Les organisations apprenantes et les défusions

Andrée Mathieu
Le nouveau gouvernement du Parti libéral du Québec a l'occasion de concrétiser son discours démocratique en instituant le premier « état apprenant » de notre histoire. Mais qu'est-ce au juste qu'une organisation apprenante? Dans son livre fondateur intitulé La Cinquième discipline, Peter Senge, spécialiste de l'approche systémique et référence mondiale en matière d'organisations apprenantes, décrit ces dernières comme « celles dont les membres peuvent sans cesse développer leurs capacités à atteindre les résultats qu'ils recherchent, où des nouveaux modes de pensée sont mis au point, où les aspirations collectives ne sont pas freinées, où les gens apprennent en permanence comment apprendre ensemble » 1. De son côté, le biologiste et spécialiste des sciences cognitives Francisco Varela disait que ce n'est pas son habileté à résoudre des problèmes qui rend une organisation intelligente, c'est l'habileté de ses membres à créer un « univers de significations partagées », un acte cognitif qui implique d'écouter ses collègues et d'accueillir l'unique perspective de chacun. Cette approche pourrait être mise à profit dans le dossier des « fusions forcées ».

Certains ministres du gouvernement sortant ont payé le prix d'une méconnaissance de la transformation profonde des modes de pensée qu'implique un changement durable, comme la création d'une nouvelle ville à partir de la fusion de municipalités existantes. Les défis de tout changement profond proviennent des « forces homéostatiques » qui maintiennent ensemble les éléments constituant le noyau de la culture traditionnelle et du fonctionnement des structures qu'on souhaite modifier. Ces processus régulateurs ne sont en soi ni bons ni mauvais ; leur valeur dépend de la valeur accordée à ce qu'ils tentent de préserver. Or, il n'est pas évident que tous les citoyens opposés aux fusions municipales le sont pour les mêmes raisons. Il est trop facile de les accuser de souhaiter préserver leurs intérêts économiques. Étant moi-même résidente de l'une de ces villes « fusionnées » ayant troqué leur député péquiste pour un député libéral, j'ai entendu à plusieurs reprises mes concitoyens regretter le mépris du précédent gouvernement envers leur sentiment d'appartenance à notre communauté. Parmi les « forces homéostatiques » qui expliquent leur résistance au changement, il y a cet attachement à l'histoire d'une seigneurie qui remonte aux origines de la Nouvelle-France.
De plus, c'est sa vie communautaire exceptionnelle qui a incité plusieurs citoyens à choisir de vivre à Boucherville. En décidant de nous intégrer de force à une superstructure municipale agglomérée autour de Longueuil, le gouvernement reniait ce choix des citoyens et s'attaquait à leur identité profonde. Or, comme disait le pionnier du changement des organisations, Richard Beckhard, en général « les individus ne résistent pas au changement, ils résistent à l'idée d'être changés. » 2

Dans les organisations, on crée une importante résistance à chaque fois qu'on tente d'implanter des changements, plutôt que d'entraîner tous les membres de l'organisation dans la création de ces changements. Quand les gens sont mis à contribution, ils inventent un futur qui les inclut. Ils s'identifient à ce qu'ils créent et ont naturellement tendance à défendre leur création. C'est pourquoi des changements profonds peuvent devenir soudainement très rapides dans les organisations où on a pris le temps d'intéresser tout le monde à la création de ces changements
3. Mais les processus participatifs (et non simplement consultatifs) sont plus lents à démarrer et font ressortir toute la complexité des interactions humaines. Ils ne sont donc pas adaptés aux exigences politiques d'un mandat de quatre ans.

À la lumière de ces considérations, le gouvernement aurait été bien avisé de demander aux citoyens de créer la nouvelle ville. Elle n'aurait peut-être pas correspondu exactement au concept retenu, mais les suggestions et les efforts concertés de tous les citoyens mis à contribution auraient peut-être donné naissance à une forme d'intégration dont on n'a même pas su rêver. Ainsi, j'ai entendu des concitoyens dire qu'ils auraient préféré contribuer à payer pour les infrastructures de l'île de Montréal, qu'ils utilisent fréquemment pour aller travailler ou pour se divertir, plutôt que de participer au financement de la ville de Longueuil qu'ils ne fréquentent que très rarement. Qui sait, cet exercice aurait peut-être accouché d'une mégalopole respectant la diversité de toutes les communautés constituantes, au lieu de quelques grandes villes fondées sur des théories plutôt que sur la volonté de leurs citoyens. Qui peut présumer du résultat d'une création collective ? Mais pour ça, il ne suffit pas de consulter les groupes de pression ou les acteurs qui ont un intérêt légitime à protéger, comme les maires et les conseillers ou les syndicats municipaux, par exemple.

Selon les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela, lorsqu'un système vivant interagit avec son environnement, ce ne sont pas les perturbations de l'environnement qui déterminent ce qui survient dans l'être vivant, comme si un agent extérieur s'exerçait sur lui (causalité linéaire), c'est plutôt de l'intérieur que le système transforme sa propre structure en réaction à l'agent perturbateur (adaptation). Dans les systèmes vivants, les changements se produisent à l'intérieur du réseau d'interrelations qui caractérisent tous les systèmes complexes. Autrement dit, quand un système vivant est perturbé par une modification de son environnement, c'est le système qui choisit de quelle façon il va se laisser déranger par la nouvelle réalité. Il abandonne son ancienne façon d'être et se réorganise en intégrant cette nouvelle réalité autour de nouvelles interprétations et de nouvelles significations. Le système devient différent parce qu'il voit le monde différemment. Si nous pouvions comprendre que cette liberté de se créer, de s'auto-organiser, est aussi essentielle dans nos organisations, qui sont des systèmes vivants complexes, nous pourrions travailler avec cette grande force plutôt que d'avoir à composer avec les conséquences de l'avoir ignorée.

Soulignons-le à nouveau, dans une organisation humaine, à l'instar tous les systèmes vivants, les changements se produisent à l'intérieur d'un réseau d'interrelations. Une organisation peut apprendre beaucoup de la diversité des réactions à l'égard d'une situation qui appelle des changements, car chaque réaction reflète une perception différente de ce qui est important. Si l'organisation exploite cette diversité, elle pourra développer une compréhension plus riche et plus complète de la situation. Une organisation malade doit donc multiplier les conversations entre ses membres, en prenant soin d'y inclure ceux qu'elle a peu ou pas écoutés.

Les citoyens sont-ils contre les fusions municipales ou refusent-ils d'appartenir à une communauté qui ne leur ressemble pas ? Le nouveau ministre des Affaires municipales pourrait saisir l'occasion qui lui est offerte pour créer une vaste organisation apprenante, en demandant d'abord à tous les citoyens des municipalités fusionnées d'inventer une grande ville dans laquelle il leur ferait bon vivre. On pourrait par exemple créer une vingtaine de cercles de conversation constitués de citoyens provenant de toutes les villes concernées. Chaque cercle pourrait regrouper une vingtaine de citoyens spécialement intéressés à un des aspects de la vie municipale : architecture, aménagement, transports en commun, protection de l'environnement, santé, loisirs, activités culturelles, relations entre communautés ethniques, taxes, zonage, commerces, industries, restauration, etc. Il est important que les participants proviennent d'horizons aussi diversifiés que possible (artistes, ingénieurs, étudiants, retraités, médecins, pompiers, restaurateurs, bénévoles, etc.) pour éviter les dialogues d'experts. Cependant, après avoir dégagé une vision commune dans son secteur d'activité, chaque cercle pourrait ensuite vérifier la faisabilité et les coûts de son projet auprès d'experts dans ce domaine. Puis, on pourrait former vingt nouveaux groupes contenant un représentant de chacun des groupes précédents ; on aurait ainsi vingt cercles de conversation portant sur le même projet. Les membres de chacun des nouveaux cercles devraient alors s'entendre sur un portrait global de la ville souhaitée. Il est fort probable que cet exercice aboutirait à vingt interprétations différentes du même projet. Ces vingt projets, ou une sélection d'un certain nombre d'entre eux regroupant les projets voisins, pourraient alors être soumis à toute la population dans un référendum incluant une option de défusion. Si, au cours du processus on a pris soin d'élargir les conversations en incluant d'autres citoyens dans le cadre de consultations organisées ou spontanées, il est fort à parier que la population optera pour une solution positive et créative plutôt que pour une solution négative qui impliquerait un retour en arrière. De plus, la nouvelle structure sera condamnée à évoluer puisque les citoyens continueront d'apprendre et d'imaginer ensemble.

Au moment de conclure cet article, on apprend que le maire de Montréal vient d'embaucher une firme de consultants ayant pour mandat de produire un modèle de ville unifiée qui sera soumis aux citoyens comme alternative à la défusion. Au mieux, les citoyens seront consultés, mais ils ne seront pas appelés à participer au processus de création de leur nouvelle ville. Au lieu de leur donner l'occasion d'apprendre ensemble comment bâtir une communauté élargie, on leur proposera encore une solution venue de l'extérieur et à laquelle ils n'auront d'autre choix que de dire oui ou non. Encore une occasion manquée de mettre à profit le principe selon lequel on s'identifie à ce qu'on crée et on a alors naturellement tendance à défendre sa création.
Bien sûr, l'apprentissage et la création collective prennent du temps. Mais il est possible de fixer un délai raisonnable pour chaque étape du processus. Et le temps qui lui est consacré sera largement compensé par l'approbation et la mise en œuvre plus rapide de la nouvelle structure ou de la nouvelle politique. Cette façon de procéder peut s'appliquer à tous les domaines de l'administration publique, qu'on pense à la politique de l'énergie, au développement durable, à la politique des transports et même aux gargantuesques systèmes de santé et d'éducation. Nous croyons que le gouvernement qui déciderait de mettre en application les principes de l'organisation apprenante et de tirer profit des talents créatifs de tous ses citoyens favoriserait l'éclosion d'une société des plus innovatrices et serait digne de figurer en tête de liste des états démocratiques.


Notes

1. Peter Senge, La Cinquième discipline, Éditions Générales First, Paris 1991, p. 18. (
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2. Peter Senge et al., La Danse du changement, Éditions Générales First, Paris 1999, p. 21 (
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3. "Le Changement durable", L'Agora, vol. 9, no 4, p. 24-27. (
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