Mon éducation au collège de Tréguier
Extrait de: Souvenirs d'enfance et de jeunesse (édition de Paris, Calmann-Lévy, 1908, p. 130-141)
J’ai raconté comment je reçus mon éducation dans un petit collège d’excellents prêtres, qui m’apprirent le latin à l’ancienne manière (c’était la bonne), c’est-à-dire avec des livres élémentaires détestables, sans méthode, presque sans grammaire, comme l’ont appris, au XVe et au XVIe siècles, Érasme et les humanistes qui, depuis l’antiquité, l’ont le mieux su. Ces dignes ecclésiastiques étaient les hommes les plus respectables du monde. Sans rien de ce qu’on appelle maintenant pédagogie, ils pratiquaient la première règle de l’éducation, qui est de ne pas trop faciliter des exercices dont le but est la difficulté vaincue. Ils cherchaient, par-dessus tout, à former d’honnêtes gens. Leurs leçons de bonté et de moralité, qui me semblaient la dictée même du coeur et de la vertu, étaient pour moi inséparables du dogme qu’ils enseignaient. L’éducation historique qu’ils me donnèrent consista uniquement à me faire lire Rollin. De critique, de sciences naturelles, de philosophie, il ne pouvait naturellement être question encore. Quant au XIXe siècle, à ces idées neuves en histoire et en littérature, déjà professées par tant de bouches éloquentes, c’était ce que mes excellents maîtres ignoraient le plus. On ne vit jamais un isolement plus complet de l’air ambiant. Un légitimisme implacable écartait jusqu’à la possibilité de nommer sans horreur la révolution et Napoléon. Je ne connus guère l’empire que par le concierge du collège. Il avait dans sa loge beaucoup d’images populaires: «regarde Bonaparte, me dit-il un jour en me montrant une de ces images; ah! C’était un patriote, celui-là!» De la littérature contemporaine, jamais un mot. La littérature française finissait à l’abbé Delille. On connaissait Chateaubriand; mais, avec un instinct plus juste que celui des prétendus néo-catholiques, pleins de naïves illusions, ces bons vieux prêtres se défiaient de lui. Un Tertullien égayant son apologétique par Atala et René leur inspirait peu de confiance. Lamartine les troublait encore plus: ils devinaient chez lui une foi peu solide; ils voyaient ses fugues ultérieures. Toutes ces observations faisaient honneur à leur sagacité orthodoxe; mais il en résultait pour leurs élèves un horizon singulièrement fermé. Le traité des études de Rollin est un livre plein de vues larges auprès du cercle de pieuse médiocrité où s’enfermaient par devoir ces maîtres exquis.
Ainsi, au lendemain de la révolution de 1830, l’éducation que je reçus fut celle qui se donnait, il y a deux cents ans, dans les sociétés religieuses les plus austères. Elle n’en était pas plus mauvaise pour cela; c’était la forte et sobre éducation, très pieuse, mais très peu jésuitique, qui forma les générations de l’ancienne France, et d’où l’on sortait à la fois si sérieux et si chrétien. Élevé par des maîtres qui renouvelaient ceux de Port-Royal, moins l’hérésie, mais aussi moins le talent d’écrire, je fus donc excusable, à l’âge de douze ou quinze ans, d’avoir, comme un élève de Nicole ou de M. Hermant, admis la vérité du christianisme. Mon état ne différait pas de celui de tant de bons esprits du XVIIe siècle, mettant la religion hors de doute; ce qui n’empêchait pas qu’ils n’eussent sur tout le reste des idées fort claires. J’appris plus tard des choses qui me firent renoncer aux croyances chrétiennes; mais il faut profondément ignorer l’histoire et l’esprit humain pour ne pas savoir quelle chaîne ces simples, fortes et honnêtes disciplines créaient pour les meilleurs esprits.
La base de ces anciennes éducations était une sévère moralité, tenue pour inséparable de la pratique religieuse, une manière de prendre la vie comme impliquant des devoirs envers la vérité. La lutte même pour se débarrasser d’opinions en partie peu rationnelles avait ses avantages. De ce qu’un gamin de Paris écarte par une plaisanterie des croyances dont la raison d’un Pascal ne réussit pas à se dégager, il ne faut cependant pas conclure que Gavroche est supérieur à Pascal. Je l’avoue, je me sens parfois humilié qu’il m’ait fallu cinq ou six ans de recherches ardentes, l’hébreu, les langues sémitiques, Gesenius, Ewald, pour arriver juste au résultat que ce petit drôle atteint tout d'abord. Ces entassements d’Ossa sur Pélion m’apparaissent alors comme une énorme illusion. Mais le père Hardouin disait qu’il ne s’était pas levé quarante ans à quatre heures du matin pour penser comme tout le monde. Je ne puis admettre non plus que je me sois donné tant de mal pour combattre une pure chimaera bombinans. Non, je ne peux croire que mes labeurs aient été vains, ni qu’en théologie on puisse avoir raison à aussi bon marché que le croient les rieurs. En réalité, peu de personnes ont le droit de ne pas croire au christianisme. Si tous savaient combien le filet tissé par les théologiens est solide, comme il est difficile d’en rompre les mailles, quelle érudition on y a déployée, quelle habitude il faut pour dénouer tout cela! ... J’ai remarqué que d’excellents esprits, qui s’étaient mis trop tard à cette étude, se sont pris à la glu et n’ont pu s’en détacher.
Mes maîtres m’enseignèrent, d’ailleurs, quelque chose qui valait infiniment mieux que la critique ou la sagacité philosophique: ils m’apprirent l’amour de la vérité, le respect de la raison, le sérieux de la vie. Voilà la seule chose en moi qui n'ait jamais varié. Je sortis de leurs mains avec un sentiment moral tellement prêt à toutes les épreuves, que la légèreté parisienne put ensuite patiner ce bijou sans l’altérer. Je fus fait de telle sorte pour le bien, pour le vrai, qu'il m’eût été impossible de suivre une carrière non vouée aux choses de l’âme. Mes maîtres me rendirent tellement impropre à toute besogne temporelle, que je fus frappé d’une marque irrévocable pour la vie spirituelle. Cette vie m’apparaissait comme la seule noble; toute profession lucrative me semblait servile et indigne de moi. Ce bon et sain programme de l’existence, que mes professeurs m’inculquèrent, je n’y ai jamais renoncé. Je ne crois plus que le christianisme soit le résumé surnaturel de ce que l’homme doit savoir; mais je persiste à croire que l’existence est la chose du monde la plus frivole, si on ne la conçoit comme un grand et continuel devoir. Vieux et chers maîtres, maintenant presque tous morts, dont l’image m’apparaît souvent dans mes rêves, non comme un reproche, mais comme un doux souvenir, je ne vous ai pas été aussi infidèle que vous croyez. Oui, j’ai reconnu que votre histoire était insuffisante, que votre critique n’était pas née, que votre philosophie naturelle était tout à fait au-dessous de celle qui nous fait accepter comme un dogme fondamental: «il n’y a pas de surnaturel particulier»; néanmoins je suis toujours votre disciple. La vie n’a de prix que par le dévouement à la vérité et au bien. Ce bien, vous l’entendiez d’une manière un peu étroite. Cette vérité, vous la faisiez trop matérielle, trop concrète; au fond, cependant, vous aviez raison, et je vous remercie d’avoir imprimé en moi comme une seconde nature ce principe, funeste à la réussite mondaine, mais fécond pour le bonheur, que le but d’une vie noble doit être une poursuite idéale et désintéressée. Tout le milieu où je vivais m’inspirait les mêmes sentiments, la même façon de prendre la vie. Mes condisciples étaient pour la plupart de jeunes paysans des environs de Tréguier, vigoureux, bien portants, braves, et, comme tous les individus placés à un degré de civilisation inférieure, portés à une sorte d' affectation virile, à une estime exagérée de la force corporelle, à un certain mépris des femmes et de ce qui leur paraît féminin. Presque tous travaillaient pour être prêtres. Ce que j’ai vu alors m’a donné une grande aptitude pour comprendre les phénomènes historiques qui se passent au premier contact d’une barbarie énergique avec la civilisation. La situation intellectuelle des Germains à l’époque carlovingienne, l’état psychologique et littéraire d’un Saxo Grammaticus, d’un Hrabanus Maurus, sont choses très claires pour moi. Le latin produisait sur ces natures fortes des effets étranges. C’étaient comme des mastodontes faisant leurs humanités. Ils prenaient tout au sérieux, ainsi que font les Lapons quand on leur donne la bible à lire. Nous nous communiquions sur Salluste, sur Tite-Live, des réflexions qui devaient fort ressembler à celles qu’échangeaient entre eux les disciples de saint Gall ou de saint Colomban apprenant le latin. Nous décidions que César n’était pas un grand homme, parce qu’il n' avait pas été vertueux; notre philosophie de l’histoire était celle d’un gépide ou d’un hérule par sa naïveté et sa simplicité. Les moeurs de cette jeunesse, livrée à elle-même, sans surveillance, étaient à l’abri de tout reproche. Il y avait alors au collège de Tréguier très peu d’internes. La plupart des élèves étrangers à la ville vivaient dans les maisons des particuliers; leurs parents de la campagne leur apportaient, le jour du marché, leurs petites provisions. Je me rappelle une de ces maisons, voisine de celle de ma famille, et où j’avais plusieurs condisciples. La maîtresse, courageuse femme s’il en fût, vint à mourir. Son mari avait aussi peu de tête que possible, et le peu qu’il en avait il le perdait tous les soirs dans les pots de cidre. Une petite servante, une enfant extrêmement sage, sauva la situation. Les jeunes étudiants résolurent de la seconder; la maison continua de marcher, nonobstant le vieil ivrogne. J’entendais toujours mes camarades parler avec une rare estime de cette petite servante, qui était en effet un modèle de vertu, et joignait à cela la figure la plus agréable et la plus douce. Le fait est que ce qu’on dit des moeurs cléricales est, selon mon expérience, dénué de tout fondement. J’ai passé treize ans de ma vie entre les mains des prêtres, je n'ai pas vu l’ombre d’un scandale; je n’ai connu que de bons prêtres. La confession peut avoir, dans certains pays, de graves inconvénients. Je n’en ai pas vu une trace dans ma jeunesse ecclésiastique. Le vieux livre où je faisais mes examens de conscience était l’innocence même. Un seul péché excitait ma curiosité et mon inquiétude. Je craignais de l’avoir commis sans le savoir. Un jour, je pris mon courage à deux mains, et je montrai à mon confesseur l’article qui me troublait. Voici ce qu’il y avait: «pratiquer la simonie dans la collation des bénéfices». Je demandai à mon confesseur ce que cela signifiait, si je pouvais avoir commis ce péché-là. Le digne homme me rassura et me dit qu’un tel acte était tout à fait hors de ma portée. Persuadé par mes maîtres de deux vérités absolues: la première, que quelqu’un qui se respecte ne peut travailler qu’à une oeuvre idéale, que le reste est secondaire, infime, presque honteux, ignominia seculi; la seconde, que le christianisme est le résumé de tout idéal, il était inévitable que je me crusse destiné à être prêtre. Cette pensée ne fut pas le résultat d’une réflexion, d’une impulsion, d’un raisonnement. Elle allait en quelque sorte sans le dire. La possibilité d’une carrière profane ne me vint même pas à l’esprit. Étant, en effet, entré avec le sérieux et la docilité la plus parfaite dans les principes de mes maîtres, envisageant comme eux toute profession bourgeoise ou lucrative comme inférieure, basse, humiliante, bonne tout au plus pour ceux qui ne réussissent pas dans leurs études, il était naturel que je voulusse être ce qu’ils étaient. Ils devinrent le type de ma vie, et je n’eus d’autre rêve que d’être, comme eux, professeur au collège de Tréguier, pauvre, exempt de souci matériel, estimé, respecté comme eux. Ce n’est pas que les instincts qui plus tard m’entraînèrent hors de ces sentiers paisibles n’existassent déjà en moi; mais ils dormaient. Par ma race, j’étais partagé et comme écartelé entre des forces contraires. Il y avait, comme je l’ai dit, dans la famille de ma mère des éléments de sang basque et bordelais. Un Gascon, sans que je le susse, jouait en moi des tours incroyables au Breton et lui faisait des mines de singe... Ma famille elle-même était partagée. Mon père, mon grand-père paternel, mes oncles, n'étaient rien moins que cléricaux.