Pissarro Camille
Le paysage — et la figure n'est-elle pas aussi un paysage? — tel que l'a conçu — et rendu M. Camille Pissarro, c'est-à-dire l'enveloppement des formes dans la lumière, c'est-à-dire l'expression plastique de la lumière sur les objets qu'elle baigne et dans les espaces qu'elle remplit, est donc d'invention toute moderne. Deviné vaguement par Delacroix, davantage senti par Corot, tenté par Turner en des impressions d'une barbare et superbe beauté, il n'est réellement entré dans l'art à l'état de réalisation complète qu'avec MM. Camille Pissarro et Claude Monet. Quoi qu'on dise et ergote, c'est d'eux que date, pour les peintres, cette révolution dans l'art de peindre, pour le public intelligent, — mais existe-t-il un tel public? cette révolution dans l'art de voir.
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Combien diffèrent de ces crépissages épais où l'aile des oiseaux s'enlise, les ciels de M. Camille Pissarro; ces ciels mouvants, profonds; respirables, où les ondes lumineuses vibrent véritablement, où toutes les voix de l'air se répercutent à l'infini!
Et ces formes. charmantes, légères, si doucement voilées, et pourtant si noblement caractéristiques, ces formes faites de reflets qui passent et qui tremblent et qui caressent! Et cette terre, rose dans la verdure poudroyante, cette terre qui vit ainsi, qui respire, où sous la lumière fluidique qui la baigne, sous l'ombre — lumière à peine atténuée, — dont elle se rafraîchit, se voient, se sentent, s'entendent les organes de vie, l'ossature formidable, la vascularité qui charrie les sèves et les énergies de l'universel amour!... Et ces horizons si empreints de la mélancolie des distances, ces lointains éthérisés qui semblent le seuil de l'infini!
Oh! je le sais. On a dit de M. Camille Pissarro, comme de M. Claude Monet, qu'ils ne rendaient que les aspects sommaires de la nature et que cela n'était vraiment pas suffisant Le reproche est plaisant, qui s'adresse aux hommes lesquels précisément ont poussé plus loin la recherche de l'expression, non seulement dans le domaine du visible, mais dans le domaine impalpable, ce que n'avait fait, avant eux, aucun artiste européen. Si l'on compare les accords de ton d'un peintre aux phrases d'un écrivain, les tableaux aux livres, on peut affirmer que nul n'exprima tant d'idées, avec une plus abondante richesse de vocables, que M. Camille Pissarro; que personne n'analysa avec plus d'intelligence et de pénétration le caractère des choses et ce qui se cache sous la vivante apparence des figures. Et la puissance de son art est telle, l'équilibre en est si harmonieusement combiné, que de cette minutieuse analyse; de ces innombrables détails juxtaposés et fondus l'un dans l'autre, il ne reste pour l'étonnement de l'esprit qu'une synthèse: synthèse des expressions plastiques et des expressions intellectuelles; c'est-à-dire la forme la plus haute et la plus parfaite de l'œuvre d'art.»
OCTAVE MIRBEAU. Texte paru originalement dans Le Figarol, le 1er février 1892 et repris dans Des artistes, Flammarion, 1922-1924, Paris, tome I, pages 145 et suiv. Texte intégral
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Pissarro, pointillisme et néo-impressionnisme (Paul Signac)
«Le néo-impressionnisme, que caractérise cette recherche de l'intégrale pureté et de la complète harmonie, est l'expansion logique de l'impressionnisme. Les adeptes de la nouvelle technique n'ont fait que réunir, ordonner et développer les recherches de leurs précurseurs. La division, telle qu'ils l'entendent, ne se compose-t-elle pas de ces éléments de l'impressionnisme, amalgamés et systématisés: l'éclat (Claude Monet), le contraste (qu'observe presque toujours Renoir), la facture par petites touches (Cézanne et Camille Pissarro) ? L'exemple de Camille Pissarro, adoptant, en 1886, le procédé des néo-impressionnistes et illustrant de son beau renom le groupe naissant, ne montre-t-il pas le lien qui les unit à la précédente génération de coloristes? Sans qu'on puisse noter de changement brusque en ses œuvres, peu à peu, les mélanges grisés disparurent, les réactions furent notées et le maître impressionniste, par simple évolution, devint néo-impressionniste.
Il n'a d'ailleurs pas persisté dans cette voie. Descendant direct de Corot, il ne recherche pas l'éclat par l'opposition, comme Delacroix, mais la douceur par des rapprochements ; il se gardera bien de juxtaposer deux teintes éloignées pour obtenir par leur contraste une note vibrante, mais s'évertuera, au contraire, à diminuer la distance de ces deux teintes par l'introduction, dans chacune d'elles, d'éléments intermédiaires, qu'il appelle des passages. Or, la technique néo-impressionniste est basée précisément sur ce contraste, dont il n'éprouve pas le besoin, et sur l'éclatante pureté des teintes, dont son œil souffre. De la division, il n'avait choisi que le procédé, le petit point, dont la raison d'être est justement, qu'il permet la notation de ce contraste et la conservation de cette pureté. Il est donc très compréhensible que ce moyen, médiocre pris isolément, ne l'ait pas retenu.»
PAUL SIGNAC, "D'Eugène Delacroix au néo-impressionnisme", in La Revue Blanche, 1899. Voir ce texte.
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Lettre de Pissarro à Van de Velde : pourquoi il a quitté les Néo-impressionnistes
«Je ne puis, mon cher Van de Velde, me ranger au milieu des Néo-impressionnistes qui abandonnent la vie pour une esthétique diamétralement opposée, qui pourra peut-être convenir à celui qui en a le tempérament mais non à moi qui voudrais fuir toute théorie étroite et soi-disant scientifique. Après bien des efforts, ayant constaté (je parle pour mon propre compte), ayant constaté l'impossibilité de suivre mes sensations, par conséquent de donner le mouvement, l'impossibilité de suivre les effets si fugitifs et si admirables de la nature, l'impossibilité de donner un caractère particulier à mon dessin, j'ai dû y renoncer. Il était temps, heureusement, il faut croire que je n'étais pas fait pour cet art qui me donne la sensation du nivellement de la mort.»