'inspiration qui nous permettrait de rétablir la discipline dans les écoles sans tomber dans un nouvel excès, comme celui qui consiste, par exemple, à opposer à un laisser faire débridé une interdiction absolue de fumer !

Pour ce qui est de l'éducation à la santé, l'abbé Painchaud fait preuve d'une largeur de vues et d'un esprit critique admirables. L'art de vivre dont il parle est le parfait apprentissage d'une valeur à laquelle on attache la plus grande importance aujourd'hui: l'autonomie.

«Oserons-nous encore annoncer que nous apprendrons à vivre à nos élèves? J'entends l'art si précieux de conserver la santé ou de la recouvrer après l'avoir perdue. Car, à quoi sert tout le reste sans ce baume de la vie, cette âme de l'univers. Primo vivere est l'adage, le principe universel de tout être doué de la faculté de penser. Où en sommes-nous cependant à cet égard? À confier nos vies au premier venu, qui sera médecin au lieu d'être maçon, et dont je ne dis pas seulement l'ignorance, mais une simple négligence ou une méprise peut vous envoyer ad patres, ou au moins détruire votre santé pour toujours.» (3)

La formation

Former et éduquer : deux mots que l'on considère généralement comme synonynes. L'étymologie nous suggère toutefois une distinction qui mérite considération. Éduquer vient du latin educare qui veut dire nourrir; dans le verbe former, l'idée de forme, par opposition à matière, est manifeste. Nourrir et donner une forme, ne sont-ce pas là les deux grands buts de l'école?

On retrouve ces deux buts dans les collèges classiques. La nourriture, sous sa forme symbolique, est d'abord assurée par le local; en classe, l'âme de l'enfant est nourrie par les modèles: les génies, les héros et les saints, de même que par les exemples de générosité et de courage.

Pur bien saisir l'importance de la notion de forme, il faut l'opposer au concret, au vécu, à l'immédiat. Dire d'un texte littéraire ou d'un raisonnement mathématique qu'il est beau, qu'il a une belle forme, qu'il est bien structuré, c'est dire la même chose. Vue sous cet angle, la forme est indépendante du contenu. Quant à ce dernier, s'il est actuel, sensationnel, près du vécu, il retiendra l'attention de l'élève, il la captivera même, mais en la détournant de la forme, qui est pourtant le but visé. D'où dans la grande pédagogie classique, le caractère peu accrocheur des contenus.

Voici à ce propos le témoignage de Victor Barbeau, l'auteur d'un délicieux petit livre qui raconte, entre autres scènes de la vie quotidienne montréalaise, la vie d'un collégien du début du siècle.

«Dans notre formation, il n'entrait rien de nos expériences d'enfant.[...] En classe, nos maîtres tiraient pudiquement le rideau sur les petitesses et les bassesses de ce monde.»

«Ils ne nous laissaient respirer que la vertu, l'héroïsme, les actions d'éclat, Le Cid, Polyeucte. Et c'est tant mieux. Nous habitions un univers où les crimes eux-mêmes avaient de la grandeur, de la puissance. Nous pleurions sur Antigone, Oedipe, Andromaque, Esther, sans soupçonner qu'une heure viendrait où nous sangloterions sur Yseut, Bérénice et Phèdre. En ménageant ainsi notre sensibilité, le cours classique en a, en définitive, étendu le champ et prolongé la fraîcheur. Tout le monde nous restait à découvrir, à palper, à savourer. La moindre brindille allait nous émerveiller.»(4)
Lionel Groulx, en 1914, alors qu'il était encore professeur au collège de Valleyfield, dira aux membres du congrès de l'enseignement secondaire qu'il faut donner «la vraie culture formelle de l'esprit et non pas la seule culture matérielle, si nous tenons aux têtes bien faites plutôt qu'aux têtes bien remplies.»

Les niveaux d'enseignement

Au Québec, le lien entre le secondaire et le collégial, puis entre le collégial et le secondaire, soulève des problèmes graves et complexes. Pourrions-nous nous inspirer du passé pour résoudre ces problèmes? Voici en tout cas comment Joseph Melançon évoque les solutions anciennes: «Le cours classique a toujours été un cours secondaire. Il n'a jamais eu la prétention, si ce n'est dans les dernières années, de préparer les élèves aux disciplines universitaires.» (5)

Le maître

Des textes anciens dont le contenu importait peu, des héros aux vertus surannées, une discipline rigoureuse, souvent austère; quant au reste, la forme, la forme, toujours la forme, jamais de vécu! Comment des adolescents pouvaient-ils s'épanouir dans un pareil climat ? En classe, il y avait des maîtres qui, souvent, surtout au cours de la première époque des collèges, étaient présents auprès de leurs élèves, même pendant les heures de récréation. Voici l'opinion de Joseph Melançon sur la question.

«Derrière cette structure, il y avait cette ancienne conception de la didactique qui était fondée sur l'apprentissage. L'élève commençait par imiter le maître en le regardant travailler et en répétant ses gestes. On formait ainsi des peintres, des musiciens, des maçons. Mais aussi des avocats, des notaires, des comédiens, des chirurgiens, des philosophes.» (6)

L'émulation

Le maître avait la responsabilité de l'émulation. Il était à la fois l'arbitre et l'entraîneur des équipes dans les joutes intellectuelles qui, selon Claude Galarneau, soutenaient l'ensemble du système classique.

«Les éducateurs de la Renaissance avaient trouvé le moyen de faire tenir ce système par l'émulation. Ils croyaient que cette conception valait mieux que la crainte, la menace ou les châtiments. Stimuler l'enfant, entretenir chez lui une tension perpétuelle, il n'y avait rien de mieux pour l'inciter au travail et pour contrôler l'acquisition des connaissances. Toute la vie au collège dans ses pratiques pédagogiques a donc été soutenue par ce puissant aiguillon. On divisait les classes en deux camps, romain et carthaginois, ou grec et romain, dont le premier du clan vainqueur était nommé imperator pour un mois, avec des consuls, des censeurs, des tribuns et des sénateurs. [...] Les premiers dans les humanités ou la philosophie avaient l'insigne honneur de copier leur version ou leur dissertation sur les registres de l'académie» (7).

Les Grecs employaient le mot Eris pour désigner ce que nous appelons émulation. Ils distinguaient la bonne Eris de la mauvaise. C'est la bonne Eris qui correspond précisément à ce que nous nommons émulation; la mauvaise Eris, à cause de la démesure qu'elle enferme, correspond à ce que nous appelons compétition, du moins lorsque nous donnons un sens péjoratif à ce terme. Ajoutons que dans l'émulation, c'est l'amour de la perfection qui importe, la comparaison avec les autres étant secondaire, tandis que dans la compétition, c'est la comparaison qui est au premier plan.

L'art d'écrire

Au début du siècle, l'enseignement du français dans les collèges a connu une métamorphose qui pourrait bien être l'explication ultime de certains problèmes actuels.

Jusqu'alors, apprendre à écrire avait toujours été le premier but de l'enseignement du français. D'où l'importance de l'imitation des grands maîtres et celle du par coeur; d'où aussi le peu d'importance du contenu des textes. Ces derniers n'étaient qu'un prétexte pour apprendre à écrire. Tout commença à changer à partir de 1920, comme le rappelle l'historien Claude Galarneau.

«Avec la dissertation s'achève la mutation de la rhétorique: il ne s'agit plus d'essais ou d'imitations d'oeuvres à faire, mais de commentaires. Cet exercice, désormais souverain, a troqué l'imitatif pour le descriptif et le critique. Ce n'est plus un discours littéraire mais un discours sur la littérature. La rhétorique scolaire est une rhétorique de la dissertation. C'est sans aucun doute le changement le plus radical et le plus important qui soit survenu dans l'enseignement des humanités, où la fonction critique de la littérature a remplacé sa fonction poétique.» (8)

La fonction critique a remplacé la fonction poétique! N'est-ce pas aussi ce qui s'est passé dans les arts et dans les moeurs? Et n'est-ce pas là, au coeur du cours classique, que s'est produit le changement qui, par ses conséquences heureuses et malheureuses, nous aide le mieux à comprendre l'école actuelle?

Notes
(1) Dires, Volume 11, Numéro 1, Printemps 1993.
Ce numéro de Dires, publié par un groupe de professeurs du Cégep de Saint-Laurent, est consacré entièrement à l'enseignement collégial et comporte trois articles très éclairants sur les collèges classiques.
(2) Mgr Wilfrid Lebon, Histoire du collège de Sainte-Anne-De-La-Pocatière, Charrier et Dugal Ltée, Québec, 1948.
(3) Ibidem
(4) Victor Barbeau, La Tentation du passé, Ressouvenirs, Montréal, Les Éditions La Presse, 1977.
(5)Dires, Volume 11, Numéro 1, Printemps 1993.
(6) Ibidem.
(7) Claude Galarneau, Les collèges classiques au Canada français, Montréal, Fides, 1978.
(8) Ibidem.

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Extrait de: Souvenirs d'enfance et de jeunesse (édition de Paris, Calmann-Lévy, 1908, p. 130-141)

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