L'éducation selon Quintilien

Gabriel Compayré
Après Auguste, l'éducation devint de plus en plus oratoire, une pure affaire de rhétorique. Les grandes idées qui sont le fond de l'éloquence, les nobles passions qui élèvent l'âme, il n'en est plus guère question dans ces écoles de rhéteurs, où l'on songeait seulement aux artifices extérieurs du style, aux petits moyens qui font l'homme disert. N'ayant plus d'emploi dans une société énervée et corrompue, les nobles facultés s'éteignaient et cédaient la place à un verbiage élégant.

Quintilien ne peut être confondit avec ces rhéteurs vulgaires 1. L'auteur de l'Institution oratoire ne veut pas que la rhétorique se sépare de la morale: il songe à former un honnête homme, non moins qu'un habile artisan de paroles. Sans doute, il faut avouer qu'il sacrifie, lui aussi, à l'esprit du temps plusieurs chapitres de son livre ne sont que des recueils de procédés, de petites recettes à l'usage des beaux parleurs 2. L'éloquence y devient trop souvent une sorte d'étiquette raffinée, où l'art du maintien et du geste tient encore plus de place que l'art de penser. L'art oratoire n'est plus qu'un vain cérémonial, un ensemble de poses calculées, de gestes prémédités. Ce n'est plus l'éloquence, que Quintilien nous enseigne: c'est la pantomime de l'éloquence. Mais, heureusement pour sa gloire, Quintilien a écrit autre chose qu'un code d'éloquence factice et superficielle. Il y a dans son livre d'excellentes observations sur l'enfance, des préceptes qui ont mérité l'admiration de Rollin. Préoccupé d'écarter de l'enfant toute influence pernicieuse, Quintilien exige d'abord que les nourrices soient instruites (sapiences) 3. L'éducation commence avec la vie, et les premières impressions sont décisives. D'autre part, Quintilien critique les pédagogues qui veulent qu'on attende l'âge de sept ans pour commencer l'instruction 4. Il faut que dès la troisième année, quand il quitte sa nourrice, l'enfant se mette à l'étude. Quintilien avait quelque tendance à exagérer la portée d'esprit de l'enfance. Il est vrai qu'il était aveuglé par l'amour paternel lorsque, désolé de la mort d'un fils qu'il avait perdu à cinq ans, il se laissait aller à ces regrets déclamatoires: «Je ne puis oublier tout ce que cet enfant possédait de calme, de sagesse et d'élévation dans les sentiments.»

Quintilien ne dédaigne pas de disserter sur les menus détails de la lecture ou de l'écriture 5. Il veut qu'on surveille le choix des modèles où l'enfant apprend à écrire, qu'on les compose non de phrases oiseuses (otiosce sententice), mais de belles maximes morales. Seulement, le professeur de rhétorique apparaît trop tôt et fait tort à l'éducateur, quand il exige de l'enfant de trop précoces efforts en fait de déclamation: quand il lui impose, par exemple, l'exercice qui consisterait à réciter le plus rapidement possible des vers difficiles à prononcer, et formés, sans harmonie, de syllabes rudes, incohérentes.

Quintilien a, d'ailleurs; abordé quelques-unes des questions fondamentales de la pédagogie. Il a écrit, en faveur de l'éducation publique, le plaidoyer le plus complet, le plus habile, qui ait jamais été prononcé. Les partisans de l'éducation domestique faisaient valoir déjà, comme aujourd'hui, l'intérêt des mœurs et l'intérêt des études. Sur le premier point, Quintilien répond qu'on peut remédier aux dangers que court la moralité de l'enfant: 1° par le choix d'un bon maître qui prêche d'exemple quand il recommande la vertu; 2° par l'action vigilante de la famille qui n'abdique ni ses devoirs ni ses droits entre les mains du maître. «Faisons, dit-il, notre ami intime du professeur de notre fils.» Excellent principe, qui exprime la nécessité d'une collaboration constante de la famille et des professeurs. Mais Quintilien ne se contente pas de montrer que, même dans une école publique, le caractère moral de l'enfant peut être sauvegardé: il prend l'offensive à son tour, et prouve que les mœurs de l'enfant ne sont pas toujours en sûreté à la maison. «L'enfant, dit-il, n'est-il pas plus exposé au milieu de méchants esclaves que dans la société de ses camarades?» Et ce ne sont pas seulement les esclaves qu'il faut redouter, ce sont les parents eux-mêmes. «Plût aux dieux qu'on n'eût pas à nous reprocher, à nous-mêmes, de gâter les mœurs de nos enfants! À peine sont-ils nés, nous les amollissons par toutes sortes de délicatesses. Cette éducation efféminée, que nous déguisons sous le nom d'indulgence, brise tous les ressorts de l'âme et du corps... Nous formons leur palais avant leur langue. Ils grandissent dans des litières; s'ils touchent à terre, les voilà pendus aux mains de deux personnes qui les soutiennent! Nous sommes enchantés quand ils ont dit quelque parole un peu libre. Nous accueillons avec des rires et des baisers des mots qu'on ne devrait pas même passer à des bouffons! Faut-il s'étonner de ces dispositions?... C'est nous qui les avons instruits. 6» Ne croirait-on pas lire une satire moderne des gâteries et des complaisances de la famille?

Reste la question des études 7 . Ici, Quintilien fait valoir divers avantages: d'abord l'enfant acquerra à l'école publique ce sens commun qui manque trop souvent aux jeunes gens grandis dans l'isolement; il se dépouillera de sa timidité; il nouera ces amitiés de collège qui seront le soutien et la joie de sa vie; son émulation sera excitée, son amour-propre croîtra; enfin il aura affaire à des professeurs plus actifs, dont l'ardeur et l'éloquence seront autrement animées devant un auditoire nombreux qu'elles ne peuvent l'être dans le demi-jour de l'enseignement privé.

Quintilien est presque le seul penseur romain qui ait traité théoriquement des questions pédagogiques. Ses observations portent successivement sur la grammaire, la rhétorique, la philosophie, la géométrie et la musique. Il veut, d'ailleurs, que ces diverses études soient simultanées: «Faudra-t-il n'étudier que la grammaire, puis la géométrie, et oublier dans l'intervalle ce qu'on aura appris? Que ne conseille-t-on aussi aux agriculteurs de ne pas cultiver en même temps leurs champs, leurs vignes, leurs oliviers, leurs arbres, et de ne pas donner à la fois leurs soins aux grains, aux bestiaux, aux jardins, aux abeilles?»

Outre la rhétorique, Quintilien faisait entrer dans son programme d'études la philosophie, la géométrie et la musique. La philosophie, il ne la considère guère que comme un élément de l'instruction oratoire. Les trois parties qui la composent, la dialectique, la morale, et la physique, contribuent à former l'orateur, soit en lui fournissant des idées, soit en lui enseignant la méthode, l'art de distribuer ses arguments. La géométrie peut, elle aussi, concourir au même but. Elle est proche parente, de la dialectique et, comme elle, exerce l'esprit: elle lui apprend à distinguer, le vrai du faux. Quintilien ne fait d'ailleurs que recommander ici à son élève les pratiques d'éducation que l'opinion attribuait au prince des orateurs latins. Cicéron est-il écrit dans le Dialogue des orateurs 8, n'a été étranger ni à la géométrie, ni à la musique, ni à la grammaire, ni à aucun art libéral. La musique a aussi son rôle dans l'éducation oratoire: «elle a deux sortes d'harmonie, l'une qui s'applique à la voix, l'autre aux mouvements du corps. Tout cela n'est-il pas évidemment nécessaire à l'orateur?... Ce n'est pas seulement dans les vers et les chansons qu'on exige un certain arrangement, une combinaison harmonieuse des mots 9.» Le point de vue de Quintilien est toujours et partout le même: jusqu'au bout il est uniquement professeur de rhétorique et ne songe à former que le parfait orateur.


Notes
1. Voyez, sur ce sujet, la thèse de M. Froment: Quid e Fabii Quintiliani oratoria.institutione ad liberos ingenue nunc educandos excerpipossit. Paris, 1874.
2. M. D. Nisard a admirablement résumé les caractères «de cette éloquence de procédé et de recette», et exposé les funestes conséquences de l'éducation oratoire ainsi comprise, dans ses Poètes latins de la décadence, tome II, chapitre sur Juvénal, pages 427 et suivantes.
3. Il veut aussi qu'elles parlent bien: «Morum quidem in nutrice haud dubie prior ratio est: recte tamen etiam loquatur» (livre I,chap.I)
4. «Cur autem non pertineat ad litteras oetas quoe ad mores jam pertinet» (livre I)
5. Quintilien cite, comme moyen d'apprendre à lire, l'emploi de lettres en ivoire: «Non excludo eburneas litterarum formas in lusum offerre...» Il recommande aussi, comme un excellent procédé pour apprendre à écrire, l'usage de tables de bois où les lettres sont gravées en creux, de sorte que la main de l'enfant ne risque pas de s'égarer. C'était un perfectionnement de la méthode suivie en Grèce. À Athènes, les maîtres d'écriture traçaient les lettres avec un poinçon sur des tablettes de cire, et l'élève prenant à son tour le poinçon, suivait à plusieurs reprises les contours tracés dans la cire. On n'a pas attendu le dix-neuvième siècle pour inventer les procédés matériels qui simplifient et facilitent les études.
6. Quintilien, livre I, chap.II
7. Il est bon de remarquer que Quintilien est le premier professeur public que nous trouvions à Rome. Sous Vespasien, il fut pensionné par l'État. «E fisco salarium accepit.» Voyez M. Froment, thèse citée, p. 18.
8 .Dialogus de oratoribu, cap. 30.
9. Quintilien, livre I, chap. X.

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