La troisième Amérique

Pierre Vadeboncoeur
Qu'est-ce qu'un Québécois? Que ça plaise ou non, l'auteur l'affirme au moins clairement: nous sommes différents.
« Nous nous montrons indépendants et réfractaires dès le Régime français. Notre histoire, y compris la plus récente, est en forme de contrepoint par rapport à ce qui se passe en Amérique. Nous faisons longtemps de l'agriculture pendant que les autres font des affaires. Nous persévérons jusqu'à nos jours dans notre singularité, quand d'autres se mélangent avec bonheur. Nous refusons de servir les causes militaires pour lesquelles, en deux occasions, toute l'Amérique se bat. Avant ces guerres, nous sommes du côté de la liberté nationale quand tout le reste du Canada est du côté de l'Empire. Au début du siècle, impopulaires, nous précédons le Canada d'au moins trente ans dans l'idée de la souveraineté canadienne, et il s'en faudra à peine de vingt-cinq autres pour que nous mettions le Canada lui-même en question. Nous sommes actuellement de vingt ans en avance sur un Canada dont la structure, que personne en 1950 ne mettait sérieusement en cause, donne aujourd'hui, à notre suite, des signes de faiblesse à trois mille kilomètres d'ici. Un récent sondage indique que l'indépendance de l'Ouest serait à l'heure actuelle, là-bas, regardée favorablement par 15% de la population... Nous devenons en quelques années les détonateurs d'un secret explosif mais jusque-là bien gardé: l'Ontario apparaît tout à coup comme l'exploiteur du Canada dans son entier et probablement la force qui maintenait jusqu'ici l'apparence et la réalité d'un pays bien lié, parce que cette apparence et ce pays servaient d'abord la politique de cette province centrale.

Tantôt en avance, tantôt en retard, et rarement là où l'on nous attendrait... Le socialisme travailliste apparu dans l'Ouest et s'incarnant dans un parti s'arrête net à la frontière orientale de l'Ontario et il ne la franchira jamais. À cette époque, nous paraissons ancrés dans un conservatisme qui a l'air d'être éternel. Nous décourageons tout ce qui bouge ailleurs. Or, sans crier gare et alors que personne ne s'y attend, nous exécutons, par notre propre vouloir, sans rapport avec tout ce qui dort autour, en cinq ou dix ans, la révolution culturelle la plus rapide et la plus profonde qui se soit vue au Canada. Le reste suivra, mouvements autonomes de toutes sortes, surprenants. Le syndicalisme national québécois avait commencé quelques années avant, cependant, à prendre un essor indépendant de ce qui se passait aux États-Unis, où au contraire, pendant la même période, les syndicats se rangeaient. Le syndicalisme de la CSN, tenu jadis pour le plus conservateur du continent, devient en moins d'une génération le plus progressiste et le plus fortement caractérisé par l'anticapitaliste en Amérique du Nord.

Tout se passe comme si nous n'attendions l'avis de personne et, nous trouvant dans un milieu différent de ce qui nous entoure, comme si nous avions davantage un mouvement propre. On a beaucoup parlé de nos emprunts au mode de vie américain. Ce n'est pas sans raison. Malgré cela, il faut voir que nous sommes un corps qui n'obéit pas aux mêmes lois que ses voisins. Et voici qu'une bonne partie des Québécois réclament aujourd'hui l'indépendance nationale, ce qui est bien le comble de l'originalité politique en Amérique du Nord, une originalité qui correspond d'ailleurs à la très profonde réaction de bien des peuples à l'uniformisation des civilisations et à l'impérialisme.

Nous sommes au Canada un objet plus ou moins mobile, au milieu d'une réalité plus vaste mais plus ou moins prise dans ses conventions et au fond moins libre et plus fixée dans sa propre continuité passablement statique. On aurait dit le contraire il y a moins d'un demi-siècle, faute d'ailleurs d'avoir observé comme il faut un quant-à-soi grâce qui nous distinguait des autres depuis toujours.

Par ces différents traits, tantôt nous étions mobiles, tantôt immobiles, mais à contretemps par rapport au monde ambiant. Comment comprendre un peuple pareil? Nous faisions mystère. Mais de mystère il n'y avait pas, - seulement une authenticité autre, une existence à nous et une situation à vrai dire bien séparée. Une concentration distincte, aussi. Une langue, une histoire, des points de repère géographiques, des références culturelles, un quotidien, une parenté à part du continent.

Qui est Québécois? C'est celui qui agissait ainsi insolitement et qui le fait encore. Qui ne l'est pas? Celui qui est complètement étranger à ces départs, à ces latences, à ces mutations, à ces arrêts, à, cette marginalité, à cette ligne maintes fois brisée et nullement parallèle, en ses segments importants, à celle, ou à celles, qui sont tracées ailleurs. Malgré nos nombreux emprunts, imitations, appropriations. Celui qui n'est pas québécois, c'est en quelque sorte un Américain, ou une variété de ce type. Il peut habiter à trois rues d'ici, à trois kilomètres, à trois cents ou trois mille kilomètres, ou bien vivre dans la même rue que moi: cela n'a pas d'importance, il est profondément différent et, d'ordinaire, radicalement séparé de notre drôle de peuple. Il peut avoir toutes les qualités et toutes les vertus, mais ceci ne change rien. Qu'est-ce que je connais de sa littérature? Peu de chose. Qu'est-ce qu'il connaît de la nôtre? Même réponse. Mon type d'à côté, c'est un Américain intra muros, ou quelqu'un, s'il est immigré, qui veut en devenir un.

Je suis au contraire dans un système - pour employer ce mot dans le sens de Péguy - dont les manifestations majeures et caractéristiques ignorent celles du continent. Nous avons d'ailleurs nos propres Américains, francophones, parmi nous, en particulier ceux qui s'occupent des affaires des Américains; ils se conforment beaucoup à l'amerian way of life. Mais ce n'est pas le grand nombre, c'est le petit. Ils ont l'oeil fixé ailleurs. Ils sont comme de nulle part. Ils se gardent de dévier. Mais nous, nous ne nous en gardons pas, nous n'y pensons même pas. Les déviations arrivent d'elles-mêmes et elles exaspèrent: nous étions autrefois aussi mal vus pour notre conservatisme que nous le sommes maintenant pour notre progressisme. Ce qui est réactionnaire ou figé chez nous semble vraiment aussi inacceptable aux autres que ce qui avance vraiment et il en a été ainsi, simultanément, à bien des époques, en effet. Il ne s'agit pas de «déviations»; il s'agit tout simplement de quelque chose de spontané, de direct, qui est notre expression et notre volonté mêmes. Vu de l'extérieur, ce sont des «anomalies». Mais on arriverait à de curieux quiproquos en nous jugeant toujours d'une manière proprement étrangère.

C'est ainsi que notre lutte contre l'Empire, au temps de Henri Bourassa, semblait au dehors une manifestation du conservatisme canadien-français au même titre que notre attachement aux paroisses, alors que de toute évidence nous précédions toutes les autres populations du Canada et le mouvement de décolonisation de la plupart des pays soumis. Aujourd'hui, autre contresens, le fait de nous vouloir politiquement souverains équivaudrait encore à une espèce de conservatisme historique, alors que cette revendication procède d'une actualisation radicale de notre problématique. Notre entreprise à cet égard serait rétrograde, tandis qu'au contraire elle pointe réellement vers l'avant, mais dans notre sens. Plus que tout le reste, elle est jugée avant tout incompréhensible, et voici enfin, cette fois, quelque chose qui se comprend très bien, voici le test: on ne comprend pas... Cela s'entend mieux que n'importe quoi, vraiment! Nous fonctionnons d'une autre manière qu'ailleurs parce que nous ne sommes pas la même machine historique, culturelle, sociale même et politique, et plus spécialement parce que nous formons une entité, autrement dit quelque chose de complet, ou d'en soi, ou de rond. On aura beau s'ingénier à nous trouver des ressemblances englobantes avec d'autres et une sorte de même logique générale que la leur, les faits démontrent, par les traces qu'ils laissent comme des marques irréfutables dans notre histoire et je dirais notamment la plus récente, - les faits démontrent notre dissemblance et l'existence ici d'une société dont le degré d'autonomie potentielle surprend. En particulier le prouve l'incompréhension d'autrui à, notre sujet. Celle-ci nous désigne précisément comme différents, singuliers dans les deux sens du mot. Nos perplexités, de même que nos variations parfois extrêmes, globales, en de très courtes périodes de temps, sont elles aussi déroutantes, et on ne les voit pas survenir dans les sociétés plus massives, moins légères que la nôtre, en Amérique du Nord, ou du moins elles s'y résorbent à des degrés divers dans la masse et l'étendue. Pour prendre un terme d'astronomie, nos révolutions n'ont pas du tout le même cycle et même elles sont souvent brusquées, imprévues. Faire l'astronomie de ce météorite n'est pas chose facile.

Le peuple québécois a généralement été mal servi par la politique parce que celle-ci recouvrait d'une uniformité institutionnelle et d'un lien juridique artificiel entre nous et les autres le phénomène bien plus profond de notre indépendance. C'était une fiction, mais les fictions juridiques sont parfois par elles-mêmes, abusivement, des réalités, des réalités plus tenaces encore du fait qu'elles n'ont rien de la mouvance de la vie, mais au contraire une stupide fixité soutenue par l'habitude et par la force. Selon les apparences donc, les Québécois se trouvaient engagés avec le reste du Canada dans un seul système historique général et les différences semblaient relativement secondaires, quoique vénérables, en particulier d'ordre linguistique ou religieux. Il n'y avait pas deux systèmes historiques mais un seul, à ce qu'on racontait. Il y avait cependant deux ou même plusieurs «variétés» de Canadiens. On parlait de variétés, de régions, de régionalisme, de provinces, comme à Radio-Canada selon la ritournelle. Le tout était de faire ressortir continuellement l'idée d'un seul système. On crut un moment qu'il y avait une histoire du Canada qui fût une entité bien intégrée: cela remonte à l'abbé Maheu qui fut, avec Jean-Charles Harvey, l'esprit fort des abstractions commençantes, elles-mêmes l'effet à retardement d'une constitution qui fournissait le cadre d'une réflexion juridique et logicienne. Il y eut là-dessus une polémique entre Groulx et Maheu, dans les années trente. Plus tard, M. Brunet, l'historien, remit les choses dans leur réalité véritable, comme Groulx, par sa célèbre distinction qu'il frappa comme une médaille.

Eh bien! qu'est-ce qu'un Québécois? C'est sûrement quelqu'un qui, à un degré ou un autre, qu'il en soit ou non conscient, que cela le fasse, pense-t-il, indépendantiste ou autre chose, obéit à ce je ne sais quoi d'inscrit - les logiciens disent plutôt d'«irrationnel» - qui conduit cette société par des voies étonnamment distinctes de celles de l'anglophonie continentale. J'en ai mentionné quelques-unes, observées dans l'histoire. Qu'est-ce qu'un non-Québécois? C'est un monsieur pour qui le pôle que j'ai décrit ne signifie rien et n'a aucune influence sur lui. Ce monsieur-là - ou cette dame - peut bien porter un nom français, mais c'est sans intérêt.

Or voici que les choses se corsent. L'autonomie profonde du système historique québécois a fini par se trouver un nom et une destination, qui sont précisément l'indépendance. Cela s'est produit sous la pression de la nécessité, une vérité fondamentale s'est ainsi révélée. Les choses se clarifient en même temps qu'elles se corsent. C'est qu'on a fini par toucher du doigt le vrai problème, lequel ne se situe pas au niveau qu'on avait cru. C'est aujourd'hui le système historique unique qui est en cause, enfin interrogé directement. Les conditions ont énormément changé en un siècle. Ce qui est à discuter, ce ne sont plus des questions bien relatives, le plus ou moins d'avantages ou d'inconvénients à persévérer dans le régime fédéral. Il s'agit aujourd'hui de savoir si le système historique des Québécois, qui a toujours existé, est désormais menacé de liquidation. Tout tend d'un côté à le désintégrer; tout tend de l'autre à le préserver et à l'appliquer positivement et explicitement au travail de la nation. La vérité est enfin plus nette. Le système historique québécois surgit maintenant au premier plan, élevé comme enjeu par des forces dont il devient évident qu'elles le compromettent ou le défendent. Ce n'était pas aussi clair autrefois, loin de là. Ce n'était qu'implicite. Nous comptions jadis sur notre établissement; nous avions, pensions-nous, gagné le pari de notre établissement. Nous misions sur ce faux fond des choses, lequel avait jadis, d'ailleurs, une vérité. Nous finassions. Nous avions bien le temps. Nous pensions à des morceaux. Nous soutenions un procès, lequel était bien lent mais cela n'avait pas d'importance. Notre système historique semblait établi au point pour nous de n'y pas trop songer et même de ne pas avoir trop idée de cette notion. Alors, la Confédération, à nos yeux, c'était des pouvoirs à conserver. Mais le changement d'époque allait nous inspirer une politique qui répondrait à une question bien plus cruciale, comme aux tout premiers temps. Les morceaux ne voudraient plus rien dire. Quand la vie est attaquée, que valent les possessions accessoires qui aident à vivre? quand les fondement sont exposés, qu'importe ce qui est bâti dessus?

L'essentiel est donc monté à la surface de la conscience politique parce que c'est l'essentiel qui dorénavant se trouve directement et manifestement visé. Ce qui arrive ainsi dans la conscience, c'est ce qui est dans les faits nouveaux. La conscience est très révélatrice de ce qui existe objectivement. On ne peut plus vivre sur l'acquis, sur l'assuré, qui n'est plus acquis, qui n'est plus assuré. L'histoire pour nous ne peut plus être relativement inconsciente. Plus rien éventuellement ne nous portera que notre volonté propre. Nous devrons tenir le pays à bout de bras et par conséquent en être les maîtres. Nous sommes à une extrémité ou bien à un début; il faut choisir, car il n'y a rien entre les deux.

Cela a subitement changé bien des choses. Voici maintenant vingt ans que dure cette extrémité politique pressentie et voici vingt ans que le Québec est agité. Quand on se demande ce que c'est qu'un Québécois, on devrait peut-être essayer de regarder ce qui lui arrive et comment il réagit. Un Québécois, c'est quelqu'un qui a compris ou du moins éprouvé de quelque façon qu'il se trouve à une limite ou bien à un commencement. L'activité, la critique, qui avait souvent été au second rang dans notre façon d'être, sont passées vivement au premier. On a vu avec un grand relief qu'il n'était surtout pas question de se plier. L'intelligence, la poésie, se sont mises en branle et l'on a beaucoup entrepris. La question du pays s'est posée à tout le monde: on s'en apercevait particulièrement dans les moments de grande joie collective. Elle est capitale à tant d'égards! J'ai eu pair exemple l'occasion de dire à, ceux des gens de gauche qui n'en tenaient plus compte que leurs lendemains ne seraient pas socialistes, mais que ce seraient des lendemains américains. En d'autres termes, un système historique aurait alors été avalé par un autre. Une immense et interminable insignifiance nous attendrait très certainement dans l'entre-deux, par décomposition culturelle et chute politique dans le vide. La difficulté est d'apercevoir ces rapports-là et le danger c'est de n'arriver à les voir que lorsqu'il serait trop tard. Heureusement qu'il y a l'instinct, qui n'exige pas autant de preuves que les pédants.

Un drame se joue. Le Québécois est celui qui vit ce drame, sur tous les modes possibles. Il est pour l'indépendance, ou bien il croit être contre, mais il la vit. Il se solidarise ou il refuse, mais l'agitation du fond des choses qui le concernent fait partie de son expérience. Il se sent inclus, exclu, ami, ennemi, mais c'est par rapport à quelque chose qui effectivement travaille. Le non-Québécois n'expérimente que les effets sur lui de cette affaire qui ne le concerne pas lui-même directement. C'est une affaire intestine. Elle est par elle-même la manifestation du système historique, celui-là dont justement l'existence est en cause. Ce système s'exprime non seulement par les mouvements les plus divers d'une culture qui dépend de lui, mais, singulièrement par la question qui le vise lui-même directement. Si nous n'avions pas de système historique propre, de tels événements ne se produiraient pas. Le débat de l'indépendance est sans exemple sur ce continent. Notre système historique se prouve lui-même en provoquant la question de son propre avenir. Mais est-ce que cela touche, actuellement, par exemple, l'immigré-type? Je ne le pense pas, si ce n'est dans son projet particulier, le projet de l'immigré moyen de pousser comme un Américain. Est-ce que cela atteint le bourgeois-type, s'il est francophone, «libéral» et ainsi de suite? Il y a beaucoup d'inconscience dans la vie, voyez-vous. Le bourgeois-type francophone «libéral» entretient un projet qui est de pousser comme un Canadien, ce qui ne signifie pas grand-chose: on peut pousser comme un Américain, cela s'entend, mais pousser comme un Canadien, je me demande ce que cela peut bien vouloir dire. C'est que les États-Unis forment indubitablement un système historique, et le Québec de même; mais le Canada est une juxtaposition et je ne pense pas qu'un Québécois francophone puisse vouloir se faire Canadien anglais, c'est-à-dire passer dans un système historique aussi pâle que douteux, hypothétique de l'aveu même des anglophones; à moins évidemment d'être déjà membre de quelque St. James Club.

Je n'exclus personne, au reste. Quand le pays sera fait, il sera fait. Il polarisera des loyautés aujourd'hui peu ressenties par certains, comme tout pays. Notre système historique est certainement assez fort pour cela, ce qui prouve encore son existence malgré les confusions encore possibles d'aujourd'hui. Il existe et il est directement appelé en première ligne comme le sont les ressources vitales essentielles d'un individu gravement atteint et ayant engagé dans sa lutte pour la vie ses résistances ultimes, ses raisons biologiques fondamentales. On n'en est plus au temps où il était simplement recommandé de faire du jogging. Il ne faut pas se tromper de situation. »

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