La passion n'a aucun scrupule
Mercredi le 08 janvier 2003
Passage tiré d'un article sur le roman
Dominique, de
Fromentin.
Le roman n'est pas entièrement d'accord avec la vérité, telle que les grands peintres de la passion l'ont de tout temps conçue. Il y a un fait constant, et d'observation morale : le propre de la passion arrivée à son paroxysme est de n'avoir aucun scrupule. Quand la passion est montée à ce degré chez deux êtres, elle ne marchande plus; elle n'a aucun remords actuel. Entendons-nous bien :je ne veux pas dire que plus tard, après, au réveil, le remords ne se réveillera pas aussi en de certaines âmes; mais, au moment où l'incendie intérieur est si ardent et attisé, ce remords est aisément étouffé, et il est compté pour peu, pour rien. Or, il n'y avait que deux solutions tout fait vraies à la situation de Dominique et de Madeleine : ou bien la chute de Madeleine, résultat de leur commune imprudence ; ou bien le départ, en effet, de Dominique, trop timide, et qui a usé le plus fort de sa passion, déjà ancienne, dans des luttes stériles; mais alors la vérité qu'il faudrait dire, c'est que Madeleine chez qui, au contraire, la passion est dans son plein et à son comble, doit lui en vouloir et le mépriser un peu de l'avoir amenée là pour reculer ensuite. Qu'avait-il à faire de souffler pendant des années le feu, pour se dérober et s'enfuir au moment où il voit la flamme?...
.Mais je prends peut-être bien à coeur cette conclusion. Je ne suis plus tout à fait juge; il faut être jeune pour se bien mettre au point de vue de tels livres, quand ils sont comme celui-ci, tout de sentiment : chaque lecteur, alors, ajoute, retranche, rêve à son gré, et devient proprement collaborateur dans sa lecture. Autrement il y a une certaine ironie à s'occuper de ces questions de jeunesse hors de saison. Le temps, rien qu'en marchant, égalise tout. Qu'on ait possédé Madeleine ou qu'on y ait renoncé, après vingt ans écoulés, hélas! tout ce passé perdu revient à peu près au même.