Alliances intéressées, alliances dangereuses pour la santé
Joel Lexchin. Doctors In Denial : Why Big Pharma And The Canadian Medical Profession Are Too Close For Comfort. Toronto : Lorimer ; 2017 - ISBN 978-1-4594-1244-6 (imprimé) - ISBN 978-1-4594-1245-3 (EPUB)
L’auteur, urgentologue et expert en politique du médicament, peint une fresque historique des alliances entre la profession médicale, l’industrie et les gouvernements au Canada. Ces alliances entre tous les acteurs du médicament se font au détriment des consommateurs, volontaires ou obligés. Voici quelques observations et réflexions choisies dans son livre:
a) Cette « alliance » est antérieure à l’amorce du néolibéralisme ouvertement mise en œuvre par Reagan aux É.-U. et Thatcher au R.-U.; elle en fut renforcée et continue de l’être. En même temps la privatisation de la santé a commencé à s’installer au pays dans les années 1980 et continue de le faire : frais accessoires en cabinet et à l’hôpital; privatisation de la collecte de sang, de la radiologie pointue, des polycliniques, de laboratoires biomédicaux; désaffiliation du régime public par des médecins; PPP dans la construction et la gérance d’hôpitaux (pourtant avérés désastreux à l’étranger et au pays), PPP ou financement privé en recherche clinique et en formation médicale continue; tous des indicateurs fermement dénoncés par Médecins québécois pour un régime public (Canadian Doctors for Medicare dans le reste du Canada).
b) L’alliance et la privatisation convergent pour justifier que l’on trouve éthiquement normales de nombreuses situations conflictuelles liées aux soins, à la formation, à la recherche et à la santé publique. L’alliance et les PPP se ressemblent en assumant que des fonds privés soient nécessaires pour « servir le public », une aberration en soi car le privé ne vise que le profit et le public vise le meilleur service au meilleur coût.
c) Toute bonne pratique de soins doit reposer sur un savoir médical et une habileté clinique dont l’objectif doit demeurer soignant alors que les pharmaceutiques dominées par le marketing n’hésitent pas à enfreindre leurs propres codes, à tricher, à encourir des condamnations civiles et criminelles, à corrompre politiques, agences, médias, instances médicales, revues savantes, chercheurs cliniques, associations de patients et prescripteurs. Les engagements de l’industrie à se comporter en firmes socialement responsables ne sont que des fausses promesses alors qu’on y pratique une marchandisation socialement irresponsable.
d) Consumers International a découvert que sur 20 firmes américaines prétendant suivre un tel code de marketing, seulement 2 ont bien voulu dévoiler les infractions et les sanctions et seulement 12 ont bien voulu divulguer ledit code. Au Canada le code de Médicaments novateurs Canada (ex Rx&D) est peu spécifique et n’a que peu de conséquences pratiques pour les firmes individuelles; il a pourtant été endossé par des membres élargis de « l’alliance » : Best Medicines Coalition, Coalition canadienne des organismes de bienfaisance en santé inc., l’Association médicale canadienne, L’Association des infirmiers et infirmières du Canada, l’Association des pharmaciens du Canada.
Sans cette évolution déplorable de l’industrie, l’alliance aurait eu peu de conséquences, mais en cotoyant de telles entreprises, on finit par penser comme elles aux niveaux politique, réglementaire, professionnel, éditorial, médiatique. La promotion aux médecins ne peut demeurer responsable et impartiale quand nos élus permettent l’autorégulation, que ce soit par les firmes elles mêmes ou par un organisme dominé par les firmes, comme c’est le cas au Canada avec le Conseil consultatif de publicité pharmaceutique; pourtant, les lois et règlements permettent en théorie à Santé Canada de réglementer la promotion.
e) Un bureau d’évaluation des nouveaux médicaments financé majoritairement par les firmes en vertu du principe de l’utilisateur payant ne peut résister aux pressions pour accélérer et faciliter les AMM.
f) La promotion directe aux consommateurs des produits ordonnancés est illogique et injustifiée. Cette promotion se pratique indirectement au Canada; elle utilise les associations de patients, les réseaux sociaux, les médias de masse, l’accompagnement des patients, et en est d’autant plus insidieuse. On annonce les vaccins à la télé quand ils ne sont pas couverts par des fonds publics.
g) Les directives cliniques devraient être impartiales et rédigées sans COI. Les facultés de médecine et les centres de recherche médicale devraient prendre leur distance des commanditaires qui ont un intérêt certain dans les résultats. Il faudrait refuser les chaires professorales et les bourses aux stagiaires financées par les firmes. Les associations de spécialistes devraient divulguer dans un premier temps et refuser dans un deuxième temps les avances des firmes, tout comme les responsables de l’accréditation des activités de FMC (Collège Royal pour les spécialistes et Collège des médecins de famille, pour le Canada; Conseil québécois de développement professionnel des médecins, pour le Québec).
h) La direction et la rédaction des revues savantes ne devraient avoir aucun lien d’intérêt avec les firmes, directement et indirectement. Dans un premier temps elles devraient divulguer leurs revenus et les sources (tirés à part, publicités, suppléments) et dans un second temps les éliminer. Les articles rédigés anonymement (ghostwriten) par des employés des firmes et signés par des meneurs d’opinion prête-noms (même s’ils ont utilisé leurs propres patients), ne devraient plus être considérés la norme et devraient être refusés. C’est ainsi que Emergency Medicine Australasia n’accepte plus aucun avantage de l’industrie, que le BMJ depuis 2015 refuse les synthèses, éditoriaux et directives cliniques rédigés par des médecins en conflits d’intérêts. Oui c’est faisable.