la campagne de Russie
[L'échec du mariage russe]
Malgré Tilsitt, malgré Erfurt, les contestations, sinon la guerre, étaient inévitables entre l'Empire français et l'Empire russe: par la vassalité du roi de Saxe; grand-duc de Varsovie et maître, depuis 1809, de la moitié de la Galicie, les deux empires se touchaient: ni la Prusse, ni l'Autriche n’étaient faites pour amortir le contact. L'échec du mariage russe fut un premier indice de froideur réciproque, et le mariage autrichien sembla non sans raison, aux yeux du tsar, un revirement d'alliance. Napoléon pouvait d'ailleurs reprocher à celui-ci son inaction voulue en 1809. Le tsar, de son côté, savait bien que l'empereur ne lui permettrait jamais d'entrer à Constantinople, et que, d'un signe, s'il lui plaisait de le faire, il reconstituerait l'ancienne Pologne. Il s'empressa de résoudre pacifiquement les questions qui le mettaient aux prises avec la Porte (1812). Adhérent au blocus continental, il refusa cependant de confisquer les bâtiments neutres entrés dans ses ports, comme suspects d'y introduire des marchandises anglaises. Il appuya diplomatiquement la protestation de son oncle le duc d'0ldenbourg, dont le duché avait été occupé «jusqu'à la paix générale». Napoléon, qui ne pouvait plus compter sur les Turcs, crut un instant à la possibilité de l'alliance suédoise. Mais cette puissance fit des conditions. L'empereur exhala son indignation contre le prince royal, qui oubliait qu'il était prince français. «Lui, le misérable! il me donne des conseils, à moi!» (des conseils de paix). «Bernadotte m'impose des conditions! Pense-t-il donc que j'aie besoin de lui?» Brusquement, il rompit les pourparlers, et Bernadotte promit au tsar, en attendant plus, sa neutralité. Bernadotte n'était pas le seul à conseiller à Napoléon une allure conciliante. Ses parents, ses intimes, ses ministres, ses généraux étaient inquiets et de son avenir et du leur: Cambacérès, Gaudin, Mollien, Berthier, surtout Duroc, et Caulaincourt, parlèrent pour la paix, non sans énergie, et supplièrent au moins que l'on en finit d'abord avec l'Espagne. L'empereur est comme égaré par la folie des conquêtes, tantôt fasciné par l'abîme qu'il n'est pas toujours sans apercevoir à ses pieds, tantôt exalté par de singulières hallucinations. Au cardinal Fesch il répond, en ouvrant une fenêtre: «Voyez-vous cette étoile? — Non, Sire! — Regardez bien. — Sire, je ne la vois pas. — Eh bien! moi, je la vois.» Il raisonne ainsi sa passion: «Je ne suis point né sur le trône; je dois m'y soutenir comme j'y suis monté, par la gloire; il faut que je monte sans cesse; si je m'arrête, je suis perdu.» Il ne se rappelle plus le vrai caractère de l'entrevue de Tilsitt: «Il faut, fait-il écrire à l'ambassadeur Lauriston, revenir sincèrement au système qui fut établi à Tilsitt, et que la Russie se replace dans l'état d'infériorité où elle était alors.» Sur ce chapitre, ses conversations deviennent incohérentes: «C'est à n'y pas croire, s'écrie Narbonne. On est entre Bicêtre et le Panthéon!» Le général Friant ayant pris possession, au nom de la France, de Stralsund et de la Poméranie suédoise, qui avaient été restitués à Charles XIII, Bernadotte n'hésite plus; il signe avec le tsar le traité du 24 mars 1812, d'alliance offensive et défensive, moyennant la promesse de la Norvège. Le 8 avril, Alexandre adresse à l'empereur un ultimatum par lequel il exigeait l'évacuation de la vieille Prusse, du duché de Varsovie, de la Poméranie suédoise, un équivalent pour l'Oldenbourg, et quelques adoucissements aux rigueurs décrétées contre le commerce des neutres. C'était la guerre. Déjà les traités de Paris (24 février et 14 mars) avaient contraint la Prusse et l'Autriche à fournir à l'empereur des contingents militaires; de son côté (3 mai), l'Angleterre accéda au traité russo-suédois. — La campagne fut engagée trop tard, et cependant sans deux préambules nécessaires: 1° le rétablissement de la Pologne, conseillé par Talleyrand (Napoléon crut qu'il suffirait de pousser les Polonais «jusqu'au transport, non jusqu'au délire»); 2° la réforme organique de l’administration des vivres et munitions, conseillée par Ouvrard (Napoléon refusa de se faire précéder de convois au lieu de s'en faire suivre). C'est le 24 avril qu'Alexandre quitta Pétersbourg pour passer en revue son armée à Drissa, sur la frontière de la Lithuanie; c'est le 9 mai seulement que Napoléon quitte Paris. Il a donné rendez-vous, à Dresde, à toute une prestigieuse assemblée de princes alliés ou vassaux (empereur d'Autriche, roi de Prusse, roi de Saxe, etc.) au milieu desquels lui et ses généraux se complaisent jusqu'au 29 mai. Au dernier moment, il parait avoir encore hésité, attendant quelque revirement de la politique suédoise ou russe. Mais son ambassadeur Lauriston ne peut voir le tsar, et l'ultimatum, relativement modéré, que l'aide de camp Narbonne est chargé de lui porter à Vilna, l'encourage encore à la résistance. «Il sait qu'il sera vaincu, dit-il; mais où, dans l'immensité du steppe russe, le vainqueur pense-t-il pouvoir l'atteindre?» Le mysticisme national du peuple russe et l'orgueil de l'aristocratie ne lui permettaient plus, d'ailleurs, de reculer. C'est le 22 juin seulement, de son quartier général de Gumbinnen, que Napoléon proclama la guerre avec la Russie sous le nom de seconde guerre de Pologne. «La Russie, dit-il, viole aujourd'hui ses serments. Elle est entraînée par la fatalité. Ses destins doivent s'accomplir.» L'armée concentrée dans la Prusse orientale, très hétérogène, comptait près de 500.000 hommes et près de 1.200 bouches à feu. Le 24 juin, le Niémen est franchi et le quartier général établi à Kowno. Les troupes de ligne sont réparties en dix corps, qui sont par numéros d'ordre: 1er Davout; 2e Oudinot; 3e Ney; 4e prince Eugène; 5e Poniatowski; 6e Gouvion Saint-Cyr; 7e Régnier; 8e Junot; 9e Victor (entre l'Elbe et l'Oder, et à Dantzig); 10e Macdonald. La vieille garde est sous les ordres de Lefebvre; la jeune garde, de Mortier. La grande armée de cavalerie (Murat) forme quatre corps (Nansouty, Montbrun, Grouchy, Latour-Maubourg). La cavalerie de la garde, le contingent autrichien, marche séparément. Dans cette armée l'on compte 20.000 Italiens, 80.000 Allemands de la Confédération, 30.000 Polonais, 30.000 Autrichiens, 20.000 Prussiens. Les forces russes en ligne peuvent être évaluées à 260.000 combattants, sous trois généraux en chef seulement: Barclay de Tolly (première armée d'Occident); Bagration (deuxième armée); Tormasov (réserve). Dans sa proclamation à ses troupes, Alexandre ne fait pas appel au «destin», «il invoque le «Dieu du culte orthodoxe où réside toute vérité»; il exhorte ses peuples, que l'Occident traite d'esclaves, à défendre «leur patrie et leur liberté». Le 28 juin, Napoléon entra à Nilna, ancienne capitale du royaume de Lithuanie; il fut obligé de s'y arrêter dix-sept jours, pour y concentrer d'indispensables approvisionnements.
[Composition de l'armée et bataille de la Moskova]
Il avait avec lui la garde, Davout, Oudinot, Ney, Murat. À gauche, il était couvert par Macdonald, au corps duquel s'ajoutent 17.000 auxiliaires prussiens; à droite, par le prince Eugène (Italiens et Bavarois); plus à droite, Jérôme est le chef nominal des Westphaliens, des Saxons et des Polonais; à l'extrême droite, les 30.000 Autrichiens ont un chef national, Schwarzenberg, dont la base d'opérations est la Galicie; Victor commande à l'arrière-garde avec Augereau. Barclay de Tolly, au Nord (route de Vitebsk), masse 160.000 hommes; Bagration, au Sud (route de Mohilev) n'en a que 60.000. L'empereur manœuvre contre Barclay, qu'il cherche à déborder; mais Barclay, qui s'est d'abord replié sur la Duna, remonte ce fleuve jusqu'à Ostrowno, où Murat ne peut prendre contact qu'avec son arrière-garde (26 juillet); il s'arrête à Vitebsk, feint d'accepter la bataille, puis soudain il se dérobe vers le Sud et gagne Smolensk pour rejoindre Bagration. Davout, chargé de ce dernier, avait malheureusement été entravé par le roi Jérôme, qui avait son plan, mais finit toutefois par céder, en abandonnant son commandement. Bagration franchit la Bérézina à Bobruisk, et contourna les marais de la rive gauche: Davout put l'arrêter sur le Dniepr à Mohilev (23 juillet), mais ne put l'empêcher de passer plus bas à Staroï, d'où il gagna Smolensk. L'empereur appelle à lui Davout, et se croit en force de couper de Moscou, à la fois Bagration et Barclay. Pour se rendre maître des «portes de la Russie», ou plutôt de la Moscovie, c.-à-d. de l'espace compris entre la Dona et le Dniepr, il suffisait, semblait-il, de s'emparer de Smolensk. Napoléon passe le Dniepr à Rassasna et à Orcka, Davout le rejoint aux portes mêmes de Smolensk, à Krasnoë. Smolensk est attaqué par la rive gauche. C'était la seule forteresse importante de la vieille Russie sur les frontières de l'ancienne Pologne; à ses constructions massives, mais surannées, avaient été ajoutés à la hâte quelques ouvrages. Ils ne résistent pas à l'artillerie française, et la ville succombe (16 août). L'ennemi perd 12.000 hommes, l'armée impériale 6.000. Mais les Russes, abandonnant leurs positions pendant la nuit, mettent le feu à la ville, sur les ressources et les magasins militaires de laquelle l'empereur avait compté. Fallait-il alors s'arrêter? Fallait-il, en plein été, établir là un camp retranché comme en 1807, avant Eylau? L'avis en fut donné à l'empereur, mais les circonstances n'étaient pas les mêmes. De Vilna à Moscou, la moitié du chemin était fait, Moscou était la «ville sainte»; si elle était prise, c'est là sans doute que se terminerait la guerre. Une seconde fois, il essaie d'en couper la route à l'ennemi. Junot reçoit l'ordre de gagner de vitesse l'avant-garde en remontant la rive gauche du Dniepr, mais il est malade, incertain; à Valoutina, il n'atteint que l'arrière-garde, et malgré l'héroïsme de Ney, de Murat, de Gudin, qui meurt dans cette journée, il ne peut retarder la retraite des Russes que de vingt-quatre heures (20 août). La brillante victoire de Polotsk, remportée par Oudinot, et surtout par Gouvion Saint-Cyr, sur le corps russe de Wittgenstein venu de Finlande (17, 18 août), nous préserve d'être tournés par le Nord, et Gouvion Saint-Cyr reçoit le bâton de maréchal. Mais Barclay continue à tout détruire, à tout brûler sur son passage, entre autres localités Viasma (à mi-chemin de Smolensk et de Moscou) que notre avant-garde atteignit le 29 août. Cependant l'opinion russe accusait à la fois Barclay de barbarie et de lâcheté et désignait le vieux Koutousov comme le seul capable de gagner sur Napoléon une grande bataille rangée, et de sauver Moscou. Cette ville est couverte par des retranchements que le vainqueur des Turcs qualifie d'inexpugnables. Fanatisée parla visite solennelle d'Alexandre (14 juillet), par le métropolitain centenaire Platov, elle est prête, s'il le faut, à subir le sort de Jérusalem; mais elle espère que la Vierge, dont on promène dans les rues une image miraculeuse, que saint Michel, que saint Serge la protégeront contre les démons de l'Occident: «Dieu, dit Koutousov dans sa proclamation, va combattre Satan avec l'épée de Michel, et, avant que le soleil de demain ait disparu, vous aurez écrit votre foi et votre fidélité dans les champs de votre patrie, avec le sang de l'agresseur.» Napoléon, après la bataille «tant désirée», promit à ses troupes «l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour en France». La bataille de Borodino ou de la Moskova, livrée le 7 septembre, ne réalisa ni l'une ni l'autre de ces prophéties. Ce fut la plus sanglante de l'Empire: si les Russes eurent 50.000 hommes de pertes, nous en eûmes plus de la moitié, dont 47 généraux tués ou blessés (Davout, grièvement). Malade et inquiet du lendemain, Napoléon avait refusé de faire donner sa garde, et si la retraite des Russes fut foudroyée à coups de canon, elle ne fut pas interceptée. Au bivouac, les vainqueurs manquent de subsistances, de bois, au milieu d'une nuit froide et pluvieuse. Les vaincus chantent victoire; toutes les églises de l'Empire retentissent d'actions de grâces au Dieu des armées; Koutousov est nommé, honneur suprême, feld-maréchal. Pendant plusieurs jours, les habitants de Moscou continuent à se repaître de récits fabuleux. Napoléon fit dans la ville sainte, le 14, une entrée qui n'avait rien de triomphal. Dès Vilna, plus de la moitié de l'armée centrale traînait; après Smolensk, les deux tiers; après Borodino, les pertes et les désertions l'ont réduite à 50.000 hommes. Rastopchine, gouverneur de Moscou, soit qu'il eût reçu des ordres, soit qu'il reprit de sa propre initiative le plan de destruction de Barclay, soit enfin qu'il ait partagé le sombre fanatisme du clergé et des classes inférieures, avait eu le temps de faire miner le Kreml et de tout préparer pour un incendie général. Dans les maisons désertées par les riches, par les boyards, sont distribuées les matières inflammables. Rastopchine emmène lui-même les pompes hors de la ville, au témoignage du colonel Wolzogen, auquel il dit: «J'ai mes raisons; pour moi, je n'emporte que le vêtement qui me couvre.» Napoléon, après avoir nommé gouverneur le général Mortier, refusa de croire aux rapports d'après lesquels la ville était à moitié évacuée, encore moins aux menaces d'incendie. Il dormait, au Kreml, quand le signal fut donné par une fusée qui jaillit du palais Troubetskoï; de tous les coins de la ville, qui était presque toute en bois, jaillissent les flammes. Mortier essaya en vain de lutter: les malfaiteurs, délivrés de prison par les agents de police eux-mêmes, avaient accompli avec ensemble leur terrible mission. On ne put que mettre les troupes à l'abri. Plus de 20.000 malades ou blessés périrent dans les hôpitaux. Au Kreml, où étaient accourus Davout, le prince Eugène, etc., il fallut presque arracher de force l'empereur du milieu des dangers imminents qu'il courait; il gagna le château de Petrovski, et ne rentra que le 21 dans une ville dont les neuf dixièmes étaient en cendres; le Kreml était sauf et les caves des maisons, au dire de Larrey, renfermaient encore de quoi nourrir l'année pendant cinq ou six mois. L'empereur passait de l'exaltation la plus violente aux assoupissements subits; il avait d'horribles cauchemars, s'évanouissait. Mais il reprenait le dessus, et alors affectait une étrange sécurité, organisant des fêtes, un théâtre, faisant expédier à la Comédie-Française le décret dit de Moscou. Cette attitude était une ruse destinée à favoriser une négociation avec le tsar. D'autre part, un armistice fut signé avec Koutousov, mais celui-ci eut l'adresse de le faire restreindre aux deux corps d'armée principaux, afin de continuer à détruire en détail notre cavalerie, qui fondait à vue d'œil. Alexandre ne répondit pas aux propositions de paix. On aurait pu à la rigueur se fortifier dans Moscou et y passer l'hiver, comme Daru le proposait. Mais que fussent devenues pendant ce temps et l'Europe centrale et la France?
[Conspiration du général Malet et le retrait des troupes de Moscou]
C'est cinq semaines après l'entrée à Moscou qu'éclata à Paris la conspiration du général Malet, et l'état d'opinion qui lui permit presque de réussir était bien connu de l'empereur. De plus, la Russie disposait d'une armée aguerrie qui n'avait pas encore donné, l'armée dite du Danube, qui revenait de Moldavie sous les ordres de Tchitchakov, et qui, dès le l1octobre, rejeta Schwarzenberg sur la Galicie et atteignit bientôt le Boug. Enfin les nouvelles d'Espagne n'étaient pas rassurantes: le 22 juillet, Marmont avait perdu la bataille des Arapiles et laissé 5.000 prisonniers, 8.000 hommes tués ou blessés; le 14 août, la garnison française du Buen-Retiro, à Madrid, capitulait, et Wellesley chassait Joseph de sa capitale. L'Angleterre s'appliquait à resserrer de plus en plus l'union offensive de Bernadotte et d'Alexandre (entrevue d'Abo, 28 août). Le corps russe de Wittgenstein, accru du contingent suédois, est repoussé, il est vrai, par Gouvion Saint-Cyr au combat (le Polotsk, mais ce maréchal, grièvement blessé, ne luttait que pour se retirer par la Duna (17 au 19 octobre). Victor, qui était à Smolensk, ne put parvenir à Moscou, Koutousov ayant entièrement battu Murat, qui s'était avancé à la rencontre de Victor jusqu'à Vinskovo (18 octobre). C'est après trente-cinq jours d'hésitation, d'inaction que l'empereur, ému de cet échec, se décide à quitter Moscou (19 octobre). Il n'est plus question d'une pointe offensive sur Pétersbourg; le seul parti à prendre est de se retirer sur la Pologne, où rien n'est organisé. Le sacrifice des Moscovites est contagieux: le gouvernement russe a d'ailleurs adopté un système de destruction impitoyable; ordre est donné aux habitants d'abandonner toute ville, bourg ou village incapables d'une résistance régulière, après avoir enlevé tout ce qu'ils pourraient et brûlé le reste; de briser les pierres meulières, de détruire les fours, de couper les ponts, de défoncer les routes. Les populations rurales, étant dans le servage, n'ont pas le sentiment de la propriété et obéissent sans regret, avec une «sainte fureur». Le tsar avait un allié de plus, «le général Hiver», suivant son expression: la gelée blanche avait fait son apparition dès le 13 octobre et annonçait des frimas précoces. Mortier, laissé à l'arrière-garde, sortit de Moscou le 26, après avoir fait sauter le Kreml; deux jours avant, à 30 lieues au Sud de Moscou, sur la route de Kalouga, les 17.000 hommes du prince Eugène tiennent en échec Koutousov jusqu'à l'arrivée des généraux Gérard et Compans (corps de Davout), et demeurent maîtres de la ville de Malo-Iaroslavetz, disputée de cinq heures du matin à dix heures du soir (24 octobre). Il faut pourtant, car l'ennemi va revenir en forces, abandonner la route de Kalouga, qui présente des ressources, pour reprendre celle de Mojaïsk et refaire à rebours, au milieu des tourmentes de neige (6 novembre) et des Cosaques, toutes les sanglantes étapes qui avaient conduit l'armée à Moscou. La vue des champs de carnage où leurs camarades dorment sous la neige démoralise les soldats et la plupart des chefs. Ney, Davout, Eugène conservent seuls leur ressort. La faim, le froid, les congestions cérébrales font des milliers de victimes; une double rangée de cadavres marque cette funèbre route. Aux haltes, les sapins couverts de givre refusent de s'enflammer. Les magasins les plus rapprochés étaient à Smolensk, sans moyen de transport possible. Les chevaux, qui n'ont pas été munis de fers à glace, et pour lesquels le fourrage fait défaut, ne servent plus guère qu'à l'alimentation des troupes. La précipitation de la retraite est cependant une absolue nécessité, car les ailes ne peuvent rejoindre le centre, et il faut à tout prix éviter une bataille générale, qui serait un désastre complet. Aussi ne passa-t-on que deux jours à Smolensk, où d'ailleurs vivres et munitions avaient été réunis en quantité insuffisante, ou gaspillés: c'est dans cette ville que l'empereur connut la nouvelle de la conspiration Malet. Wittgenstein reprenait Vitebsk; Tchitchakov occupait Minsk; Koutousov se portait sur Orcka et Borisov, entre ses deux lieutenants. Le cercle allait se fermer quand les Français se remirent en marche, par 16° et 18° de froid; il fallut, faute de chevaux, détruire une partie des pièces et des munitions. Ensuite un dégel survint, avec une boue épaisse.
[Le passage de la Béréniza]
À Krasnoë, Davout et Eugène, avec 2.000 combattants, résistent aux forces triples de Koutousov: toute la garde dut charger afin de frayer le passage; à l'extrême arrière-garde, Ney reste isolé avec 6.000 hommes, pendant deux jours. Il surprend enfin le passage du Dniepr et rejoint le gros de l'armée. Les Français Lambert et Langeron, attachés au service dit tsar (armée de Moldavie) s'emparèrent de Borisov (21 novembre). Mais Oudinot reprend le surlendemain ce poste où devait s'effectuer le passage de la Bérézina, principale difficulté sur la route du Niémen. La situation est presque désespérée. La ligne de la Duna est forcée; l'allié autrichien reste tranquillement à couvert derrière le Boug. Du Sud de la Russie, Koutousov tire toutes choses en abondance, et sa fureur augmente à chaque nouvelle humiliation militaire qu'il éprouve. Pourtant Victor a pu rejoindre, comme Oudinot, le gros de l'armée, suivi de près par Wittgenstein. Koutousov a perdu trois journées de marche. Bref, Napoléon a réussi encore à concentrer environ 75.000 hommes, et les Russes n'avaient encore, le 26 novembre, que 16.000 hommes bien postés à Borisov, à la tête du pont. À quatre lieues et demie au-dessus, dans l'eau qui charrie des glaces, entre la berge élevée de Weselowo et les marécages de la rive droite traversés par une étroite jetée, les pontonniers du général Eblé jettent en toute hâte deux ponts de bateaux (gué de Studzianka). Le passage s'effectue d'abord tranquillement. Mais le 28, le maréchal Oudinot, à l'avant-garde, est blessé en repoussant Tchitchakov: c'est alors que Ney, «le Brave des braves,» prend le commandement des 2e, 3e et 5e corps et parvient à passer. Le salut de ces trois corps est dû à son sang-froid, à sa ténacité, à l'extrême rapidité de ses dispositions. Sur la rive gauche, Victor avait été laissé à la garde des traînards, des femmes et des enfants qui suivaient le gros de l'armée. Le 27, il perdit toute la division Partouneaux, embarrassée par les équipages; le 28, il est atteint par Wittgenstein, par l'avant-garde de Koutousov, et obligé de repasser la Bérézina en toute hâte. Aussitôt on fit sauter les ponts, «abandonnant à l'autre rive l'artillerie, les bagages, un grand nombre de non-combattants qui n'avaient pu passer... Le sort de ces malheureux, au milieu de la mêlée des deux armées, fut d'être écrasés sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux, frappés par les boulets ou par les balles des deux partis, noyés en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dépouillés par l'ennemi, et jetés nus sur la neige où le froid termina bientôt leurs souffrances» (Mémoires de Vaudoncourt). Les Russes firent près de20.000 prisonniers, s'emparèrent de presque toute l'artillerie, réduite à 150 pièces, et ramenèrent triomphalement les objets religieux et les trophées enlevés de Moscou. Lorsqu'un officier vint annoncer ce désastre à Napoléon, celui-ci répéta plusieurs fois: «Pourquoi, Monsieur, voulez-vous m’ôter mon calme?» Il avait eu des moments de désespoir, vite réprimés. Il avait senti l'impuissance absolue de son génie devant le nombre, et surtout en présence des éléments déchaînés: l'apathie physique, l'impassibilité extérieure, c'est tout ce qu'il put demander, sans toujours l'obtenir, à la force de sa volonté. Le 6 décembre, à Smorgoni, il arrache à ses maréchaux l'approbation de son départ: «Si j'étais né sur le trône, si j'étais un Bourbon, il m'eût été facile de ne pas faire de faute.» À Varsovie, devant l'ambassadeur de Pradt, il s'écrie: «Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas,» et soudain il éclate de rire. Les malheureux débris de l'armée furent abominablement traités à Vilna, où ils ne purent tenir, non plus qu'à Kovno; sans l'héroïsme et le sang-froid de Ney, les 30.000 hommes qui restaient n'auraient pas repassé le Niémen (16 décembre). Ce ne fut plus ensuite qu'une déroute à travers l'Europe centrale. Cependant l'empereur brûlait les étapes, et arrivait à Paris à l'improviste (20 décembre), deux jours après le 29e bulletin daté de Malodeczno le 3, et qui avouait l'immensité du désastre. Il se terminait par ces mots: «Jamais l'empereur ne s'est mieux porté;» mensonge politique à l'adresse de ses ennemis, mais qui fit horreur à tant de familles en deuil. Le Sénat, le grand maître de l'Université, président du Corps législatif, le préfet de la Seine multiplient les protestations de fidélité à la «quatrième dynastie». Mais à propos du complot de Malet, Napoléon avait dit le vrai mot de la situation: «Un homme est-il donc tout ici; les institutions, les serments, rien!»
Il ne fallait plus compter, en tout cas, sur l'effet des traités imposés par la force. Le plus humilié de tous, le roi de Prusse, a envoyé des ordres secrets au général York, qui commandait à l'extrême gauche le contingent prussien (corps de Macdonald); York signe avec les Russes, à Taurogen, une convention de neutralité (30 décembre), et Macdonald, qui avait menacé de près Riga, est obligé de reculer jusqu'à la Wartha et à l'Oder. Le 5 janvier 1813, les Russes occupent Kœnigsberg. Murat remet au commandement du prince Eugène (8 janvier) les troupes éparses en Prusse et en Pologne; elles commencent à se concentrer à Berlin (21). Le Sénat met à la disposition du gouvernement 250.000 conscrits des classes de 1809 à 1814. Napoléon signe avec Pie VII (25) le concordat de Fontainebleau, qui confirme le concordat de 1802, sauf des concessions temporelles bientôt désavouées par le pontife. À la proclamation du comte de Provence datée d'Hartwell (1er février) le Sénat répond en organisant la régence pendant la minorité de l'empereur des Français (5). En ouvrant le Corps législatif, Napoléon rappelle que quatre fois depuis la rupture de la paix d'Amiens il a proposé la paix: mais il la veut «conforme à la grandeur de son empire».