Bon anniversaire Thomas More et Merci pour le Sourire

Nicole Morgan

Écrit en 2016 pour célébrer le cinq-centième anniversaire de la parution de l’Utopie, cet article a d’abord paru dans le numéro 416 (janvier-février 2017) de la Revue futuribles. Nous remercions la revue de nous avoir autorisés à l’ajouter à notre dossier Thomas More.

 

Table des matières cliquable

Cinq cent ans, cela passe si vite!

Thomas More n’est pas un utopiste

La meilleure forme de gouvernement

Les civilisations meurent par suicide non par meurtre

Et dans l’angoisse que créent les changements…

L’architecture de la pensée

L’invention du contrefort

La raison comme mortier

Le rêve

Partir ailleurs!

….Dans un pays ou les pots de chambre sont en or

Développement viable et colonisation

Rires et fous rires

Le sourire de Thomas More

 

Cinq cent ans, cela passe si vite!

Nous allons en effet célébrer le cinq centième anniversaire de la parution de L’Utopie de Thomas More, la veille de Noël 2016, un parfait timing. Il était fini le temps des cathédrales et l’époque avait besoin de rêver à un  conte léger pour adultes inquiets, cartes à l’appui, illustrant ce lieu qui n’existe pas du nom qui n’en était pas un : Utopie. Les presses quasi neuves de Thierry Marten ne cessèrent d’imprimer ce qui devint le premier best seller… laïque[1]juste après l’incontournable de l’époque : la Bible. 

Ses interprètes intarissables se préparent à allumer autant de débats que de bougies sur son gâteau d’anniversaire tant  ce petit livre de rien (selon les termes de son auteur faussement modeste) a prêté le flanc à toutes les attributions : copie presque conforme de la République de Platon pour certains, pour d’autres déclamation faisant suite à celle de l’Éloge de la folie, ou description d’une vie monacale avec passage obligatoire par L’abbaye de Thélème ou  pour les plus audacieux texte précurseur de Karl Marx si ce n’est Georges Orwell.  L’Utopie n’a jamais laissé indifférent.  Elle est un test de Rorschach collectif qui nous a permis, au fil des siècles, de projeter sur la petite ile imaginaire nos obsessions, fantaisies, rêveries, espoirs de retour à un passé qui ne reviendra pas ou à des matins promis pleins de chants qui resteront à jamais silencieux..

Ajouter à ce chorus de doctes essais parait bien présomptueux. Interpréter le texte à la lumière des évènements contemporains tient de la pure arrogance. Le projeter dans des futurs de moins en moins possibles frise le ridicule qui, heureusement pour certains, ne tue plus. Je vais néanmoins plaider coupable aux trois chefs d’accusation non pas pour le plaisir, non négligeable je le confesse, de provoquer mais pour rendre hommage à un homme dont l’érudition «sans limites », la mémoire prodigieuse et l’intelligence politique pratique sans pareil le placent bien au-delà du genre philosophico-littéraire qu’il a pourtant fondé sans le savoir ni le vouloir.  

Car ironie du sort…

Thomas More n’est pas un utopiste. [2]

….mais un  philosophe politique, un des fondateurs de la modernité au même titre que les plus grands reconnus dans les annales universitaires.  Il  a écrit l’Utopie avec une légèreté qui nous laisse à penser qu’il ne trouvait pas le sujet sérieux. Certes il a douté toute sa vie mais sa recherche d’une bonne forme de gouvernement qui est le thème central de son ouvrage est mortellement engagée. 

La meilleure forme de gouvernement

Il suffit pour le comprendre de lire le titre complet : L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement.  Ce traité a d’autant de gravitas que lorsque Thomas More finalise son texte,  il a déjà derrière lui une carrière d’ambassadeur. Quelques années plus tard, il sera chancelier d’Angleterre auprès de Henry VIII qui le comblera d’honneurs (avant de lui faire couper la tête mais n’anticipons pas).  Lorsque Thomas More parle de violence, de corruption, de bêtise, de pouvoir sanguinaire, de vanité et d’arbitraire  il sait ce dont il parle.  Il vit à une époque de transition mouvementée qui n’est pas sans rappeler la notre,  un moment ou une économie monde change toutes les donnes sociales et politiques.

En ce début du XVIème siècle, le pouvoir féodal investi par Dieu avait commencé à se déplacer du côté des marchands et des banquiers.  Les frontières glissaient au fil de guerres de plus en plus sanglantes, technologies aidant.  De nouvelles classes sociales émergeaient dont celle des pauvres et celle de riches bourgeois dans des villes-états en pleine expansion.  Les premières compagnies[3] virent le jour et l'on passa ainsi peu à peu de la reconnaissance de droit divin de la «dette » envers les féaux à une espérance de gains -- entre partenaires -- sur les marchés et dans les expéditions d'outre-mer. L'échange marchand introduit donc un élément «neutre » et d'emblée «égalitaire »; sans statut idéologique, qui était particulièrement dérangeant dans la hiérarchie médiévale, fut-elle d'Église ou d'État. Par «élément neutre », il faut entendre un élément qui «n’appartient à aucun lieu », « itinérant », et qui repose sur l'abstrait par excellence : le calcul qui, « mieux peut-être que la rationalité déductive, est bien en effet ce qui domine cette culture laïque[4] ». « Un monde se forme, une société se restructure dans le cadre de la grande finance, avec pour finalité le profit[5]. »

Les civilisations meurent par suicide non par meurtre.

Le début du XVIème siècle présente un de ces défis  d’une extrême difficulté dont parle Toynbee, un ce ces défis dont on ne peut s’échapper et dont l’issue peut être mortelle.[6]  "Quand une civilisation arrive à relever des défis, admoneste-t-il, elle croît. Sinon elle décline. Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre. L’Occident devrait ainsi cinq siècles de sursis à Thomas More et à ceux qui, sur sa lancée, fondèrent l’État moderne. Moins manichéen, Isaïah Berlin[7],  dirait que le succès de l’Utopie est du à la rencontre fortuite non pas d’un homme mais en ce cas d’un groupes d’humanistes, et de préoccupations universelles.  Thomas More est certes  l’auteur de L’Utopie mais il n’a cessé de consulter un groupe d’amis qui ont dessiné, commenté, complimenté. annoté le manuscrit. L’Utopie est un hypertexte avant l’heure. Précisons aussi qu’il ne s’agit pas d’une relation causale simpliste.  Il a simplement semé des idées d’organisation politique qui sont arrivées à maturation pendant les Lumières.  Les idées ont leur vie propre et c’est la raison pour laquelle, précise Isaïah Berlin ce sont elles,  bénéfiques ou néfastes, qui façonnent l'Histoire.

 

Thomas More releva le défi non seulement en ambassadeur aguerri mais en maitre de pensée.  Il est un des grands érudits de l’époque si l’on en croit l’inventaire de sa bibliothèque.  Il a tout lu, tout traduit, il est philosophe à part entière et maitre rhéteur de surcroit.   Il couvre tous les terrains du droit politique. Sa proposition de meilleure forme de gouvernement répond  avec précision aux questions de Lasswell : qui a quoi, quand et comment?[8]   Ce sont des questions simples, incontournables et auxquelles il faut répondre quelque soit la violence du pouvoir, la manière dont il s’exerce. Ce sont des réponses  culturelles et qui ne peuvent jamais être naturelles.

L’Homme est l’animal Politique tel que défini par Aristote en ce qu’il habite une Polis (une ville, un groupe) une structure de pouvoir qui ne lui est pas transmise par la nature mais par la parole, une structure protégée par des symboles, une structure qui change avec le temps et les circonstances, s’adapte ou meurt, passe à la postérité ou reste dans l’ombre, est fonctionnelle ou dysfonctionnelle.  Le pouvoir, ce dont il est toujours question en politique,  est toujours quelque part institué [9] au sens ou il s’incarne dans un homme, une femme  (rarement) une élite, dans des institutions, rudimentaires ou complexes.  Il est quelquefois caché, clair, distant, séparé, diffus, mais il EST.

Et dans l’angoisse que créent les changements…

…..et en ce début de XVIème siècle, alors que les prophètes annoncent la fin du royaume d’en bas, alors que les prêcheurs promettent les flammes éternelles pour qui transgressera les ordres établis dans le passé qui s’évapore, alors qu’on perd les repères du qui, quoi, comment et quand, voici qu’un philosophe-conteur fait  miroiter sous forme d’espoir une organisation autour d’un pouvoir non féodal, non violent, sans Dieu, ni roi, ni prophète, ni magie, ni Idées, ni transcendance, ni destin historique, et….qui n’est pas arbitraire.

L’architecture de la pensée

Comment Thomas More réussit-il ce tour de force? C’est son génie propre, son secret d’architecte innovateur de la pensée.  Il  bâtit sur d’autres bases.  Il fait reposer la structure non pas sur une révélation divine mais sur des postulats, des vérités qu’il juge évidentes parce que conformes à la raison et il fait tenir le tout avec panache et audace, contreforts à l’appui.  Les théories politiques modernes qui ont suivi tiennent toutes de ce jeu de lego, un secret bien gardé qu’il ne s’agit surtout pas de révéler, ou qu’on peut suggérer en passant comme le fit Kant[10].

L’invention du contrefort

Il prend un postulat de base emprunté à l’hédonisme grec : L’homme est égoïste et cherche le plaisir mais le consolide immédiatement  avec le postulat central de la chrétienté : Tu aimeras ton prochain comme toi même, retraduit dans l’Utopie sous la forme le plus grand plaisir de l’homme est l’altruisme. Le Dieu chrétien  disparait nominalement pour devenir qualité humaine innée,  universelle.  C’est le Bon Sauvage avant l‘heure.[11].

Ce  mélange des deux simples postulats est explosif. Libéré de Dieu, du péché,  de l’enfer et du paradis, l’être humain peut construire l’édifice d’une pensée qui pourra ainsi se projeter dans le paradis sur terre qu’on nommera progrès.  C’est une révolution puisque jusqu’alors  toute transgression à l’ordre féodal garanti par Dieu, tout crime était le choix de l’individu qui succombait à la tentation du mal. L’homme était seul devant le péché.  Aucune circonstance atténuante ne rentrait en ligne de compte. S’il braconnait sur les terres du Prince, si sa famille n’avait plus rien à manger,  la société n’y était pour rien, c’était son choix devant Dieu et il devait être puni. Il était même voué à être puni doublement : torturé sur la place publique et brulé aux enfers.  L’idée que l’individu vole parce que la société n’était pas juste ne pouvait pas même traverser l’esprit des tribunaux de l’époque. Pas plus qu’elle ne peut pénétrer l’esprit des fanatiques du lobby des armes américains qui, cinq siècles plus tard, répète le principe O combien féodal! weapons do not kill people. People kill people.  (Les armes ne tuent pas les personnes. Ce sont des personnes qui tuent des personnes) Nous verrons comment ce retour en arrière est le résultat d’un changement radical dans l’ordre des postulats, il y a cinquante ans.

Retournons à la construction de Thomas More qui en juxtaposant deux postulats a fait sauter tout l’édifice féodal.  Cela n’est pas tout à fait un retour à  Aristote qui avait énoncé clairement  «le bien est le même pour l'individu et pour la cité».  C’est une renaissance[12] qui réinterprète l’ancien à partir du nouveau. Thomas More veut répondre de manière originale à la question qui à quoi, quand et comment.  Il recycle de vieux postulats, va en chercher quelques uns, et non des moindres, dans de lointaines cultures, en fabrique d’autres au besoin, dépoussière les oubliés, en rogne les coins, ajoute des joints nécessaires  afin que l’ensemble se tienne bien debout.  Il passe en revue méthodiquement toutes les pièces du droit civil, s’assurant qu’elles sont bien emboitées dans les postulats de base et  ne risquent pas de déséquilibrer l’ensemble. Une lecture attentive de l’Utopie révèle une structure logique sans faille, comme une lecture toute aussi attentive d’Alice au pays des Merveilles nous donne un cours de logique magistrale.

La raison comme mortier

Mais pendant cinq siècles, l’édifice tient bon. Thomas More le rend cohérent à l’aide d’un mortier qui remplit tous les interstices : la raison pratique.  L’homme cherche le plaisir individuel, il est égoïste  mais faire plaisir lui fait aussi plaisir. C’est même son grand plaisir.  En plus puisque l’homme est doué de raison (instrumentale) l’homme est calculateur.  Il comprend ainsi qu’il recueillera plus de dividendes  individuels en passant par le bien commun. Un homme est heureux dans une bonne société qui fonctionne bien et permet à tous les individus de s’épanouir.  La trilogie est soudée : L’amour de soi c’est l’altruisme, l’altruisme  c’est le Bien Commun,  le Bien Commun c’est l’amour de soi.  Tout crime s’inscrit dans cette trilogie à responsabilité partagée. Une société qui gère mal le bien commun ne permet pas à l’individu de gérer son principe de plaisir. La cause du mal c’est une mauvaise gestion sociale.  La morale c’est le bon calcul.

C’est  donc parti pour cinq siècles : Faisons en sorte que les êtres humains apprennent à bien gérer, ce qui devrait être facile puisque tous les êtres humains sont doués de raison.  Donnons leur l’éducation qui permet de bien raisonner à partir d’une juste information à laquelle tous aspirent (puisque c’est à leur avantage). Une fois informés les hommes égaux doués de raison choisiront par suffrage universel le bien commun qui est aussi individuel. Toute atteinte à l’équation est une atteinte à la liberté de l’être humain comme ayant droit de satisfaire son intérêt personnel et donc collectif.  La liberté de l’information et l’éducation sont ainsi devenus les piliers de la démocratie moderne et pour longtemps.  On ne les remet plus en question.

Le rêve

La raison, toute sage et instrumentale soit-elle dans l’Utopie lui est si essentielle que More a songé lui donner le titre d’Éloge de la sagesse ou la meilleure forme de gouvernement, répondant ainsi  à l’ouvrage d’Érasme : l’Éloge de la folie, une déclamation dans le plus belle tradition qui décrivait la pire forme de gouvernement, en en faisant faussement l’éloge[13]

Le titre Utopie  finalement choisi fut  sans doute (nous n’en serons jamais certain) une part du succès de l’ouvrage.  Il fait rêver.

Pour Thomas More et ses amis c’était un défi majeur car il était à l’époque interdit sous peine d’exactions de sortir du discours chrétien, rêve compris. On devrait plutôt dire  rêve surtout car la richesse de l’imaginaire du temps des cathédrales a sublimé la violence de la féodalité bâtie sur la peur comme l’a magistralement expliqué Jean Delumeau[14]. Quant au mot liberté au sens de sortir de l’allégeance du système féodal tout comme le mot athée, ils étaient inconcevables. Il serait anachronique de suggérer que certains penseurs de l’époque ne croyaient pas en Dieu et un monde bâti littéralement autour de Dieu.

Partir ailleurs!

Mais en ce début du XVIème siècle c’est aussi un monde qui se fissure. L’imprimerie permet une diffusion des idées non contrôlés par les moines copistes qui reproduisaient lentement en latin les manuscrits qu’ils voulaient bien reproduire.  Un monde s’ouvre : en 1504  l’explorateur Amerigo Vespucci publie à Paris le récit d’un de ses voyages aux Amériques. Ce fut un succès immédiat et très vite traduit en plusieurs langues. Thomas More l’avait lu mais il ne s’inspira pas tant du contenu que de l’esprit du voyage.

C’est l’autre secret de construction de Thomas More. Il profite de l’air du temps tout à l’excitation des découvertes de mœurs étranges  que les explorateurs et boucaniers racontent  sur les ports ou dans les premiers livres imprimés. Pour les lecteurs de l’époque avide de récit sur l’étranger, L’Utopie fait partie du lot, elle est exotique et elle titille.  Et ce d’autant que c’est un marin du nom d’Hythlodée  qui, revenant de voyage va enchanter son public avec un récit plein de petits détails dont est friand le lecteur et qui noie la subversion politique radicale du texte.

L’Utopie est une petite ile peuplée de non chrétiens mais qui ne sont pas des infidèles, lesquels sont des ennemis que l’on doit massacrer.  L’église hésite avant de jeter l’anathème.  Le concile de Trente se demande quelle place donner dans un monde chrétien à ces non baptisés mais qu’on ne peut encore qualifier d’hérétiques. Sont ils innocents au point de ne pas mériter l’enfer ou bien trop non chrétiens pour aller au paradis? La question dérange et on en discute ouvertement.

Certes tout le monde s’entend sur leur infériorité et l’anathème sera éventuellement  jeté. L’Occident finira par exterminer sur une grande échelle ces non chrétiens exotiques que les explorateurs découvrent dans les Amériques. Mais en 1516 on en est encore à la phase découverte, juste au début de l’appropriation sauvage des Amériques.  On en est à l’étranger avant d’en venir à l’étranger.

On lit, on se presse autour des bateaux qui ramènent de l’or des ognons de tulipes, des épices et quelques indigènes que l’on parade très vite dans les cours des princes.  Les marins, qui racontent à qui veut les écouter les histoires. en rajoutent, ils brodent, ils n’analysent rien, et ils jouissent par dessus tout de l’effet qu’ils font sur leurs auditeurs dont les yeux s’écarquillent. Comment peuvent-ils vivre comme cela s’esclaffe-t-on? Montesquieu jouera du thème en s’exclamant : Comment peut-on être Persan?  Découvrir l’autre en dehors d’un champ de bataille, c’est commencer à prendre un peu de recul par rapport à soi. On se découvre en découvrant l’autre même si l’on se refugie dans le faux confort de la supériorité. Une fissure se transforme souvent en brèche.

Dans un pays ou les pots de chambre sont en or.

Si Montesquieu aurait très bien pu se permettre ne pas utiliser le narratif léger et écrire son œuvre politique seulement dans le langage du droit, Thomas More n’avait pas le choix. Il ne pouvait que passer par ce narratif exotique. Il lui fallait présenter ces étranges Utopiens qu’un marin découvre sur une ile lointaine et dont il décrit les mœurs intrigantes.  Il ajoute tous ces petits détails scatologiques à la Rabelais qui font d’un récit un bestseller. Les pots de chambre sont en or manifestant  ainsi le mépris des Utopiens pour les richesses.  Tout le monde s’esclaffe.

Mais L’Utopie n’est pas Gargantua, un chef d’œuvre dans un autre genre. Dans ce livre à clef, la composition des pots de chambre n’est pas anodine, l’or, source du Mal, ayant une valeur symbolique chargée dans le monde Chrétien. Ce détail ne pourra que plaire aux pères de l’Église. Ce sont symboliquement des pots de chambre qui appartiennent au monde médiéval, une concession majeure. (Il faudra attendre Luther et Calvin pour que l’anathème sur l’or soit levé et que l’accumulation du capital ne soit plus regardée comme un péché.)

Mais pour le reste, la structure sociale et politique dans laquelle évolue les Utopiens est révolutionnaire: ils n’y pas de rois, ni de prêtres (sauf les ascètes parce qu’ils mangent très peu), le nombre d’avocats est réduit au minimum parce que les lois sont réduites au minimum; les Utopiens sont libres de choisir leur religion pourvu qu’elle ne trouble pas l’ordre social.  Précisons qu’il s’agissait de religions inventées tirant sur le paganisme pour les besoins de la cause.

Les Utopiens offrent l’euthanasie à ceux qui sentent approcher leur mort prochaine se sentent improductifs et acceptent le conseil des sages pour les aider, dans le douceur de n’être plus un poids pour la société et abréger les souffrances incompatibles avec le principe de plaisir.   Afin de bien comprendre la modernité du texte, il faut savoir que si le mourant ne reçoit pas la permission des sages et se suicide, son corps est jeté dans un fossé. C’est à un comité de juger de son état non seulement de souffrance mais d’utilité et de lui donner la permission s’il le désire, d’avaler un doux poison.

Car, dans cette société sans apparente coercition,  il y a un impératif social catégorique : il faut être productif et participer au bien commun (qui est en harmonie avec le plaisir individuel).   La proposition de Thomas More est très proche sous bien des aspects de celle des philosophies utilitaristes du XIXème siècle  à ceci près  que nous n’entrons pas dans un modèle de croissance, pas tout à fait. Produire et être utile en Utopie c’est ne pas s’engager dans la production du surplus et de l’inutile  mais de ce qui est nécessaire et utile tout en incorporant de nouvelles technologies si jugées telles.  Les Utopiens s’adaptent et en cela ils ne sont pas ceux qu’on a appelé utopiens par la suite et qui figent le temps en pratiquant une autarcie.  On est plutôt dans un modèle de développement viable avant la lettre. Il s’agit de bien gérer, maximiser la productivité, incorporer de nouvelles techniques afin de libérer du temps de loisir, compatible bien sûr avec l’intérêt du groupe (ce qui restreint quelque peu les champs du possible). 

Développement viable et colonisation

Mais avant de crier au génie anticipatoire, il faut lire le texte attentivement.  Car il manque une limite centrale au développement viable : celle de l’espace. Hytholdée parle : Enfin, si l'île entière se trouvait surchargée d'habitants, une émigration générale serait décrétée. Les émigrants iraient fonder une colonie dans le plus proche continent, où les indigènes ont plus de terrain qu'ils n'en cultivent.  Mieux, les Utopiens  sont en droit de conquérir les territoires mal gérés par les indigènes. Il ne s’agit pas d’utiliser la force mais de les persuader qu’il est dans leur avantage d’adopter le modèle utopien. On dira plus tard qu’il s’agit de les civiliser.

Car le modèle va d’ile en ile et ce genre d’expansion est infini[15].  L’espace ouvert n’est pas même un postulat digne d’être postuler explicitement.  Ce n’est pas un défi bien au contraire. La découverte de mers et terres sans limites fait partie de l’excitation du temps.  Et ce temps va durer cinq siècles. Marx n’en parlera pas davantage tout à l’ivresse de la révolution industrielle et à la découverte d’énergie et de métaux en dessous de la surface d’une planète dont on n’a pas encore bien compris qu’elle avait un périmètre.

Bref,   les Utopiens gèrent bien leurs ressources naturelles et humaines, pratiquent le développement  viable, s’approprient des terres sans guerre (ou presque),  civilisent leurs populations en leur apportant la bonne gestion,  font des enfants, sont heureux le tout en pratiquant des mœurs tout à fait conformes à une vie qui serait monacale s’ils n’étaient pas mariés.  

Rires et fous rires

Il devient facile pour tous les lecteurs de se laisser bercer par ce conte narré par un explorateur qui n’est pas un prophète et propose un socialisme moral conforme aux préceptes de l’église.  Le tout construit comme une pièce de théâtre avec décors, rebondissements, un peu de suspens et envolées de manche.  Car Hythlodée fait sa grande entrée, toge drapée, regard clair et barbe grisonnante. On est à la limite de la comédie.[16] [17]

Les  applaudissements ont crépité dans la bonne humeur.

 Henry VIII a même rit, très fort parce que ce géant  avait le rire tonitruant à la mesure de sa cage thoracique mais aussi parce qu’il prisait les bouffonneries à la seule condition qu’il n’en soit pas la cible.  L’auto dérision n’a jamais été le forte des narcisses. Ils sont en revanche aisément manipulables tant  la pensée qu’ils puissent être manipulés n’effleurent pas leur esprit obsédé qui ne contemple que leur reflet. Thomas More en joua avec maestria dans le livre premier de  l’Utopie qui décrit la mauvaise gestion du royaume….de France. Henry VIII n’y vit que du feu et se délecta du récit des problèmes dans lesquels s’embourbait son cousin François Premier, rois des François, cet incapable, ce corrompu, ce vaniteux, ce bon à rien.  Nul doute que Érasme et  Thomas More ont bien ri aussi.

Le sourire de Thomas More

Et puis Thomas More et c’est son ultime secret de fabrication, sait rire de lui même. Il s’essaie à une construction révolutionnaire soit!  Il la propose à l’admiration de ses lecteurs, soit! Mais il précise bien que c’est un jeu, c’est un conte  auquel il ne croit pas (trop)  lui-même et auquel il ne faut pas croire tout à fait.  L’Utopie c’est l’ambigüité. Son  héros, ce narrateur navigateur, ce superbe orateur qui en impose, porte le nom d’Hythlodée, mot composé à racines grecques, qui signifie : expert en balivernes.  L’Utopie est truffée de ces jeux de mots grecs et latins qui étaient compris par les érudits de l’époque mais se sont perdus dans la nuit des langues mortes. C’est dommage car nous perdons ainsi la distance essentielle que Thomas More met entre le monde des idées et la réalité.

On ne le précisera jamais assez, Thomas More est profondément croyant  et  ne croit pas aux paradis sur terre, tout au plus peut-il essayer de mieux organiser le royaume d’en bas pour des humains condamnés à expier le péché originel.  Le mal est inexpugnable, on ne peut le gérer qu’en minimisant sa présence. L’Église pendant des siècles  a organisé au mieux ce séjour sur ce principe de minimisation du mal du moins pour ses fidèles (les infidèles étaient exterminés) et l’a fait avec une efficacité bureaucratique.

Mais  ce ne fut pas sans quelques bavures et moyens expéditifs qui non seulement n’ont pas minimisé le Mal mais ont considérablement accru son emprise non seulement sur les infidèles mais sur les croyants terrorisés.  Thomas More, sans jamais remettre sa foi en doute, ni son allégeance  à l’église n’est pas sans le savoir. Que savait-il des Borgia? Sans doute plus qu’on ne le pense,  incapables que nous sommes d’imaginer une information circulant sans les moyens de communication moderne.  L’information passait à pied, à cheval et en bateaux, de relais humains en relais humains. On les appelait les humanistes. Et ils communiquaient beaucoup. Érasme et Thomas More à eux seuls, ont échangé quatre mille lettres.

Et c’est ainsi que pour ce royaume d’ici bas, pour ce temps que nous devons passer avant de rejoindre le royaume d’en haut, More s’essaie à proposer un modèle de gestion supérieure à celui non seulement du roi mais du pape. Il bâtit un système politique laïc raisonnable, décrit par un expert en balivernes que l’on doit croire et ne pas croire.  Ce n’est qu’un essai et More sourit à la vanité de sa propre entreprise puisqu’il chuchote avant de remettre sa plume dans l’encrier. Je le souhaite plus que je l’espère. 

Ce sourire, à la fois ludique et mélancolique conclura la première partie  de ce livre consacrée à la célébration de cinq siècles d’espoir que fonda Thomas More. C’est un sourire très spécial, différent, la  première et dernière fois que nous verrons un grand de la philosophie politique occidentale sourire de sa propre pensée. 

Bon anniversaire Thomas More et merci pour le sourire

Nicole Morgan

 



[1] Si l’on en croit son éditeur Froben qui, enthousiaste, écrit le 13 novembre 1518 : Nous venons à nouveau de mettre sous presse votre Utopie car il faut que vous sachiez que les talents de More sont reconnus non seulement chez les Anglais mais dans le monde entier. Préface à la nouvelle édition de l’Aula de Ulrich Von Hutten, cité par André Prévost, 1978, p.240.

[2] Nicole Morgan. "Utopie 9/11. Plaidoyer pour un monde nouveau.`` Lectures de l’Utopie. Diogène. Presses universitaires de France, Paris, 2005.

 

    [3] « La nouveauté, dès le XIVe siècle, est en ceci que les marchands s'associent [...]. » (Mairet, 1978, p. 214)

    [4] Mairet, 1978, p. 226.

    [5] Mairet, 1978, p. 216.

[6] Selon Arnold Joseph Toynbee les civilisations surgissent en réponse à certains défis d’une extrême difficulté. "Quand une civilisation arrive à relever des défis, elle croît. Sinon elle décline.
Les civilisations meurent par suicide, non par meurtr
e"

[7] Pour Berlin, ce sont les idées qui façonnent l'Histoire. Malheureusement ! Car la plupart d'entre elles, observe-t-il, sont folles et dangereuses. L'oeuvre de Berlin consiste à retrouver le chemin de la liberté dans le dédale des idéologies. On retrouvera ce principe dans

À contre-courant. Essais sur l'histoire des idées, Paris, Albin Michel, 1988.

[8] Harold D Lasswell. Politics; who gets what, when, how. New York, London, Whittlesey House, McGraw-Hill Book Co. [©1936]

[9] Arthur Koestler. Spartacus.

[10] « Dans un bois aussi courbe que celui dont est fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout-à-fait droit Kant,  Idée universelle d’un point de vue cosmopolitique, proposition 6

[11] Cela dit, Dieu n’est pas tout à fait mort comme l’explique Tinder dans un article retentissant intitulé Pouvons nous être bon sans Dieu?  Lequel valut à Atlantic Monthly une volée de bois vert sans précèdentGlenn Tinder. Can we be good without God? On the political meaning of christianity.  The Atlantic, dec. 1989.

[12] Nous ne rentrerons pas dans la polémique de l’origine du mot Renaissance et nous prenons le terme ici au sens normal

[13] Publiée en 1511

[14] Jean Delumeau. La peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard 1978

 

[15] Le modèle mormon est basé sur le principe. L’essaimage par la persuasion d’une forme d’économie qui ne tient en aucun compte de la finitude. On doit avoir des enfants, si possible beaucoup d’enfants. 

[16] À la même époque, comme nous le verrons, Machiavel franchira le pas Le rire politique de Machiavel, dans la Mandragore et le Prince. ZANCARINI Jean-Claude  producteur : ENS-LSH / Canal Philo / Service Commun Audiovisuel et Multimédia .

 

 

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