Les priorités dans le domaine de la santé

Yves Mongeau
Ce texte écrit en 1976 est toujours d'actualité en 1999. Les questions qu'il soulève demeurent. Elles se posent d'une façon plus aigüe.
«En 1943, en Afrique du Nord, les forces armées américaines ne disposaient pas d'une quantité suffisante de pénicilline pour répondre aux besoins de tous leurs malades. Deux groupes de soldats surtout avaient besoin de ce médicament: ceux qui souffraient de maladies vénériennes et ceux qui avaient été blessés au champ de bataille. Le médecin en chef de l'état-major recommanda de donner la priorité aux blessés du champ de bataille. Mais le commandant médical en poste au front ordonna de traiter d'abord les victimes de maladies vénériennes. Comment le commandant médical justifia-t-il sa décision apparemment peu normale? En invoquant le fait que sa solution permettait d'atteindre plus efficacement l'objectif assigné à son service: assurer le maximum de puissance de combat le plus rapidement possible. En effet, les soldats souffrants de maladies vénériennes pouvaient être très rapidement remis en état de combattre si on les traitait à la pénicilline. De plus, l'absence de traitement risquait de provoquer une contamination rapide des soldats non atteints1. En somme, le respect scrupuleux des objectifs assignés à son service a conduit ce médecin militaire à une décision pratique difficilement attaquable.

Cette anecdote relate un cas moins rare qu'on pourrait le croire. Il existe de nombreuses situations comparables où les décisions à prendre impliquent la sélection de candidats à la vie et de candidats à la mort. L'exemple le plus connu est sans doute celui du choix des malades qui auront accès au traitement de dialyse rénale. Quand les appareils disponibles sont en nombre insuffisant pour satisfaire tous ceux qui en ont un absolu besoin, comment sélectionner les candidats qui pourront jouir du traitement et voir ainsi leur vie prolongée? Le même dilemme surgit lorsqu'on doit décider du bénéficiaire d'une transplantation d'organe.

Mais l'allocation des ressources rares ne constitue qu'une des dimensions du problème des priorités dans le domaine de la santé. Il y en a d'autres: comment répartir les budgets gouvernementaux consacrés à la santé entre les différents secteurs concernés: recherche, institutions hospitalières, services de prévention, etc.? Comment déterminer le pourcentage du budget national qui devrait être alloué aux dépenses de santé? Comment fixer des priorités dans le domaine de la santé dans un contexte d'échange et de collaboration internationales? Quel que soit l'aspect du problème des priorités auquel on s'arrête, une même question fondamentale surgit constamment: à partir de quels critères va-t-on établir des priorités d'action dans un domaine comme la santé?


Le droit à la santé

La situation des troupes américaines en Afrique du Nord apparaît comme un cas singulier. Il s'agit d'un groupe d'hommes conscrits et, en quelque sorte, soustraits aux règles habituelles de fonctionnement de la société. Soldats, ils poursuivent un objectif limité, précis et identique pour tous: la victoire militaire. Cette victoire, plusieurs devront la payer chèrement puisqu'ils y laisseront leur propre vie. Le combat militaire impose une sorte de renonciation tacite au droit à la vie. La guerre abolit la morale et met entre parenthèses tous les droits que celle-ci prétend fonder.

Mais, en dehors de cet état de guerre, les sociétés humaines n'ont rien d'un corps expéditionnaire. Les hommes qui les composent poursuivent une multitude de buts divergents; chacun s'attache à des valeurs souvent incompatibles avec celles de son voisin; personne n'est rigoureusement tenu de sacrifier sa propre vie au bénéfice de ses semblables. Parmi les droits fondamentaux que chacun réclame, le «droit à la santé» figure en bonne place. Chaque citoyen se sent autorisé à exiger que l'on déploie, pour le maintien de sa santé, toute la gamme des moyens disponibles. En théorie, ce droit est absolu. En pratique, les obstacles à sa satisfaction demeurent fort nombreux en dépit des immenses progrès qu'ont connus depuis un siècle la recherche et la pratique médicales. Depuis le début du XXe siècle, les recherches biomédicales et les développements de l'hygiène publique ont fait faire un bond considérable à l'espérance de vie moyenne des populations de la plupart des pays aussi bien développés qu'en voie de développlement. Ainsi, les maladies infectieuses et les grandes épidémies ont été contrôlées ou enrayées, tandis que le taux de mortalité infantile connaissait une chute substantielle. Pourtant, la demande pour les services de santé continue d'augmenter. De plus en plus nombreux et de mieux en mieux informés de ce qui paraît être les possibilités illimitées de la science, les consommateurs de soins médicaux exigent toujours plus. C'est au moment même où l'«entreprise médicale» connaît un développement sans précédent que surgit avec le plus d'acuité le problème de la répartition des ressources médicales. On a proclamé que tous pouvaient être sauvés et guéris: des millions de patients potentiels réclament maintenant qu'on satisfasse leur droit à la santé.


La santé, problème politique

Le contenu du droit à la santé varie au gré des progrès de la médecine et des disponibilités financières d'une société donnée. De plus, ce droit implique davantage que la simple possibilité d'être protégé contre la maladie et l'infirmité.

L'OMS a défini la santé comme un état de parfait bien-être psychologique et social. René Dubos, depuis longtemps, propose d'apprécier la santé en fonction du degré d'adaptation de l'organisme au milieu dans lequel il vit. Quant à la thèse récente d'Ivan Illich (Némésis médicale), elle insiste avant tout sur l'autonomie personnelle comme caractéristique essentielle de la santé de chaque individu. Il est important de remarquer qu'en général, on définit de plus en plus la santé en termes non-médicaux. Équilibre perpétuellement menacé, la santé évolue au rythme des progrès médicaux, sans doute mais surtout. elle reste tributaire des valeurs sociales et culturelles d'un milieu donné. Les questions de santé sont indissociables de la considération des valeurs humaines. Avant même d'être une question d'ordre physiologique, la santé appartient fondamentalement au domaine du politique.

Cet élargissement de la notion de santé auquel on assiste depuis quelques années s'accompagne souvent d'une dénonciation très sévère de la pratique médicale contemporaine. Faut-il vraiment tenir la médecine responsable de notre mauvaise santé? Sans doute, mais en partie seulement. Dans bon nombre de cas, il semble bien que la médecine physico-chimique soit devenu plus néfaste qu'utile, elle qui en vient à considérer comme des anomalies biochimiques des maladies du savoir-vivre comme la tristesse, l'ennui et la colère. Le dernier ouvrage du professeur Jean Trémolières (Diététique et art de vivre) est entièrement consacré à la description et à l'analyse de ces maladies non-médicales que de multiples produits pharmaceutiques ont la prétention de soigner. Mais, rappelle opportunément le professeur Trémolières, «la crise de la médecine met en jeu les mêmes erreurs, elle a les mêmes racines que les autres crises de notre époque. Ce que les chimistes des drogues ont fait avec leur science si envahissante, les architectes alliés aux promoteurs et aux banques ne l'ont-ils pas fait avec les grands ensembles, les professeurs avec les Universités, les écoles d'administration, les mathématiciens avec l'informatique, etc.? Que celui qui n'a jamais vendu un morceau de son âme jette la première pierre.»2

Il faut donc prendre garde de faire de l'«entreprise médicale» un bouc émissaire. S'il paraît souhaitable d'élargir la définition de la santé en lui donnant une extension extra-médicale, il faut alors reconnaître que le bien ainsi recherché devient une finalité de la société en son entier. Sans doute, toute la gamme des institutions d'une société travaille à la poursuite du bien commun. Mais ce qui fait la spécificité de chacune d'elles tient au caractère délimité et circonscrit de ses objectifs immédiats. Ainsi, il n'appartient pas à la médecine en tant que telle d'établir le régime de vie idéal qui, aux points de vue politique, économique, social et culturel, procurerait à l'ensemble de la population la parfaite santé dont elle rêve. La véritable recherche de la qualité de la vie, rappelait René Dubos, se fait par la manipulation des structures sociales. L'amélioration du comportement et de l'environnement de l'humanité, c'est-à-dire la poursuite de la santé au sens élargi du terme, voilà une responsabilité
qui incombe à l'ensemble de la société. Dans ce contexte, l'affirmation du caractère politique du problème de la santé ne fait aucune difficulté, ni non plus le rôle privilégié de l'État en ce domaine.


Le problème des priorités

La santé n'est qu'une des nombreuses demandes de biens que la société doit satisfaire. La population réclame en même temps des meilleurs logements, de meilleures écoles, des revenus personnels plus élevés, des temps de loisir plus longs et mieux organisés, etc. Les pouvoirs publics ont la tâche d'établir un ordre de priorité dans la poursuite de ces buts, en allouant à chaque secteur d'activité une part raisonnable des fonds disponibles. Comme le reste, la santé a un prix et celui-ci ne saurait dépasser la capacité de payer de la collectivité. L'État doit choisir dans la gamme des possibles les services qui seront effectivement offerts à la population. À partir de quel point de vue fera-t-on ces choix? Sur quels critères va-t-on fonder l'établissement de priorités dans le domaine de la santé?


Un point de vue de comptable

Une première façon d'aborder le problème des priorités consiste à prôner la rationalisation de l'offre des soins de santé. L'ouvrage de Gerald Leach, The Biocrats, illustre bien cette position pragmatique. Le droit des gens à la santé, rappelle Leach, implique que l'ensemble de la population doit avoir accès aux meilleurs soins médicaux disponibles. Pourtant, malgré les énormes investissements de fonds publics à ce chapitre, la demande de soins semble impossible à satisfaire. Comment surmonter cette difficulté? La solution la plus obvie serait de dépenser encore davantage pour la santé. Malheureusement, c'est impossible: parallèlement à l'explosion des coûts de la santé, on assiste à des crises comparables dans tous les autres secteurs d'activité qui sont financés par les deniers publics (éducation, logement, transport, etc.). Puisqu'on ne peut plus dépenser davantage, Leach suggère de chercher à augmenter l'efficacité et la productivité des services médicaux. Dans ce but, Leach invite la médecine à réaliser qu'en fait, elle est une entreprise au même titre que n'importe quelle autre et qu'elle doit appliquer impitoyablement les méthodes d'efficacité qui prévalent dans le monde des affaires. Ainsi, la médecine évaluera le coût financier de la vie et de la mort en fixant, pour chaque maladie, le prix à payer pour sauver une vie. À l'aide des données ainsi obtenues, on établira une liste de «best buy» où seront classées les diverses maladies d'après le coût exigé pour leur guérison.

Malgré leur côté trivial, les considérations de Leach apportent des éléments de solution que beaucoup d'administrateurs publics vont apprécier. Mais la grande faiblesse de cette approche vient de son refus de remettre en question l'orientation même du progrès médical. La médecine progresse à vive allure, pense Leach. Par malheur, le coût financier de ce progrès dépasse momentanément notre capacité de payer. Si ces problèmes de budget pouvaient se régler, rien ne s'opposerait plus à ce qu'on laisse le «progrès médical» poursuivre sa route. En somme, il faudrait rationaliser la mise en marché des biens et des services de santé à cause de problèmes techniques et circonstanciels qu'un contexte meilleur permettra de résoudre.


La fuite en avant

La crise de la médecine est abordée tout autrement dans l'ouvrage récent de R. Y. Mauvernay et J. Moleyre, La seconde révolution thérapeutique. Les auteurs ont l'ambition de montrer qu'en fait de progrès médical, le meilleur est encore à venir. En vue d'atteindre l'optimum en matière de santé, il ne faut lésiner ni sur les efforts, ni sur l'argent. Pour Mauvernay et Moleyre, on doit accorder la priorité absolue à la recherche thérapeutique et y mettre le prix. Il est exact, constatent-ils, que la part des dépenses de santé dans le budget national augmente sans cesse. Mais, ajoutent-ils, cette augmentation n'est ni anormale, ni excessive par rapport à nos ressources. La solution de la crise actuelle réside donc dans un nouveau bond en avant, dans une seconde révolution des méthodes thérapeutiques. Non seulement doit-on soulager la souffrance, mais on doit «soigner» même celui qui n'est pas malade, afin d'aider l'homme «normal» dans sa marche vers le mieux-être. On lui procurera donc des médicaments pour l'aider à mieux profiter de ses loisirs, des médicaments pour retarder le vieillissement, des médicaments pour combattre la morbidité urbaine, etc. Il y a là un optimisme étonnant qui annonce pour bientôt le moment rêvé d'une vie sans maladie, allongée indéfiniment.

Pourtant, il y a quinze ans déjà, René Dubos3 avait signalé le caractère utopique de semblables considérations. Il est vrai, rappelait Dubos, qu'on peut contrôler plusieurs des maladies que les générations antérieures tenaient pour incurables. Mais cela ne signifie pas que nous saurons maîtriser les maladies du futur. En effet, chaque type de société est affligé de maladies particulières. Il n'est pas évident que des techniques conçues pour traiter les problèmes de santé d'une génération conserveront leur efficacité face aux problèmes de la génération suivante. La faiblesse des utopies vient de ce qu'elles impliquent une vue statique de l'univers. Or, la réalité sociale change sans cesse. Chaque civilisation génère ses valeurs et ses techniques propres, mais elle secrète du même coup des problèmes et des maladies qui lui sont spécifiques. Se lancer tête première dans la thérapeutique du futur ne semble pas une démarche prometteuse pour la solution de la crise actuelle de la médecine.


L'anti-médecine

La thèse la plus fracassante et la plus controversée sur la médecine contemporaine a été proposée par Ivan Illich dans son dernier ouvrage: Némésis médicale. L'expropriation de la santé. Au sens strict, il s'agit d'un ouvrage de philosophie politique. L'auteur ne s'en cache pas. Dès l'avant-propos, il énonce clairement la thèse générale dont l'entreprise médicale ne sera que le paradigme: dans le monde industrialisé, nous assistons à «la paralysie de la production des valeurs d'usage par l'homme, comme conséquence de l'encombrement par des marchandises produites pour lui» ( p. 7). Cette affirmation de principe, Illich l'avait illustrée de diverses manières dans ses publications antérieures sur l'école, les transports et la société industrielle en général. Appliqué à la médecine, le principe veut qu'au-delà d'un certain niveau d'effort, la somme des actes préventifs, diagnostiques et thérapeutiques, ayant pour cibles les maladies spécifiques d'une population, d'un groupe d'âge ou d'individus, abaisse nécessairement le niveau global de santé de toute la société, en réduisant ce qui précisément constitue la santé de chaque individu: son autonomie personnelle (p. 17).

La thèse générale énoncée par Illich ne semble pas faire de difficulté. Elle a d'ailleurs de nombreux antécédents dans l'histoire, depuis la définition aristotélicienne de la vertu comme juste milieu (l'excès étant un mal au même titre que le manque), jusqu'à la loi économique des rendements décroissants. Mais l'application de cette thèse au cas de la médecine ne semble pas très aisée. Comment juger que de fait, dans telle société donnée, le juste milieu a été dépassé dans la production de biens de santé? À quel moment la somme des actes médicaux visant à combattre les maladies d'une population aboutit-elle au résultat contraire, c'est-à-dire à l'abaissement du niveau global de santé de la société en question? S'appuyant sur une imposante documentation4, Illich réaffirme l'une des thèses fondamentales de René Dubos: c'est l'environnement général qui constitue le facteur le plus important pour déterminer l'état de santé global d'une population. Le mode de vie, les habitudes alimentaires, les conditions de logement et le travail, la cohésion du tissu social, les mécanismes culturels permettant de stabiliser la population, voilà de quoi dépend, au premier chef, l'état de santé des adultes. La consommation médicale exerce une influence quasi nulle sur la variation des taux de morbidité et de mortalité entre régions ou pays différents. Mais est-on justifié de dire que cette consommation «abaisse» le niveau de santé? Malgré certains aspects effrayants de la iatrogenèse clinique dont fait état Illich, les chiffres qu'il fournit ne permettent pas de soutenir une pareille affirmation. Tout au plus (mais c'est déjà énorme!) peut-on conclure de ces statistiques que les soins médicaux n'améliorent pas de façon sensible le niveau de santé, ou encore, selon les mots mêmes d'Illich, qu'ils «ne sont nulle part ni jamais liés de façon significative à un allégement du poids de la morbidité ou à une prolongation de l'espérance de vie» (p. 28).

Ceux qui accusent Illich de proposer une anti-médecine songent sans doute aux conséquences pratiques de sa thèse. En effet, selon lui, la promotion de la santé doit dorénavant passer par une réduction progressive des dépenses médicales et par une déprofessionnalisation poussée des soins. Il est pourtant difficile de ne pas être d'accord avec Illich sur ces deux points. La déprofessionnalisation des soins a donné lieu à des expériences concluantes. Ainsi, dans des cas où des soins primaires étaient requis, on a clairement démontré que le traitement donné par des personnes sans formation spécialisée s'avère aussi efficace que celui des médecins5. Par ailleurs, lorsqu'on parle d'une réduction des dépenses médicales, on suggère de diminuer la part des ressources consacrée à la consommation des soins (il s'agit des diverses formes d'interventions médicales ou de traitements: la prescription de médicaments, les thérapies diverses, la chirurgie, etc.). Mais cela n'implique nullement qu'il faille diminuer les fonds consacrés à la santé comme telle. Si on s'accorde avec Illich pour élargir la notion de santé, il n'y a pas d'incohérence, bien au contraire, à vouloir mener de front un travail de promotion de la santé et un effort de réduction des dépenses strictement médicales.

Le grand intérêt de la thèse d'Ivan Illich tient à la façon dont elle met en évidence une notion plus positive et plus riche de la santé, notion qui inclut le sens de l'équilibre des forces vitales, le souci d'adaptation à l'environnement, l'harmonie des diverses tendances de l'homme et l'autonomie fondamentale de l'être humain. Prophète, Illich ne s'embarrasse pas toujours de nuances. Comme jadis le Frère Untel au Québec, il lui arrive de travailler à la hache, sabrant sans merci dans des institutions qui paraissaient à l'abri de tout reproche. Son cri d'alarme a l'avantage de cristalliser le débat autour des questions fondamentales. Mais qui va, au jour le jour, inventer les gestes concrets et prendre les décisions pratiques qui pourront modifier l'ordre actuel des choses? Non plus des prophètes, mais des hommes de métier, des gens souvent effacés et sans panache. Ce n'est que laborieusement, progressivement, en partant des réalités existantes qu'on transformera le fonctionnement de l'entreprise médicale et qu'on modifiera les priorités d'action dans le domaine de la santé.


Comment établir de nouvelles priorités?

Question hautement politique, la santé constitue un des champs privilégiés d'intervention gouvernementale. il incombe en effet aux pouvoirs publics d'édicter des politiques qui vont garantir, protéger et favoriser la santé des individus. Mais on a précisément défini la santé comme l'autonomie personnelle de chaque individu. Ainsi, on travaille à promouvoir la liberté et l'autonomie individuelles grâce au renforcement de l'autorité collective. Il n'est donc pas surprenant de retrouver dans le domaine de la santé le vieux conflit entre la liberté individuelle et les contraintes institutionnelles. Pour mieux s'affirmer, la singularité des destinés humaines fait appel à l'universalité des lois et des institutions. Comment faire, dès lors, pour que l'intervention publique dans le secteur de la santé ne vienne pas détruire ce qu'elle prétend favoriser? Ceux qui dénoncent l'expropriation de la santé par l'entreprise médicale ne souhaitent nullement un simple changement de maître. Que ce soit la médecine ou l'État en tant que tel qui nous dépossède de notre autonomie biologique, le résultat est le même.

Mais, dangereuse ou pas, l'action gouvernementale est nécessaire. Dans tous les pays industrialisés, les services de santé traversent une crise aiguë. Les progrès médicaux engendrent de nouveaux besoins. La demande de soins augmente sans cesse et les coûts des services de santé connaissent un taux de croissance plus rapide que celui du développement du produit national brut. Pire encore, l'invasion médicale ne connaît plus de limite et c'est bientôt toute la vie quotidienne qui se trouvera soumise à une sorte de colonisation par une médecine en passe de devenir elle-même cause de maladie. La tâche de modifier les priorités d'action dans le domaine de la santé est donc urgente et exige des prises de décisions énergiques.

Dans le choix de nouvelles politiques de santé, certaines règles élémentaires devraient être respectées. La première s'impose d'elle-même: l'exclusion de toute action autoritaire, dans la mesure où celle-ci chercherait à modifier les habitudes de vie et les comportements des gens. Dans l'entrevue qu'il accordait à la revue Critère6, Philippe Ariès rappelait qu'on meurt comme on vit et qu'aucune politique autoritaire ne pourrait parvenir à changer l'attitude des gens devant l'appareil médical. Parce que les valeurs humaines sont indissociables des questions de santé, le débat sur les priorités d'action en ce domaine doit suivre un cheminement comparable à celui qui a cours à propos des autres grandes valeurs sociales: l'éducation, le bien-être, les loisirs, etc. Dans tous ces secteurs, les conflits de valeurs sont innombrables et embrassent pratiquement tous les aspects de la vie courante. Le véritable leadership politique cherchera donc à établir des consensus aussi larges que possible. Pour ce faire, il lui faut créer des conditions concrètes qui favoriseront l'expression des désirs et des opinions de chacun. Il lui faut aussi clarifier les enjeux en distribuant largement l'information disponible. Devrait-on aller plus loin et songer à tenir des référendums pour connaître les opinions de la majorité dans le domaine de la santé? Il n'est pas certain que cette apparente simplification du processus démocratique conduirait à des décisions plus conformes au bien commun. Ceux qui font cette suggestion veulent sans doute indiquer que dans les grands débats politiques, c'est la vox populi qui doit trancher en dernier ressort. Là comme ailleurs, il faut renoncer à faire jouer aux médecins et aux technocrates gouvernementaux les rôles de grands prêtres ou de sorciers habilités à fixer notre destinée.

Il est une seconde règle de base à ne pas négliger dans le processus d'établissement de politiques de santé: il s'agit du vieux principe selon lequel l'État doit choisir ce qui procure le plus grand bien au plus grand nombre. On connaît des grandes nations (les USA par exemple) dotées des meilleurs équipements et d'un grand nombre de professionnels où une partie importante de la population commence à peine à bénéficier des soins les plus élémentaires. Entre des investissements coûteux mais d'une utilité restreinte et d'autres dont les effets bénéfiques rejoindraient un plus grand nombre de patients, le choix devrait être aisé; il faut choisir le bien du plus grand nombre. Certains s'objectent à cette loi du nombre: n'est-ce pas une façon de renoncer à la qualité en faveur de la quantité? Ne risque-t-on pas de sacrifier une existence riche et prometteuse en faveur de quelques individus médiocres, sans horizon? Mais cette objection ne tient pas. Il ne s'agit nullement d'attribuer une valeur particulière à ce qui fait nombre. Au contraire, le caractère non mesurable et non quantifiable de la dignité humaine nous amène à renoncer à toute tentative de pondération de la valeur de l'existence. Un authentique respect de la vie nous impose de reconnaître une égalité fondamentale de tous les êtres humains. Personne n'est en droit de jauger le mérite d'une vie en regard d'une autre. Toute autre règle de conduite mène infailliblement à la multiplication des privilèges (accordés à la race, à la fortune, à la religion) et à des dénis de justice.

Aux deux règles générales de conduite politique qu'on vient de mentionner, il ne semble pas inutile de rajouter la suivante: toute politique globale de la santé doit favoriser une reprise en main par chaque individu de la responsabilité de sa propre santé. Si l'autonomie personnelle est une composante essentielle d'une véritable santé, le fonctionnement des divers services de santé devrait aider chacun à se réapproprier son propre corps, à «prendre soin» de lui-même, à se réconcilier avec ses maladies et ses souffrances. L'État doit relever le défi de promouvoir des institutions qui aideront chaque citoyen à décider pour lui-même d'un régime alimentaire convenable, d'un temps de repos suffisant, d'un type de travail adapté à son être, etc. Toute législation qui, ultimement, ne favorise pas la liberté et le savoir-vivre des gens risque de produire des effets contraires à ceux recherchés.

Dans l'état actuel du débat sur les problèmes de santé, est-il possible d'être plus précis et de proposer dès maintenant de nouvelles priorités d'action en ce domaine? Il semble que oui. Certaines orientations concrètes font l'objet d'un consensus suffisamment large pour que les pouvoirs publics les traduisent en stratégies d'intervention7. Ainsi, toute liste de priorités devrait comporter des séries de mesures dans au moins chacun des secteurs suivants.

L'assainissement du milieu. À ce chapitre, des efforts concertés et suivis s'imposent: intensification de la lutte contre la pollution de l'air, de l'eau, des aliments, du sol; meilleurs contrôles des processus de fabrication et de mise en marché des produits alimentaires; contrôles sévères des activités des grandes entreprises de produits pharmaceutiques (entre autres, une réglementation plus stricte de la publicité écrite et parlée qui pousse à la surconsommation de médicaments); multiplication des équipements et des installations permettant les exercices physiques et les activités sportives de la population.

La déprofessionnalisation des soins. Dans le double but de démystifier la pratique médicale et de diminuer sensiblement le coût financier des services de santé, on pourrait adopter un train de mesures parmi lesquelles on retrouverait: le réaménagement des programmes d'études médicales afin d'élargir la place faite à des problèmes comme ceux de la malnutrition et ceux de la santé dans les milieux du travail, de même qu'à des orientations nouvelles en médecine communautaire et environnementale; l'adoption de règlements académiques et administratifs qui permettraient d'augmenter la proportion de médecins généralistes par rapport aux médecins spécialistes; la formation en plus grand nombre d'hygiénistes et de techniciens de la santé aptes à remplir une partie des tâches actuellement confiées à des professionnels.

L'organisation et la distribution des soins. À ce niveau, les priorités d'action paraissent être les suivantes: l'accentuation des efforts de développement de la médecine préventive (programmes d'information et d'éducation du public, mesures de sécurité routière et de sécurité au travail, meilleurs contrôles sur les produits dangereux, etc.) ; l'amélioration du réseau de distribution de soins primaires; l'amélioration des services offerts aux malades chroniques, aux handicapés et aux vieillards; une meilleure distribution géographique des professionnels et des techniciens de la santé; la réorganisation du mode de financement des institutions de manière à décourager le recours à l'hospitalisation lorsqu'il n'est pas nécessaire; la modification du mode de rémunération des professionnels de la santé, de façon à diminuer le recours inutile à la chirurgie ou aux soins hyperspécialisés.

En acceptant de modifier la conception de la santé qui prévalait ces dernières décennies, on a ouvert la porte à des transformations radicales des services et des institutions de santé. Il est difficile de prévoir tous les bouleversements qu'entraîneront ces perspectives nouvelles. On commence à peine à entrevoir quelques-uns des aménagements concrets susceptibles de mieux traduire dans les faits ce changement de cap dans notre art de vivre. Mais il y a déjà suffisamment de voies qui s'offrent à l'action pour qu'à tous les niveaux, les responsables de la santé soient tenus d'agir.»


Notes

1. Voir la relation de ce fait dans Daedalus, Spring 1969, «Ethical Aspects of Experimentation with Human Subjects», p. XIII.
2. J. Trémolières, Diététique et art de vivre, Seghers, Paris, 1975, p. 10.
3. Cf. The Dreams of Reason, Columbia University Press, New York and London, 1961, chapt. 4, «Medical Utopias».
4. Cf. Némésis médicale, la première partie intitulée: La iatrogenèse clinique.
5. Voir dans le no 13 de Critère l'entrevue accordée par le Dr A. L. Cochrane, médecin britannique dont les travaux sur l'appréciation technique de l'efficacité médicale font autorité à travers le monde.
6. Cf. Critère, no 13, La santé 1.
7. Pour illustrer ce fait, on pourrait comparer les recommandations des trois documents suivants: La planification de la santé, Programme 1976-1978, Direction de la planification des services de santé, Ministère des Affaires sociales du Québec, oct. 1975; Marc Lalonde, Nouvelle perspective de la santé des Canadiens, Gouvernement du Canada, Ottawa, avril 1974; Robert Maxwell, Health Care, The Growing Dilemma, McKinsey and Company, New York, 1974.

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