Quelques moments d'une passion

Jean Racine
Commentaire de Simone Weil sur Phèdre:

«Qu'importe ce qu'il y a en moi d'énergie, de dons, etc. ? J'en ai toujours assez pour disparaître.
    Et la mort à mes yeux ravissant la clarté
    Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté...
Que je disparaisse afin que ces choses que je vois deviennent, du fait qu'elles ne seront plus choses que je vois, parfaitement belles.

Je ne désire nullement que ce monde créé ne me soit plus sensible, mais que ce ne soit plus à moi qu'il soit sensible. A moi, il ne peut dire son secret qui est trop haut. Que je parte, et le créateur et la créature échangeront leurs secrets.

Voir un paysage tel qu'il est quand je n'y suis pas...

Quand je suis quelque part, je souille le silence du ciel et de la terre par ma respiration et le battement de mon coeur.»

SIMONE WEIL, La pesanteur et la grâce
PHÈDRE:
Je ne me soutiens plus; ma force m'abandonne:
Mes yeux sont éblouis du jour que je revois;
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas!
[...]
Grâce au ciel mes mains ne sont pas criminelles.
Plût aux dieux que mon coeur fût innocent comme elles!
Ariane ma soeur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée!
[...]
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée
Mon repos, mon bonheur semblait s'être affermi;
Athènes me montra mon superbe ennemi:
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler;
Je reconnus Venus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables
[...]
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens...
Vaines précautions!, cruelle destinée!
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné:
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée:
C'est Vénus toute entière à sa proie attachée

À HIPPOLYTE
Eh bien! connais donc Phèdre dans toute sa fureur:
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux, je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison;
Objet infortuné des vengeances célestes
Je m'abhorre encore plus que tu ne me détestes.
[...]
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins;
...

À OENONE
Il n'est plus temps: il sait mes ardeurs insensées.
De l'austère pudeur les bornes sont passées:
J'ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,
Et l'espoir malgré moi s'est glissé dans mon coeur.
Toi-même, rappelant ma force défaillante,
Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,
Par tes conseils flatteurs tu m'as su ranimer:
Tu m'as fait entrevoir que je pouvais l'aimer.


À PROPOS DE L'AMOUR D'HIPPOLYTE POUR ARICIE
Le ciel de leurs soupirs approuvait l'innoncence;
Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux;
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux!
Et moi, triste rebut de la nature entière,
Je me cachais au jour, je fuyais la lumière;
[...]
Mes homicides mains, promptes à me venger
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
Misérable! Et je vis! et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue!


DERNIÈRES PAROLES À THÉSÉE
J'ai voulu, devant vous, exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu'à mon coeur le venin parvenu
Dans ce coeur expirant jette un froid inconnu;
Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le ciel et l'époux que ma présence outrage;
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.

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