Fatum aristotelicum ou la liberté de la pratique

Christophe Paillard
Pour Aristote, le destin existe mais il n'est pas universel; l'art est un contre-destin qui confère à l'homme sa liberté.
L'aristotélisme est une philosophie de la limitation du destin. À la première des deux questions du fatum, il répond par l'affirmative: le destin existe. Force est cependant de reconnaître l'indigence de ses preuves au regard des autres philosophies antiques: «que le destin soit, et qu'il soit cause que des événements se produisent selon lui, l'opinion commune l'établit suffisamment - car elle n'est pas vaine, ni hors d'état de saisir le vrai, la commune nature des humains, en vertu de laquelle ils s'accordent entre eux sur certaines choses», écrit Alexandre d'Aphrodise dans le De Fato Ad Imperatores (1). Les notions communes de l'honnête homme de l'Antiquité suffisent à prouver la substantialité du destin: si le moderne jugera peut-être que l'aristotélisme fait ici preuve de paresse et de légéreté, il ne fait qu'en fait suivre sa méthode traditionnelle consistant à partir de l'examen de l'opinion. Plus intéressante est sa réponse, négative, à la seconde question du fatum, celle de son universalité. C'est le mérite de cette école que d'avoir très tôt et très clairement affirmé le principe d'identité de l'Heimarménè à la Physis comme moyen de limiter l'extension causale du destin. Cette identification était latente dans le corpus aristotelicum: nommant «non-fatales» les générations «contre-nature», la Physique suggérait implicitement la fatalité des générations naturelles (2). Il revient à Théophraste d'Erèse, neveu et successeur d'Aristote à la tête du Lycée, d'avoir clairement explicité le principe: «C'est de façon tout à fait claire que Théophraste a montré l'identité de ce qui est selon le destin et de ce qui est selon la nature, dans son Callisthène, de même aussi Polyzélos, dans l'ouvrage intitulé Du Destin» (3). Alexandre d'Aphrodise réaffirme cette thèse comme le principe fondamental de la définition du fatum aristotelicum: «le destin se trouve dans les événements de nature, en sorte que destin et nature sont identiques» (4). Comment interpréter cette doctrine? L'identification aristotélicienne du fatal au naturel répond aux deux sens principaux du terme de «nature»: universel (cosmos) et particulier (essence). Selon la première perspective, le destin de l'univers est déterminé, dans ses grandes lignes, par l'ordre immuable de la Nature. D'après la cosmologie géocentrique des Anciens, l'éternelle révolution du ciel est en effet cause de la régularité des cycles astronomiques, physiques et biologiques. En ce sens, on aura raison de dire qu'il est fatal ou «conforme au destin» que «les saisons succèdent aux saisons» et que «les générations succèdent aux générations». Selon la seconde perspective, le destin de chaque individu est déterminé par sa «nature propre», son caractère physiologique et psychologique inné qui est «cause de l'ordre de tout ce qui se produit naturellement en lui». En ce sens, on aura également raison de dire qu'il est fatal que «les natures violentes connaissent une mort brutale» et que «les natures perverses s'adonnent à la débauche». Conformément au principe d'identité du fatal au naturel, l'aristotélisme admet une fatalité qui n'est autre que l'ordre des causes physiques en tant qu'elles prédéterminent le devenir de l'individu ou de l'univers. Mais l'important est que cette identification est, dans l'un et l'autre cas, principe de limitation. Ce qui advient «par nature» ou «par destin» n'advient pas nécessairement. En ce sens, destin n'est pas fatalité. Voué à une irréductible contingence, le monde sublunaire intègre de nombreux événements qui surviennent à l'encontre des déterminismes naturels. Admettant du «contre nature», il admet également du «contre destin», ce qui se produit toutes les fois que l'oeuvre de la nature est contrariée par des causes extérieures. Si la fatalité fait que «l'homme naît de l'homme et le cheval du cheval», comment rendrait-elle compte des générations monstrueuses (6)? Et si elle est cause des effets réguliers de la nature, comment expliquerait-elle les phénomènes irréguliers, aléatoires et fortuits (7)? Borné par le hasard, le fatum aristotelicum l'est également par l'art, cet «anti-destin» qui affranchit l'homme des vices de sa «nature propre». Si les défauts de notre constitution physiologique nous prédisposent à contracter certaines maladies, la médecine, «les soins, les changements d'air, les prescriptions» médicales, remédient à cette fatalité (8). Et de même, si nos défauts psychologiques nous prédisposent à contracter certains vices, la pratique de la philosophie morale nous affranchit de cette fatalité en nous enseignant la vertu: «C'est ainsi que le physiognomoniste Zopyre tenait sur Socrate, le philosophe, des propos très absurdes et très éloignés du genre de vie dont avait fait choix celui-ci, propos dont les disciples de Socrate se moquaient fort. Socrate déclara que Zopyre ne se trompait nullement: il eût été tel par nature s'il n'était devenu, par l'exercice de la philosophie, meilleur que sa nature» (9). Fatalité n'est pas nécessité. L'aristotélisme admet une heimarménè flexible que l'art et l'activité raisonnée peuvent tenir en échec. L'anti-destin de la médecine et de la philosophie sauve la liberté des déterminismes physiques.

À première lecture, on serait tenté de juger étonnamment moderne cette solution du problème de la fatalité. N'anticipe-t-elle pas Bacon, Descartes et l'idée de la liberté par la maîtrise technologique de la nature? Mais rien n'est plus erroné que cette interprétation. Pour comprendre combien elle constitue un contresens, il faut la réinscrire dans le système d'Aristote qui exalte la nécessité logico-ontologique du monde supralunaire, dont les astres, dieux célestes, restent à jamais identiques dans la perfection de leur mouvement circulaire. Le Ciel incarne la sphère de l'être éternel et divin. A l'inverse, le sublunaire est le monde de la génération et de la corruption. Séparé du divin, il intègre une part irréductible de contingence qui fait que ses phénomènes ne se produisent pas «toujours», mais seulement «le plus souvent». Loin de l'éternelle constance des cycles astronomiques et des vérités éternelles, il ne réalise qu'une «constance approchée» (10). A la différence de l'univers stoïcien, il dément la raison, ou plus exactement, il ne lui correspond qu'imparfaitement. La cause de son imperfection ontologique tient à la matière qui, dans son indétermination, échappe parfois aux déterminations de la raison pour produire toutes les irrégularités dont la Nature est susceptible (11). Clair est alors le sens de la technique selon Aristote: «l'art n'est pas, comme il le sera pour Bacon, l'homme ajouté à la nature, mais l'homme s'insinuant dans les lacunes de la nature, non pas même pour l'humaniser, mais pour l'achever vers elle-même, la naturaliser», écrit Pierre Aubenque (12). Il ne s'agit pas de la dominer et de lui faire violence pour la contraindre à nous servir, mais de pallier ses défauts, ce qui dénote un esprit tout différent. Dans le Traité du destin d'Alexandre d'Aphrodise, le modèle technique de l'activité libératrice est la médecine et la morale, qui entendent restituer à la nature sublunaire, physiologique ou psychologique, la perfection qui aurait dû être la sienne si la matière n'avait échappé à l'information de la raison. Rien n'est plus étranger à l'aristotélisme que le projet de nous rendre «comme maîtres et possesseurs de la nature». L'accomplissement de l'existence n'est pas l'action mais la contemplation, par laquelle l'âme, s'élevant à la compréhension de l'absolu, s'identifie à Dieu ou à l'éternelle nécessité de l'être et du penser. Il reste que la conception de la liberté défendue par le De Fato d'Alexandre d'Aphrodise est corrélative de sa doctrine du destin: c'est précisément parce que la nature sublunaire est faillible que l'homme trouve sa liberté pratique dans la rectification de ses imperfections.

Notes

(1) ALEXANDRE D'APHRODISE, Traité du destin, 2, trad. P. Thillet, Les Belles Lettres, 1984, p. 3.
(2) ARISTOTE, Physique, V, 5, 230 a 32.
(3) Texte cité par P. Thillet dans son édition du Traité du destin d'Alexandre d'Aphrodise, op. cit., pp. CIV-CV.
(4) ALEXANDRE D'APHRODISE, Traité du destin, 6, pp. 8-9.
(5) Ibid., p. 10.
(6) Ibid., p. 8.
(7) Ibid., 8-9, pp. 13-19.
(8) Ibid., 6, p. 10.
(9) Ibid., p. 11.
(10) O. HAMELIN, Le système d'Aristote, publié par L. Robin, Paris, Alcan, 1920, p. 359.
(11) Cf. P. AUBENQUE, La prudence chez Aristote, Paris, P.U.F., Quadrige, 1993 (1ère éd., 1963), p. 86: «la contigence tient à l'impuissance de la forme à dominer la matière, laquelle est moins douée d'un pouvoir propre de résistance que d'une indétermination qui fait que sa causalité exubérante risque de se développer en dehors de tout contrôle, engendrant alors des monstres».
(12) Ibid., p. 69. À l'appui de cette affirmation, P. Aubenque allègue notamment ce passage d'ARISTOTE: «l'art achève ce que la nature n'a pu mener à bien» (Physique, II, 8, 199 a 15-17).

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