L'éducation selon Montaigne

Gabriel Compayré
La verve de Montaigne est inépuisable lorsqu'il s'agit de raîller le pédantisme des hommes de science et des gens de lettres de son époque. En éducation il importe, dit-il en substance, avant que d'en faire des spécialistes, de former des hommes, c'est-à-dire des êtres complets «qui puissent faire toutes choses et n'ayment à faire que les bonnes». S'il subordonne l'enseignement des sciences à l'éducation morale — «c'est une grande simplesse d'apprendre à nos enfants la science des astres, avant de leur apprendre la science de l'homme» —, il prend cependant parti pour une éducation naturelle, par laquelle l'étude de «mere nature en son entiere majeste» permet d'estimer la juste grandeur des choses. Deux siècles avant Rousseau, il s'insurge contre la dureté et la violence d'une éducation où le fouet tient souvent lieu de maître. Il ne faut pas considérer l'intelligence de l'élève comme un réceptacle vide qu'il importe de remplir. Il faut accorder une certaine indépendance au jeune esprit pour qu'il puisse, par le commerce des hommes, le voyage qui permet de «frotter et limer sa cervelle contre celle d'aultruy», développer l'entendement raisonné des choses. S'il dénonce les méfaits d'une culture livresque, c'est à cette culture où les mots des auteurs anciens, «empennés comme des oracles» tiennent lieu de susbtance en eux-mêmes, qu'il s'en prend.
Un mot résume les défauts que Montaigne reprochait à l'instruction de son temps c'est le pédantisme. Le pédantisme, malgré la diversité des formes qu'il peut revêtir, c'est généralement la prétention,à la fausse science, c'est la science vaine, arrogante, qui a autant de confiance en elle-même qu'elle mérite peu celle d'autrui. Chez les contemporains de Montaigne, le pédantisme était surtout l'abus de la dialectique, c'était aussi l'usage de farcir la tête de l'élève d'un tas de connaissances stériles, mal digérées, qui alourdissent l'esprit sans le développer. Le premier travers datait du moyen âge; le second y avait été ajouté par les hommes du seizième siècle.

Les attaques de Montaigne contre la dialectique ne sont que l'écho de celles dont Rabelais avait déjà donné le signal: «Qui a pris l'entendement en la logique? Où sont ses belles promesses? Veoid on plus de barbouillage au caquet des harengieres qu'aux disputes publicques des dialecticiens?... Que fera l'escholier si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme? — Le jambon fait boire; le boire desaltere: parquoy le jambon desaltere. — Qu'il s'en mocque?» C'est la faute des ergotismes si la philosophie a si mauvaise renommée, si elle apparaît «comme un nom vain et fantastique». «C'est baroco et baralipton qui rendent leurs supposts aussi crottez et enfumez.»

Ce n'est donc pas seulement son inutilité prétentieuse que Montaigne reproche à la dialectique: il lui en veut surtout de compromettre la philosophie, de la défigurer, de la masquer par un faux visage, et d'en dégoûter tout le monde par les subtilités, par les arguties qu'elle a mises à son service. On ne saurait être d'un autre avis que Montaigne. Par leur langage pédantesque, par la monotonie de leurs formules, les hommes du Moyen âge avaient rendu insupportable l'étude de la philosophie. Il était temps de faire disparaître «ces espines et ces ronces», et de montrer «qu'on peut arriver à la sagesse quand on en sait l'adresse, par des routes ombreuses et gazonnees.» Disons cependant que la dialectique avait certaines qualités que Montaigne n'a pas reconnues, un peu parce qu'elles lui manquaient à lui-même. En lisant les Essais, n'est-il pas vrai qu'on est tenté quelquefois de regretter l'absence d'ordre, le défaut de suite? La scolastique abusait de l'ordre et de la méthode, mais elle faisait de solides logiciens, de fiers argumentateurs allant droit devant eux. Montaigne, au contraire, abuse du caprice et de la fantaisie. Sa pensée fait mille tours et mille détours. Avec lui, on ne sait jamais où l'on est, où l'on va. De là un imprévu plein de surprises, et pour le lecteur un perpétuel étonnement; mais, en même temps, quelque décousu dans les idées et un certain manque de rigueur.

En condamnant la dialectique sans réserve, Montaigne obéissait à l'inspiration de ses propres défauts. En condamnant la fausse science, l'érudition indigeste, Montaigne n'est guidé que par son bon sens. Sur ce point, sa verve est inépuisable. Les expressions se multiplient sous sa plume avec une extraordinaire richesse. On sent qu'il a affaire à un ennemi personnel, à ce qu'il déteste le plus au monde, au pédantisme. Comment se fait-il qu'une âme riche de la connaissance de tant de choses n'en devienne pas plus vive et plus éveillée? Montaigne répond: «Comme les plantes s'estouffent de trop d'humeur et les lampes de trop d'huile, aussi faict l'action de l'esprit par trop d'estude et de matiere.» C'est à la fois l'excès de l'étude et la façon dont on étudie que Montaigne critique. Il trouve des comparaisons fort ingénieuses pour caractériser ces savants qui emmagasinent la substance de leurs lectures sans être capables de se l'assimiler. De même que les oiseaux qui donnent la becquée à leurs petits «portent au bec le grain sans le taster, ainsi nos pédantes pillotent la science dans les livres et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la degorger seulement et mettre au vent.» — «On ne cesse de criailler à nos aureilles, comme qui verseroit dans un entonnoir.» Et ailleurs — «Nous avons l'ame non pas pleine, mais, bouffie.» — «Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement et la conscience vuides». — «Il faut s'enquérir qui est mieulx sçavant, non qui est plus sçavant.» Ces citations suffisent à indiquer quels étaient aux yeux de Montaigne les desiderata de l'instruction. Montaigne ne tient pas à ce que de nouveaux objets d'étude soient substitués à ceux qui sont déjà le fonds de l'éducation. Mais il veut qu'on les apprenne autrement, avec plus de discrétion et de réserve, et aussi par d'autres méthodes, avec le dessein moins de remplir la mémoire que de former l'entendement et la conscience.

Le plus souvent les systèmes d'éducation sont trop spéciaux, trop exclusifs. L'effort principal de Montaigne fut de réclamer une éducation générale et humaine. Personne n'a mieux compris que lui la nécessité de développer dans chaque individu les facultés qui font l'homme, avant de lui apprendre le métier qui fait le spécialiste. De tout temps il est nécessaire, il l'était surtout au seizième siècle, de rappeler l'attention vers cette éducation générale qui donne les moyens de réussir dans toutes les carrières, d'apporter partout une âme humaine, où l'on retrouve dans leurs grandes lignes tous les traits distinctifs de notre nature. Avant d'être des avocats, des médecins, des industriels, des professeurs, des mathématiciens; avant d'emprisonner notre vie dans une profession spéciale, il faut songer à devenir des hommes, c'est-à-dire des intelligences ouvertes, capables de tout comprendre, des cœurs sensibles sachant aimer tout ce qui est digne de l'être; des consciences droites et des caractères fermes, que les hasards de l'existence ne surprendront pas, dépourvus et désarmés; des hommes enfin «qui puissent faire toutes choses et n'ayment à faire que les bonnes».

Que doivent apprendre les enfants? «Ce qu'ils doivent faire étant hommes.» Ce mot, emprunté à Plutarque, résume toute la pédagogie de Montaigne. Sous forme d'anecdote, notre auteur détermine clairement ses intentions: «Allant un jour à Orleans, je trouvay dans cette plaine, au-deçà de Clery, deux regents qui venoyent a Bourdeaux, environ à cinquante pas l'un de l'aultre; plus loing, derrière eux, je veoyois une troupe, et un maistre en teste, qui estoit feu monsieur le comte de la Rochefoucault. Un de mes gents s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce gentilhomme qui venait aprez luy: luy, qui n'avoit pas veu ce train qui le suyvoit, et qui pensoit qu'on lui parlast de son compaignon, respondit plaisamment: «Il n'est pas gentilhomme, c'est un grammairien, et je suis logicien.» Or, nous qui cherchons ici, au rebours, de former, non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons-les abuser de leur loisir: nous avons affaire ailleurs.»Gentilhomme, dit Montaigne; le dix-septième dira l'honnête homme; Rousseau, plus simplement, l'homme. Mais, au fond, c'est la même chose que réclament ces grands esprits, c'est l'éducation générale de l'âme humaine.

Précisément parce qu'elle est générale, l'éducation, telle, que la conçoit Montaigne, est en même temps pratique. Il s'agit de faire des hommes habiles, vertueux, dont le jugement soit sûr, dont les actions soient prudentes et sages. Passer sa jeunesse à apprendre les mots, le beau langage, les figures de rhétorique, à écrire des discours élégants et des vers bien tournés, cela lui paraît du temps perdu. «Nous nous enquerons volontiers d'un escholier: Sçoit il du grec ou du latin? escrit-il en vers ou en prose? Ce n'est pas cela qu'il fault demander, mais s'il est devenu meilleur ou plus advisé.» — «On nous meuble la teste de science; dut jugement et de la vertu, peu de nouvelles.» Qu'importe que l'élève ait pâti pendant de longues années sur les textes anciens, et qu'il soit devenu un bon latineur de collège? «Si son ame n'en va un meilleur bransle, s'il n'a pas le jugement plus sain, i'aymerois autant qu'il eust passé le temps à jouer à la paulme; au moins son corps en seroit plus alaigre.»

Le Moyen Âge subordonnait tout à la théologie: Montaigne subordonne tout à la morale. Il reprend le point de vue de Socrate, qui, dans son bon sens pratique, se moquait des physiciens et des astronomes de son temps, et repoussait les études dont l'homme ne peut tirer aucun parti pour sa conduite. Il pense, comme les jansénistes, qui cependant l'ont si fort malmené, que les sciences doivent-être cultivées, non pour elles-mêmes, mais seulement afin de perfectionner la raison, la justesse d'esprit. En d'autres termes, pour Montaigne, les sciences et les lettres sont des moyens et non un but. Vérité incontestable, quand on considère les sciences et les lettres dans leurs rapports avec l'éducation, des jeunes gens. Au collège on apprend le latin, moins pour le savoir, que pour exercer en l'étudiant les facultés naissantes de l'esprit, facultés qui dans la vie s'appliqueront à de tout autre objets. Que dirions-nous d'un élève qui s'imaginerait qu'on lui apprend la gymnastique, pour qu'il sache faire le saut périlleux, et utiliser ce talent dans la société? Il est évident que ces exercices physiques ne sont que des moyens qui tendent à une autre fin: raidir les muscles et fortifier le corps. Il en est de même des lettres et des sciences dans l'éducation classique: n'oublions pas qu'elles y ont été introduites par la sagesse de toutes les nations, moins encore pour les connaissances positives que les élèves y recueillent que pour les qualités de souplesse, d'agilité, de finesse, exercées et développées par cette gymnastique intellectuelle.

Mais il est bien entendu que les sciences et les lettres ne peuvent être envisagées sous cet aspect que dans l'éducation première du jeune homme. En elles-mêmes, elles ont droit à l'indépendance la plus complète. Elles ont leur dignité, leur valeur propre, intrinsèque, parce qu'elles correspondent à deux des aspirations, les plus élevées de l'âme: la recherche du vrai et la passion du beau. Or Montaigne, par sa préoccupation exclusive de former le jugement et la raison, a été conduit à des vues un peu mesquines et un peu fausses sur les lettres et les sciences. Il semble s'en défier, bien différent en cela de la plupart des grands esprits de la Renaissance, et en particulier de Rabelais. Il ne cède pas à cette ivresse littéraire qui s'empara de l'esprit humain, après qu'il eut retrouvé ses titres de noblesse dans les chefs-d'œuvre de l'antiquité. Mais dans sa résistance à cet excès d'engouement il va un peu loin. On croirait déjà presque entendre les paradoxes de Rousseau sur l'influence corruptrice des lettres. Il ne cache pas son admiration pour l'éducation grossière et peu littéraire de Sparte: «Je trouve Rome, dit-il, plus vaillante avant qu'elle feust sçavante.»

«L'estude des sciences amollit et effemine les courages plus qu'il ne les fermit et aguerrit.» — «Ce n'est pas si grande merveille que nos ancestres n'ayant pas falot grand estat des lettres.»

On se rappelle avec quelle ardeur Rabelais veut que son élève étudie l'astronomie et les sciences en général. Montaigne semble ne voir dans ces recherches que la satisfaction vaine d'une curiosité inutile et même funeste. «C'est une grande simplesse d'apprendre à nos enfants la science des astres, avant de leur apprendre la science de l'homme.»

Montaigne interdit formellement de rien approfondir; il ne veut pas qu'on se plonge dans une étude spéciale. Ce qu'il'aime, c'est un esprit qui a tout effleuré; il n'a pas de goût pour les recherches profondes: «Je demande en general les livres qui usent des sciences, non ceulx qui les dressent!.»

Lui-même joint l'exemple au précepte. I1 n'a jamais rien étudié à fond. Le grec, il l'ignorait à peu près: «Je ne me suis pas rongé les ongles à l'estude d'Aristote.» Le latin, il ne le savait que grâce aux soins ingénieux de son père. Il n'avait de toutes les sciences qu'une légère teinture: «Je n'ai gousté des sciences que la crouste premiere, un peu de chasque chose, à la françoise.» Système excellent peut-être, s'il s'agit seulement de l'éducation classique, système détestable, si on veut le généraliser et l'appliquer encore après la sortie du collége. La paresse naturelle à l'esprit humain, nos ennemis disent la paresse française, s'en est trop souvent accommodée. Il ne peut former que des intelligences superficielles, des demi-lettrés, des demi-savants, capables de parler vraisemblablement de toutes choses, mais ne sachant rien à fond.

Montaigne n'a donc pas assez compris l'importance des hautes études, des lettres cultivées pour elles-mêmes, de la science désintéressée. En revanche, il nous a donné un tableau complet de ce que peut et doit être cette éducation moyenne, propre à la majorité des esprits, qui ne veulent ni ne peuvent être de grands savants ou de grands écrivains, mais qui ont besoin qu'on elerœ leur jugement et leur raison.
II

Nous connaissons le but de Montaigne: quels sont les moyens qu'il propose pour l'atteindre? Quelques-uns sont nouveaux; il rajeunit les autres.

Montaigne conseille l'étude des langues étrangères, recommandation remarquable pour l'époque. Que le jeune homme voyage, qu'il visite les pays voisins, d'abord pour en apprendre la langue, ensuite «pour frotter et limer sa cervelle contre celle d'aultruy»; en d'autres termes, pour se débarrasser de ses préjugés nationaux, et agrandir l'horizon de son intelligence. Surtout qu'il n'imite pas ces voyageurs qui, selon la mode d'alors, et on peut ajouter de tous les temps, vont en Italie, par exemple, pour y faire de l'archéologie frivole, pour savoir combien de pas a Santa Monda (le Panthéon), et si le nez de quelque statue de Néron est plus gros et plus long que le nez du même Néron dans une médaille antique.

Une autre nouveauté, c'est de rechercher l'instruction moins dans les livres que dans la compagnie des hommes et dans l'observation des choses. Le commerce des hommes est merveilleusement propre à former notre jugement. La malice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table, autant de matières d'instruction. Tout doit être pour l'enfant objet de réflexion et d'étude. «Il sondera la portee d'un chascun, un bouvier, un masson, un passant... Qu'on luy mette en fantasie une honneste curiosité de s'enquérir de toutes choses; tout ce qu'il y , aura de singulier autour de luy, il le verra; un bastiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une battaille ancienne, le passage de Cesar ou de Charlemaigne... Ce sont choses tres plaisantes à apprendre et tres utiles à sçavoir.» Au lieu d'isoler l'esprit de l'en fant dans l'étude du passé, au lieu de le condamner à un tête-à-tête perpétuel avec les livres d'un autre âge, Montaigne le met en présence des choses réelles, des choses de son temps. Il compte beaucoup sur cette éducation insensible qui est le résultat de nos relations, des circonstances au milieu desquelles nous nous trouvons placés, sur cette éducation naturelle «et non livresque» qui est le produit des réflexions auxquelles un maître habile nous provoque dès notre jeune âge. Que sortira-t-il, en effet, d'une instruction ainsi conduite? Non pas un pédant insupportable, dont la mémoire est appesantie par une multitude de souvenirs indigestes, mais un esprit sûr et délié, apte à porter un jugement droit sur toutes les choses de la vie; enfin, comme le dit Montaigne, un homme qui ait la tête bien faite, plutôt que bien pleine.

Ce n'est pas que Montaigne ait exclu les livres de l'éducation. Il était trop passionné pour les anciens, particulièrement pour Plutarque et Sénèque, il était trop l'homme de la citation et de la lecture pour déconseiller l'étude de l'antiquité. Mais ii veut qu'on en use avec discrétion et toujours en vue de former le jugement. Surtout qu'on s'approprie ce qu'on lit. Que le travail de l'esprit ressemble à celui des abeilles, Les abeilles pillotent deci, delà, les sucs des fleurs; mais elles en font du miel, et ce n'est plus alors ni thym ni marjolaine. Charmante comparaison, où'il semble que Montaigne se soit peint lui-même, car il excellait dans l'art de transformer ce qu'il empruntait aux autres.

Il faut que l'enfant apprenne l'histoire, non pas tant pour connaître les faits que pour les apprécier. «Qu'on ne luy apprenne pas tant les histoires qu'à en juger.» Ce que Montaigne estime dans les études historiques, ce n'est pas l'érudition, c'est le profit moral qu'on peut en retirer. Il ne faut pas tant imprimer dans la mémoire de l'enfant «la date de la ruyne de Carthage, que les mœurs de Hannibal et de Scipion, ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il feut indigne de son debvoir qu'il mourust là.».

De même, en étudiant la philosophie, on fera appel à la, réflexion personnelle. Vérité bien simple, bien banale aujourd'hui, mais qui était loin de l'être â l'époque de Montaigne, alors que l'étude de la philosophie ne consistait guère qu'en exercices de mémoire. Montaigne, précisément, craint par-dessus tout que l'enfant ne reste une mémoire passive: il faut qu'il devienne un entendement actif: «On nous placque d'ordinaire les maximes des anciens en la mesmoire, toutes empennées comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose.» Il faut, au contraire, le plus tôt possible, exercer l'enfant à agir conformément aux belles maximes qu'on lui enseigne: «le vouldrois bien que le Paluël ou Pompee, ces beaux danseurs de mon temps, nous apprissent des caprioles, à les veoir seulement faire, sans nous bouger de nos places; comme dans les escoles on veut instruire nostre entendement sans l'esbranler.» Il faut donc que l'enfant agisse, et qu'il mette en pratique les préceptes des livres. Pour cela, il faut lui laisser une certaine indépendance: «Que le jugement conserve ses franches allures; nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy.» Avons-nous besoin de dire que pour la philosophie, comme en général pour les lettres elles-mêmes, le sceptique Montaigne n'estime que le résultat pratique, et n'en recommande que les parties morales? La philosophie qu'il aime, c'est seulement l'art de bien vivre. Et voilà pourquoi il demande qu'on l'étudie dès, la plus tendre enfance. D'habitude, dit-il, on ne nous apprend à vivre que quand la vie est déjà passée, ou du moins fortement entamée.

Montaigne n'a pas suivi Rabelais dans son goût pour les sciences, qui contiennent d'après lui beaucoup «d'étendues et d'enfoncements fort inutiles.» Il désire cependant que l'homme se rende compte de la nature en général, afin de mieux comprendre le peu de place qu'il y occupe, afin de mieux conformer ses ambitions et ses visées à la médiocrité de sa destinée et à la modestie de son rang. Le fameux passage de Pascal: «Que l'homme contemple donc,» etc., est déjà en germe dans cette phrase de Montaigne: «Qui se presente comme dans un tableau cette grande image de nostre mere nature en son entiere majesté; qui lit en son visage une si generale et constante varieté; qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un trajet d'une pointe tres delicate, celuy là seul estime les choses selon leur juste grandeur.»

Tel est l'ensemble des moyens d'instruction que propose Montaigne. Il ne s'agit plus de faire un abîme de science, comme le révait Rabelais: Montaigne se contente d'un homme modérément instruit, mais dont le jugement soit solide. C'est déjà l'idéal du dix-septième siècle.

Ajoutons que Montaigne attache un grand prix à l'éducation physique. Voulez-vous fortifier l'âme? s'écrie-t-il. Commencez par raidir et durcir les muscles. On ne s'étonnera pas de rencontrer cette estime, pour la gymnastique dans un système d'éducation qui a pour caractère général, d'être un retour à la nature. Au seizième siècle, comme J.-J. Rousseau deux cents ans plus tard, Montaigne et Rabelais sont venus secouer le joug des modes artificielles, des tyrannies de l'usage, et proposer, avec plus ou moins de mesure, une réforme qui, dans son sens général, consiste simplement à, se rapprocher des lois naturelles trop oubliées. Aussi Montaigne est-il partisan de l'indulgence et de la douceur. Le Moyen Âge avait abusé de la sévérité: au dixième siëcle, Rathier, évêque de Vérone, écrivait sur l'éducation un livre qu'il adressait aux écoliers avec ce titre expressif «Seeva dorsum» Montaigne proteste avec énergie contre ces duretés et ces violences. Il veut introduire dans les collèges un peu de liberté, un peu d'aise et de gaieté. «Quelle maniere pour esveiller l'appetit envers leur leçon à ces tendres ames et craintifves, de les y guider d'une trongne effroyable, les mains armees de fouets!» — «Je ne veulx pas qu'uon emprisonne ce garson; je ne veulx pas corrompre son esprit à le tenir à la géhenne et au travail, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix.» Moins de travail, les verges supprimées, des leçons agréables qui appellent et qui convient l'élève à des efforts volontaires, enfin la prescription de toute contrainte et de toute violence, voilà l'idéal de discipline aimable et souriante que Montaigne a conçu, et qu'il rêve de voir appliqué, non sans quelque illusion peut-être, dans l'éducation de ces âmes délicates et tendres «qu'on dresse pour l'honneur et la liberté».

Il ne faut pas demander à Montaigne des vues positives sur l'organisation des divers degrés de l'instruction ni même un seul aperçu sur l'éducation du peuple. Mais il a du moins compris la nécessité de proportionner les études aux aptitudes de chacun, toutes les intelligences ne pouvant pas supporter la même dose d'instruction. Après avoir engagé le maître à commencer de bonne heure l'enseignement de la morale, si le disciple n'y prend goût, dit-il, «Je n'y treuve aultre remede, sinon qu'on le mette pastissier dans quelque bonne ville, feust-il fils d'un duc!»



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