Steven Spielberg et la philosophie du sauve-qui-peut

Jean-Philippe Costes

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Steven Spielberg (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

           Les apparences, il est vrai, ne contribuent à tempérer ce verdict. Le plus souvent, les films de Spielberg ne constituent en effet qu’une suite de péripéties, dont la simplicité sollicite davantage l’émotion que la réflexion du Spectateur ; lisses et juvéniles, leurs héros suscitent aisément l’identification du plus grand nombre ; les aventures qu’ils relatent sont bâties de telle sorte qu’elles provoquent infailliblement la compassion ; invariablement heureuse, leur fin s’ingénie quant à elle à réveiller la candeur qui sommeille en nous tous. En un mot comme en cent, l’œuvre de Steven Spielberg présente toutes les caractéristiques d’un cinéma formaté, conçu selon les règles du marketing le plus pur.

  

            La preuve de cette fâcheuse inclination, dont la persistance confine au mutisme artistique, semble se manifester dans la structure des scenarii sur lesquels le créateur de Dreamworks fonde ses travaux. Ainsi, force est de constater qu’ils sont tous, à des degrés divers, construits sur un seul et même procédé : la course poursuite. Déjà inscrite au cœur de Sugarland Express, premier film que Steven Spielberg tourna à Hollywood, en 1974, elle revient dans Les dents de la mer (1975), dans Rencontres du troisième type (1977), dans E .T (1982), dans L’empire du soleil (1987), dans Hook (1991), dans Jurassic Park et Le monde perdu (1993-1997), dans La liste de Schindler(1993), dans Il faut sauver le soldat Ryan (1998), dans Artificial Intelligence (2001), dans Minority report (2002), dans Le terminal (2004), dans La guerre des mondes (2005) et dans Munich (2006) ; elle est omniprésente dans la série des Indiana Jones (1981,1984,1989,2008) ; elle atteint son paroxysme en 2002, dans un film au titre édifiant : Arrête-moi si tu peux.

  

            Nombreux sont ceux qui verront dans l’utilisation permanente de ce système narratif la confirmation du bien-fondé de leur jugement initial : en usant et abusant du « sauve-qui-peut », Steven Spielberg recherche avant tout le divertissement des masses et le succès commercial. Néanmoins - et sans pour autant nier la dimension mercantile de tout projet cinématographique - une autre interprétation est possible. Loin des idées réductrices qui établissent un lien de nécessité  entre le cinéma populaire et l’indigence spirituelle, elle fait de Steven Spielberg l’un des héritiers de la tradition humaniste. Né en Italie au quatorzième siècle, en réaction à la scolastique du Moyen-Age, ce courant de pensée proclame en effet que la dignité humaine est la valeur suprême et qu’en conséquence, elle doit être préservée des atteintes émanant des pouvoirs politique, économique et religieux. Or, en mettant en scène des personnages qui fuient constamment les mille et un dangers qui planent sur leur existence, Steven Spielberg ne fait, en définitive, que reprendre à son compte les fondements de cette doctrine . Ainsi, sous le couvert de spectacles sans prétention,  il a mis en évidence et dénoncé bon nombre de fléaux qui menacent le genre humain : l’obscurantisme religieux (Indiana Jones et le temple maudit), le scientisme effréné (Jurassic Park et A.I), la barbarie totalitaire (La liste de Schindler et, dans un registre plus léger, Indiana Jones 1 et 3), l’esclavagisme (Amistad), la guerre (Il faut sauver le soldat Ryan), les dérives sécuritaires des Sociétés Post-Modernes (Minority report), la xénophobie (Le terminal), l’expansionnisme (La guerre des mondes) ou encore, le terrorisme, qu’il soit le fait d’un groupuscule ou d’un Etat (Munich).

  

            On peut certes se défier de l’Humanisme qui, en proposant une définition préalable de l’Homme, peut avoir pour conséquence paradoxale d’exclure certaines personnes du cadre de l’Humanité[2]. De même, on pourrait longuement gloser sur l’inefficacité chronique de cette théorie dans l’histoire des Sociétés, sur l’angélisme volontiers larmoyant qu’elle véhicule et sur la dictature morale qu’elle exerce en Occident. En revanche, on ne peut contester que ses zélateurs proposent une vision singulière du monde. Dès lors, Steven Spielberg, en tant qu’humaniste, ne saurait être considéré comme l’auteur d’une œuvre insignifiante.

 

             Son travail est d’autant plus digne d’intérêt que la course poursuite qui lui sert de fil rouge est porteuse d’un autre sens, infiniment plus riche qu’on ne pourrait l’imaginer en première analyse. Eriger le « sauve-qui-peut » au rang de principe existentiel, c’est en effet s’inscrire dans une perspective conservatrice. Ici, Steven Spielberg rejoint manifestement les thèses de Thomas Hobbes (1588-1679). Pour ce philosophe Anglais, qui fut en son temps l’un des plus éminents promoteurs de la Monarchie absolue[3], l’Homme se définit essentiellement en termes mécanistes. Soumis à des passions irrésistibles, prisonnier d’une Nature hostile qui fait de tous ses semblables des rivaux en  puissance, il n’obéit qu’à une seule règle, édictée par sa raison : la conservation de lui-même.

  

            Au même titre que l’instinct de survie, cette asocialité fondamentale, qui émane directement de la précarité intrinsèque de la condition humaine, est présente dans toute la filmographie de Steven Spielberg. Elle se manifeste d’abord à travers une figure récurrente : celle de l’enfant, que les épreuves de la vie vont contribuer à faire grandir et par là même,  à humaniser. On la retrouve ainsi dans E.T, sous les traits du petit Elliott, dans L’empire du soleil, où Christian Bale interprète un enfant perdu dans la Chine ensanglantée de la seconde guerre mondiale ; on la remarque également dans Indiana Jones et le temple maudit, dans Hook, dans Arrête-moi si tu peux, dans La guerre des mondes et bien sûr, dans Intelligence Artificielle, où Haley Joel Osment campe une sorte de Pinocchio en quête d’humanité. Parfois, l’enfant fait place à l’adulte immature. C’est le cas dans Rencontres du troisième type, où Richard Dreyfuss incarne un homme qui, au début de l’histoire, est plus proche de l’adolescent attardé que du chef de famille. Cela se vérifie également dans Jurassic Park, où Sam Neill apprend peu à peu les vertus de la paternité, ou encore, dans La liste de Schindler, qui voit son héros passer du statut de fêtard insouciant et de profiteur égoïste à celui de sauveur.Tout ceci indique qu’à l’image de Thomas Hobbes, Steven Spielberg ne considère pas la socialité comme un fait inné mais plutôt, comme un caractère acquis dans la confrontation à l’adversité.

 

            Cette conception conservatrice et Hobbienne de l’Homme se manifeste également à travers l’idée défavorable que le fondateur des productions Amblin se fait de la Nature. Au sens environnemental du terme, il la représente ainsi comme un ordre anxiogène, peuplé d’insectes grouillants et de reptiles répugnants[4], de terrifiants monstres marins[5] et terrestres[6]ou bien, d’aliens belliqueux qui ressuscitent les peurs archaïques enfouies au plus profond de l’Inconscient collectif.

  

            Au plan strictement philosophique, Steven Spielberg ne juge pas la Nature - ou devrait-on dire, l’état de nature - avec plus d’indulgence. En l’espèce, sa version de La guerre des mondes  est particulièrement révélatrice. Elle  montre en effet que le pacte social, lorsqu’il est dissout par l’invasion d’une puissance étrangère, cède immédiatement le pas à une situation chaotique dans laquelle les hommes luttent pour leur survie, sans se soucier du sort de leurs congénères. On le voit notamment lorsque Tom Cruise se fait dérober sa voiture par une foule enragée ou quand, pour sauver sa fille du péril extraterrestre, il n’hésite pas à supprimer le turbulent Tim Robbins[7].

 

            Cette vision conservatrice, héritée de la pensée de Hobbes, ne se limite cependant pas au domaine philosophique. Elle s’exprime également sur le terrain politique .Là encore, La guerre des mondes constitue un exemple des plus significatifs. En effet, cette adaptation d’un roman de Herbert George Wells n’est pas seulement un condensé de l’œuvre de Spielberg, qui réunit en son sein toutes les figures, tous les principes récurrents que l’on a précédemment mis en évidence (l’instinct de conservation, la course poursuite, l’Humanisme, les monstres, les enfants et un père immature qui, au gré des épreuves, fait l’apprentissage de la responsabilité) ; c’est également un précis doctrinal, très éloigné de la neutralité toute commerciale des productions Hollywoodiennes. Ainsi, l’attaque sournoise des aliens est sans aucun doute une allégorie des attentats terroristes du 11 septembre 2001. De même, la réalisation d’un long-métrage intitulé La guerre des mondes ne saurait être innocente, à l’heure où les Etats-Unis et l’Occident livrent une bataille sans merci contre l’Islamisme armé[8]. Elle résulte manifestement d’une volonté politique, d’une adhésion profonde à la théorie du « choc des civilisations » énoncée par l’universitaire Américain Samuel Huntington.

 

            Cette idéologie conservatrice trouve son prolongement dans le discours révolutionnaire du film - la révolution devant ici s’entendre au sens astral du terme, qui désigne le mouvement circulaire par lequel un corps céleste revient à son point de départ : pour se sauver, les Etats-Unis d’Amérique n’ont d’autre choix que de retrouver leurs valeurs traditionnelles. Ces principes fondamentaux sont Dieu (les extraterrestres sont vaincus grâce aux bactéries que le Créateur, dans Son infinie sagesse, a dispersées dans la Nature), l’Armée (expression suprême de l’instinct de conservation) et une Unité nationale symbolisée par le resserrement des liens familiaux autour de l’autorité paternelle (chef déchu d’une famille désunie, Tom Cruise devient un père héroïque, incarnant le renouveau de la Nation rassemblée).

 

            En Europe, de telles prises de position sont l’apanage de la Droite. Outre-Atlantique, ce « conservatisme à visage humain », qui se veut non seulement le défenseur de la morale mais aussi, le protecteur de la liberté et de la dignité des personnes, renvoie pour l’essentiel aux idées du Parti Démocrate. Il n’est donc pas surprenant que Steven Spielberg se soit engagé aux côtés de Hillary Clinton, lors de la campagne présidentielle Américaine de 2008[9]. Au-delà de tout jugement de valeur, il s’agit d’une raison supplémentaire de considérer ce cinéaste comme un véritable auteur et non plus, comme un simple amuseur, sans propos intellectuel ni projet artistique.

           

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Duel

 

 

 

 

 

                        

 

 

 

 

 

Les dents de la mer (Jaws)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les aventuriers de l'arche perdue (Raiders of the Lost Ark)

 

 

 

 

 

 

 

 

E.T, l'extra-terrestre (E.T)

 

 

 

 

 

 

 

 

Indiana Jones et le temple maudit (Indiana Jones and the Temple of Doom)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'Empire du soleil (The Empire of the Sun)

 

 

 

 

 

 

 

 

Indiana Jones et la dernière croisade (Indiana Jones and the Last Crusade)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hook

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jurassic Park

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La liste de Schindler (Schindler's List)

 

 

 

 

 

 

 

 

Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan)

 

 

 

 

 

 

 

 

A.I (Artificial Intelligence)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Minority Report

 

 

 

 

 

 

 

 

Arrete-moi si tu peux (Catch Me If You Can)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le terminal (The Terminal)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La guerre des mondes (War of the Worlds)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Munich

 

 

 

 

 

 

 Indiana Jones et le royaume du crane de cristal (Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull)

  


[1] [1]Voir Jean - Loup Passek, Dictionnaire du Cinéma, Larousse - Bordas, édition 1998, page 713.

[2] D’où l’opposition de penseurs tels que Marx ou Nietzsche.

[3] Voir Le Léviathan, ou la matière,  la forme et la puissance d’un Etat ecclésiastique et civil (1651).

[4] Voir les aventures d’Indiana Jones

[5] Voir Les dents de la mer

[6] Voir Jurassic Park

[7] A l’appui de cet argument, on notera également que les extraterrestres n’attaquent pas les humains par  pure méchanceté. Leur but est d’assurer la pérennité de leur race, en trouvant de nouvelles sources d’approvisionnement. On retrouve ici l’idée Hobbienne selon laquelle l’instinct de conservation constitue le principe de toute vie et l’origine du chaos de l’état de nature.

[8] Réalisée par Byron Haskin, la précédente adaptation du roman de Wells était également indissociable du contexte géopolitique des années 1950. A l’époque, « la guerre des mondes » entrait en résonance avec la Guerre froide, qui sévissait depuis 1947.

[9] Trop humaniste pour soutenir un candidat Républicain, Steven Spielberg était cependant trop conservateur pour se rallier à un homme aussi « libéral » que Barack Obama.

 




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