Les mardis chez Stéphane Mallarmé

Laurent Tailhade
MALLARMÉ

Petits mémoires de la vie


Rue de Rorne. Le boulevard extérieur franchi, c'est encore une sorte de banlieue, un coin où le plâtras abonde, où quelques masures suburbaines, — vestiges des guinguettes qui l'emplirent autrefois, — pendent comme des loques aux immeubles de rapport, où quelque chose survit des antiques Batignolles au temps où ce quartier bourgeois et couche-tôt formait un village et non un arrondissement de Paris. Des sifflets de locomotives, le halètement des trains. le vacarme des gares, seuls déchirent le grand silence, la paix nocturne, indiquant la ville prochaine et son activité. En causant, nous gravissions les quatre étages d'une maison modeste, l'escalier assoupi, au gaz déjà baissé. Un coup de timbre; la porte s'ouvrait sur une antichambre exiguë et pleine d'ombre attenant à la salle où, chaque mardi, Stéphane Mallarmé recevait, le soir, la foule de ses admirateurs, ses familiers et ses amis. Nul objet d'art, sinon le portrait du Maître par Manet et quelques toiles de Wisthler, ne décorait ce lieu où les hommes illustres d'hier et d'aujourd'hui vinrent tous prendre place, goûter l'entretien du pur poète que spontanément la Gloire visitait dans son obscurité. Francis Vielé-Griffin, Henri de Régnier, Moréas qui portait encore son nom de palikare et s'appelait, comme un bouffon d'opérette, Pappadiamantopoulos; Félix Fénéon, sarcastique et melliflu ; Gustave Kahn, dont les Palais nomades préconisaient déjà un artiste neuf et puissant; René Ghil, qui, poussant à l'extrême la doctrine de Mallarmé, s'efforçait d'obtenir avec des mots les effets de la musique et, ne redoutant pas le naufrage d'Icare, tentait de conquérir un nouveau domaine à la parole rythmée ; Auguste Dorchain, talent académique, sans doute un peu dépaysé parmi les outrances, les curiosités, les recherches inquiètes de ces novateurs, étaient les hôtes habituels de Mallarmé, s'asseyaient sous la lampe autour de la table où, sur l'humble toile cirée, un verre de grog aromatique et chaleureux attendait les visiteurs. Parfois, vers le tard et les groupes formés, une portière s'écartait, livrant passage à l'apparition, toujours soudaine et quelque peu mystérieuse, d'un hôte bienvenu.

À pas furtifs, le ton descendu volontairement au-dessous du diapason vulgaire, parlant d'une voix sourde, lente, compassée, avec des gestes précieux et des mines discrètes, svelte encore dans la mesquine redingote d'un coureur de cachets, fantomatique et ridicule ainsi qu'un personnage d'Edgar Poe, affectant une allure patricienne que démentait, par instants, son besoin de mystifier, Auguste Villiers de 1'Isle-Adam faisait, chez son ami, une entrée exempte de simplicité. (…) Villiers de l'Isle-Adam chérissait la musique, en percevait les délices, en comprenait la beauté. Le premier en France, avec Judith Gautier, Mendès et quelques autres intelligences de choix, il eût cet honneur insigne, — malgré le déni de justice honteusement infligé à Tannhauser,- de s'adapter à la pensée olympienne de Richard Wagner. Il fut son hôte à Lausanne et, plus tard, dans cette résidence royale de Wahnfried où, comme le soleil à son déclin, le Maître «d'ans et d'honneurs chargé», vécut dans la gloire les dernières saisons de sa vieillesse. Plus tard, Villiers écrivit quelques pages dans la Revue Wagnérienne, ce livre d'or où la jeunesse artiste de 1880 se fit honneur de collaborer, en attendant que les radotages mercantiles du vieux Saint-Saëns, les injures de l'envie et de la haine l'eussent à jamais consacré.

En même temps que Villiers, un couple étrange faisait l'étonnement des visiteurs assemblés chez Mallarmé. Sanglé dans un frac de haute allure, peigné, lustré, verni, bagué de pierres précieuses, endiamanté comme une prêtresse de Vénus, le revers de soie éclaboussé d'un chrysanthème énorme ou d'un soleil démesuré, Oscar Wilde, flanqué de son Euryale, Alfred Douglas, pontifiait discrètement, inquiet de l’ironie ambiante et moins sûr de ses effets que parmi les snobs de Londres, alors à ses genoux. En disciple fidèle, Alfred Douglas donnait la réplique à son directeur intellectuel, buvait ses paroles, ne le quittait point des yeux, «immobile et charmé» comme au cap Sunium, le jeune Athénien de Laprade écoutant les discours embaumé, recevant la doctrine de Socrate.
(...)

Si diaprée et reluisante que fût la compagnie admise par Stéphane Mallarmé, chacun faisait silence pour entendre pieusement le maître de la maison : jamais causeur plus exquis, plus varié, plus fécond en trouvailles. Il orientait ses propos, avec un art invisible et discret, vers l'idéalité la plus haute, sans négliger pourtant de cueillir en chemin toutes les fleurs de sa riche fantaisie. En mots vivants, précis, diaphanes, exacts et lumineux, en phrases limpides comme le cristal, d'une voix un peu sourde et qui, par instants, faisait songer au timbre de Villiers, sans fatigue ni trêve, il déroulait, trésor infini, ses nobles paradoxes. Il formulait une sagesse rare, une philosophie élégante et dédaigneuse, en axiomes imprévus. Son éloquence, tout d'abord, surprenait par la clarté. Des vers abstrus, de la prose quelquefois alambiquée et rappelant, à travers les siècles, ce que l'on reprochait à Lycophron, le poète alexandrin, de tout ce mystère qui déconcerte, au premier abord le lecteur peu familiarisé avec cet art profond, aucune trace ne demeurait dans la conversation de Mallarmé. Rien de plus net, de plus direct que son discours. Le poète «aux sept clefs» de la Prose pour des Esseintes, d'Hérodiade, s'y révélait comme un héritier avantagé des Rivarol., des Chamfort, de ces maîtres qui faisaient tenir en un mot la substance d'un livre et poussèrent l'art de causer dans son intégrale perfection.

C'était un petit homme assez trapu, avec une tête de faune et des yeux qu'emplissait la plus rare douceur. En veston gris, un éternel cigare aux doigts, i1 développait avec des gestes charmants et mesurés le thème qu'il avait choisi. De son intimité avec Mlle Beaugrand, dernière survivante de la danse classique, il avait pris le goût des belles attitudes, le sens du rythme dans la pose et dans le mouvement, il estimait à leur juste prix mimes, gymnasiarques et danseurs de ballet. Il avait fréquenté Paul Legrand, seul représentant de l’arte muta depuis la mort de Debureau. Et ce fut lui, sans doute, qui dirigea la curiosité de ses neveux, MM. Paul et Victor Margueritte, vers la pantomime où leur adolescence s'exerça. Sans gesticulation inopportune, sans quitter jamais le coin de sa cheminée où, dissertant plusieurs heures et toujours debout, il jouait chacune de ses phrases, n'interrompant la période enchanteresse que pour tendre la main à quelques retardataires ou pour faire accueil aux nouveaux venus, tel apparaissait le «divin Mallarmé». Toujours éteint et toujours rallumé, son cigare - vrai cigare de Schéhérazade - se prolongeait tout le long de la soirée et ne s'éteignait que passé minuit. On était ici entre poètes d'excellente compagnie, on ne disait point de vers, comme si, dans la serre chaude où fleurissaient les paroles du Maître, il eût été grossier de montrer n'importe quelles autres fleurs. Seul, Camille Saint-Saëns osait se mettre au piano pour jouer ses propres ouvrages devant l'immense poète de Tristan et de Parsifal.

Au Concert Lamoureux, vers la fin de sa vie, en 1897, peut-être, je rencontrai Stéphane Mallarmé, venu seul, lui aussi, pour goûter la musique, loin des amateurs et des fâcheux. La Neuvième Symphonie, excellemment conduite, s'achevait. Mallarmé sortit avec moi et, tous deux encore débordant de l'émotion sacrée, il me dit : «Voilà, certes, le modèle des modèles, un type d'architecture musicale s'appliquant à tous les arts. L'ouvrage que nous venons d'entendre peut servir d'enseignement et d'exemple à quiconque rêve de créer, comme disait Baudelaire, un beau nouveau.»

J'ai retenu le précepte et la leçon. Mais parfois je l'applique de même à l'oeuvre de Stéphane Mallarmé, Car lui aussi, le magicien irréprochable, sut donner « un sens plus pur aux mots de la tribu », frayer des routes nouvelles à tous ceux dont l'orgueil répugne à suivre les chemins fréquentés et les marches triviales. Par la magie impérieuse de son art, il donne aux termes les plus communs, aux vocables quotidiens, un éclat sans pareil, une coruscation d'étoile. Dans ses vers, architecture exemplaire, les « mots de la tribu » brillent et se consument, pareils à ces métaux qui, dans l'éther pur ou quelques vapeurs mystérieuses, revêtent une sidérale incandescence et des brillants inusités. Du parloir obscur, de la maison bourgeoise, perdue aux lointains de Paris (Leconte de l'Isle, avec la sottise des faiseurs de mots, appelait Stéphane Mallarmé « le Sphynx des Batignolles »), un monument a surgi qui, jusqu'à la consommation des âges, instruira, dans l'art des belles formes autant que des nobles pensers, les jeunes hommes fidèles au culte sacré de l'Art du Rythme et de la Beauté.»

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