Aristote ou le changement qui ne peut venir de l'intérieur

Le médiéviste Jean Gagné a consacré une thèse à la difficulté de distinguer le mouvement du changement tout en préservant la complémentarité des deux concepts dans notre expérience autant que dans notre réflexion.
Jean Gagné s'est penché sur l'aporie mouvement-changement chez Aristote, et ses conclusions sympathiques au Stagirite montrent encore une fois combien le Philosophe est à l'horizon de nos problématiques les plus contemporaines sur le changement. Il convient d'abord de souligner que l'aporie en cause n'est pas une problématique secondaire dans le système physique d'Aristote mais bien «le foyer d'intelligibilité» de tout l'ouvrage. Ensuite, Jean Gagné insiste sur «l'irréductible complémentarité du mouvement et du changement au niveau de la connaissance première de ces phénomènes, c'est-à-dire au niveau de l'expérience et de l'induction». Il ne s'agit donc pas de distinguer le mouvement du changement dans le but de réduire l'un à l'autre: «l'aporie du mouvement-changement devait donc être chez le Stagirite moins une chose à expliquer qu'une donnée de base à respecter», écrit Gagné dans sa conclusion. Le travail à faire, pour Aristote, n'est pas de distinguer pour réduire, comme on le fait souvent en science moderne, mais il s'agit plutôt pour lui de relier essentiellement l'un à l'autre le mouvement et le changement.


Le mouvement et le changement

La distinction majeure à faire entre les deux concepts pour Aristote se rattache fondamentalement «au caractère essentiellement perceptuel du mouvement et au caractère non immédiatement perceptuel du changement». Ainsi, on peut observer un mouvement en train de se faire mais on ne peut qu'induire un changement qui apparaît toujours comme déjà accompli. Jean Gagné explique: «Tout mouvement, en effet, étant perçu dans son accomplissement, alors que tout changement est d'abord découvert comme accompli et le plus souvent dans les limites mêmes du commencement et de l'achèvement du mouvement, ne faut-il pas que tout effort de conceptualisation et de définition du mouvement implique fidélité à l'aporie du mouvement-changement?»

Non seulement le changement et le mouvement sont-ils distincts mais ils sont intimement reliés; il semblerait même que le changement soit la cause et le but du mouvement. Y a-t-il des mouvements sans finalité? Dans la mesure où seul, pour Aristote, le mouvement circulaire est continu et éternel, tous les autres mouvements du monde sublunaire tombent sous un mode secondaire, subsidiaire de l'être, ne possédant pas de raison d'être ou de fin et ne prenant leur sens qu'à l'intérieur des «frontières du changement».

C'est le mouvement (kinesis) que l'on observe mais c'est le changement (metabole ) qui compte. Dans cette philosophie naturelle, les mouvements divers, répertoriés par Aristote dans son traité De l'Âme, soit la locomotion, la nutrition et la reproduction, ont des finalités qui débouchent sur des changements biologiques: déplacements, croissance, expansion de l'espèce. Il apparaît dès lors que l'aporie exige de ne jamais séparer l'étude du mouvement de la préoccupation du changement, ce qui montre une fois de plus l'empirisme de la démarche d'Aristote. Et ce qui le distingue radicalement de la science moderne qui a trop souvent isolé l'étude du mouvement de la préoccupation des changements qui sont les vrais phénomènes du monde physique et psychologique.La façon la plus directe d'aborder la question du changement chez Aristote est de distinguer celle-ci de la question du mouvement. Qui dit mouvement ne fait pas nécessairement référence au changement. L'agitation n'est pas l'efficacité et de tout temps, certains philosophes ont prôné l'abolition de tout mouvement pour parvenir au parfait accomplissement ou au véritable changement. Ce que nous nous efforçons de faire en bref.


Le changement

Trêve de mouvement, parlons changement! Dans le premier Livre de sa Métaphysique , Aristote critique ses prédécesseurs sur la question de la cause véritable du changement et de tout devenir. Il leur reproche d'avoir limité leurs recherches aux «seuls principes de nature matérielle» (ch. 3), pour expliquer le changement dans l'ordre des choses. Ainsi, Thalès supposait que l'eau était ce principe et Héraclite, le feu, Empédocle, les quatre éléments…

Aristote objecte que la matière ne saurait être cause de son propre changement. Très empiriquement, le métaphysicien argue que «ce n'est pas le bois qui fait le lit, ni l'airain, la statue, mais il y a quelque autre chose qui est cause du changement.».

Cette critique d'Aristote est à la fois fondée logiquement et empiriquement, car si le changement du substrat était à l'intérieur de ce même substrat, on ne saurait expliquer comment le changement arrive à un moment plutôt qu'à un autre qui le précède… à l'infini. Logiquement, un être ayant en lui la totalité des causes de son changement futur serait immédiatement projeté dans la réalisation de ce changement et parcourrait alors son cycle de vie à une vitesse progressant vers l'infini.

Or l'observation nous montre que tous les êtres naturels accomplissent leurs changements multiples (locomotion, nutrition, reproduction) selon des cycles et règles bien précises, appartenant à la forme de l'espèce et tributaire des lois strictes du climat. Cette harmonie des cycles naturels imbriqués les uns dans les autres montre à l'évidence que les changements naturels sont orchestrés et ne dépendent jamais d'une improvi Or l'observation nous montre que tous les êtres naturels accomplissent leurs changements multiples (locomotion, nutrition, reproduction) selon des cycles et règles bien précises, appartenant à la forme de l'espèce et tributaire des lois strictes du climat. Cette harmonie des cycles naturels imbriqués les uns dans les autres montre à l'évidence que les changements naturels sont orchestrés et ne dépendent jamais d'une improvisation et encore moins d'un pur hasard.

Cette observation n'est pas celle du métaphysicien Aristote mais bien celle du poète latin Lucrèce, qui constate dans son livre De la Nature que les êtres naturels se déploient et se développent selon des règles fixes et strictes: «tout s'accroît peu à peu, comme il est naturel, par des éléments déterminés, et chaque être garde en grandissant ses caractères spécifiques. Les changements se déploient dans des temps mesurables et d'une manière déterminée.»

Cependant, l'explication matérialiste, fut-elle déterministe, ne suffit pas à Aristote. Toujours dans le même passage de sa Métaphysique consacré aux théories sur le changement, il rejette évidemment les métaphysiques inspirées de Parménide, qui nient la réalité du mouvement ou du changement. Et c'est pour satisfaire à la fois l'expérience de l'observation et la logique de l'induction que notre philosophe va proposer un nouveau genre de cause susceptible d'expliquer le changement autrement que par les potentialités de la matière elle-même.


La cause du changement

Nous connaissons les quatre causes d'Aristote (matière, forme, moyen, fin). Dans la question de la cause du changement, il s'agit de la troisième cause, à savoir, la cause efficiente. Or cette cause efficiente provient nécessairement de l'extérieur de la matière. Ce n'est pas le bois qui fait le lit c'est le menuisier, et la statue, c'est l'artiste qui la produit. La cause efficiente explique donc que le changement puisse se produire à un moment ou à un autre. Ainsi, dans le monde qui change (le Devenir), c'est-à-dire le monde sublunaire, le changement peut se produire au gré des accidents des cycles matériels (que la science cherche à prévoir) mais aussi au gré de la liberté humaine, qui semble sans limite si nous pensons aux changements de civilisations issues des inventions comme des massacres.

C'est la cause efficiente, extérieure à l'être en changement, qui explique que le changement se fasse maintenant ou plus tard, ici plutôt que là. Cette cause efficiente est un concept théorique qui conditionna et conditionne encore l'horizon des philosophies du changement ou des sciences du mouvement.

La science moderne des différents mouvements balistiques et des cycles de vie des espèces nous a fait oublier que nous en sommes encore réduits à une métaphysique grossière pour ce qui est du changement. Nous pouvons mesurer toutes les vitesses mais nous ne comprenons pas encore la finalité de la vie et de son évolution. Voilà pourquoi, selon le Stagirite, nous devrions être fidèle à l'aporie et ne jamais oublier que nous mesurons les mouvements dans le seul but de comprendre les changements qui façonnent aussi bien nos vies que nos idées.


Bibliographie
Aristote, Métaphysique, Livre A.
Lucrèce, De la Nature, Livre I.
Jean Gagné, L'aporie du mouvement-changement dans la Physique d'Aristote, thèse de doctorat, Institut d'études médiévales, Université de Montréal, 1967.

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