Le régime de Napoléon porté par le progrès économique

Georges Sorel
[Tocqueville] étonna beaucoup ses contemporains quand, il y a un demi-siècle, il leur montra que la révolution avait été beaucoup plus conservatrice qu'on ne le disait jusque-là. Il fit voir que les institutions les plus caractéristiques de la France moderne datent de l'ancien régime (centralisation, réglementation à outrance, tutelle administrative des communes, interdiction pour les tribunaux de juger les fonctionnaires); il ne trouvait qu'une seule innovation importante: la cœxistence, qui fut établie en l'an VIII, de fonctionnaires isolés et de conseils délibérants. Les principes de l'ancien régime reparurent en 1800 et les anciennes habitudes reprirent faveur. Turgot lui semblait être un excellent type de l'administrateur napoléonien, qui avait «l'idéal du fonctionnaire dans une société démocratique soumise à un gouvernement absolu». Il estimait que le morcellement du sol, dont il est d'usage de faire honneur à la révolution, était commencé depuis longtemps et n'avait point marché d'un pas exceptionnellement rapide sous son influence.

Il est certain que Napoléon n'a pas eu un effort extraordinaire à accomplir pour remettre le pays sur un pied monarchique. Il a reçu la France toute prête et n'a eu qu'à faire quelques corrections de détail pour profiter de l'expérience acquise depuis 1789.

Les lois administratives et fiscales avaient été rédigées, pendant la révolution, par des gens qui avaient appliqué les méthodes de l'ancien régime; elles subsistent encore aujourd'hui d'une manière à peu près intacte. Les hommes qu'il employa avaient fait leur apprentissage sous l'ancien régime et sous la révolution; tous se ressemblent; tous sont des hommes du vieux temps par leurs procédés de gouvernement; tous travaillent, avec une égale ardeur, pour la grandeur de sa majesté. Le véritable mérite de Napoléon fut de ne pas trop se fier à son génie, de ne pas se laisser aller aux rêves qui avaient, tant de fois, égaré les hommes du XVIIIe siècle et les avaient conduits à tout vouloir régénérer de fond en comble, — en un mot, de bien reconnaître le principe de l'hérédité historique. Il résulte de là que le régime napoléonien peut être regardé comme une expérience mettant en évidence le rôle énorme de la conservation à travers les plus grandes révolutions. Je crois bien que l'on pourrait même étendre le principe de la conservation aux choses militaires et montrer que les armées de la révolution et de l'empire furent une extension d'institutions antérieures. En tout cas il est assez curieux que Napoléon n'ait point fait d'innovations sérieuses dans le matériel et que ce soient les armes à feu de l'ancien régime qui aient tant contribué à assurer la victoire aux troupes révolutionnaires. C'est seulement sous la restauration que l'on modifia l'artillerie. La facilité avec laquelle la révolution et l'empire ont réussi dans leur œuvre, en transformant si profondément le pays, tout en conservant une si grande quantité d'acquisitions, est liée à un fait sur lequel nos historiens n'ont pas toujours appelé l'attention et que Taine ne semble pas avoir remarqué: l'économie productive faisait de grands progrès et ces progrès étaient tels que vers 1780 tout le monde croyait au dogme du progrès indéfini de l'homme. Ce dogme, qui devait exercer une si grande influence sur la pensée moderne, serait un paradoxe bizarre et inexplicable si on ne le considérait pas comme lié au progrès économique et au sentiment de confiance absolue que ce progrès économique engendrait. Les guerres de la révolution et de l'empire ne firent que stimuler encore ce sentiment, non seulement parce qu'elles furent glorieuses, mais aussi parce qu'elles firent entrer beaucoup d'argent dans le pays et contribuèrent ainsi à développer la production. Le triomphe de la révolution étonna presque tous les contemporains et il semble que les plus intelligents, les plus réfléchis et les plus instruits des choses politiques aient été les plus surpris; c'est que des raisons tirées de l'idéologie ne pouvaient expliquer ce succès paradoxal. Il me semble qu'aujourd'hui encore la question n'est guère moins obscure pour les historiens qu'elle ne l'était pour nos pères. Il faut chercher la cause première de ce triomphe dans l'économie: c'est parce que l'ancien régime a été atteint par des coups rapides, alors que la production était en voie de grands progrès, que le monde contemporain a eu une naissance relativement peu laborieuse et a pu être si rapidement assuré d'une vie puissante.

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