Konrad Lorenz

Jacques Dufresne
Dans ce résumé de la vie et de l'oeuvre de Konrad Lorenz, l'auteur met l'accent sur les travaux de Lorenz sur les instincts, plus précisément sur les instincts secondaires, dont on a tendance à oublier l'existence, peut-être qu'ils préfigurent le contrôlent des instincts primaires par la culture.
Konrad Lorenz, l'homme de la vie, le père des verts autrichiens, vient de mourir à 85 ans. Un grand gaillard, doublé d'un grand esprit, qui se penche avec intelligence et tendresse sur une nichée d'oies sauvages. Il y a là de quoi émouvoir la personne la plus indifférente aux manifestations de la vie. Voilà pourquoi Konrad Lorenz a été l'un des savants les plus aimés de son siècle. Enfin la science parlait aux gens. Elle leur parlait comme Lorenz lui-même parlait avec les mammifères, les oiseaux, les poissons. C'est le titre de l'un de ses livres les plus célèbres.

Dans la vie d'un chercheur comme Lorenz, la science est une présence amicale et, inversement les petits gestes de l'existence quotidienne ont une coloration qui les rattache au monde de la science. Lorenz arrivait souvent avec quelques minutes de retard à ses cours de l'Institut Max Planck. Ce trajet, qu'il faisait à pied bien sûr, était un sentier de la vie. Tel matin il prolongeait sa conversation avec la boulangère, tel autre matin son attention était retenue par un écureuil. Route sinueuse! Les êtres vivants, c'est bien connu, ignorent la ligne droite. Il n'y a qu'à voir la forme des raccourcis que les gens adoptent spontanément dans les parcs.

Ayant étudié la carte de la ville de Munich, les étudiants de Lorenz proposèrent au maître un trajet plus rationnel, comportant moins de points de vie. Lorenz arriva à l'heure, mais pour son malheur et celui des étudiants: il devint de plus en plus maussade, jusqu'à ce qu'il revienne à son premier trajet.

Lorenz venait de vivre ce qu'il avait si souvent observé chez ses oies: un animal de ce type peut tomber en dépression si on modifie une seule de ses habitudes, fût-elle insignifiante et inutile en apparence. Quand les rites ont une signification manifeste pour l'individu et une grande importance pour l'espèce, en être privé est une mort avant la mort.

«Un processus physiologique inné, écrit Lorenz, oblige l'oie cendrée à exécuter le cérémonial de triomphe, et si on lui enlève la possibilité de satisfaire ce besoin, elle devient une caricature pathologique d'elle-même. (...) Une oie cendrée sans partenaire pour le cérémonial de triomphe est constamment déprimée et se traîne péniblement de-ci, de-là.»

Je ne fus donc qu'à moitié étonné quand, visitant pour la première fois l'école secondaire Louis-Riel, il y a quelques années, j'appris que la qualité de la vie dans cette maison s'expliquait en partie par le fait qu'on y aimait et respectait les rites, sans tomber dans le ritualisme. Un examen n'est pas vécu de la même manière selon qu'il est fait sur du papier à en-tête prévu à cette fin ou sur une feuille quelconque. Les rites sociaux nécessaires à l'inhibition de l'agressivité ne peuvent pas être maintenus dans des groupes qui se font et se défont constamment en fonction d'exigences artificielles. Konrad Lorenz fait partie des auteurs dont s'inspire le directeur de cette école, monsieur Émile Robichaud.

Animaux, humains! Ne risque-t-on pas de tomber dans de dangereuses simplifications quand on s'inspire trop de ce qu'on a observé chez les premiers pour aider les seconds dans la conduite de leur vie? C'est justement sur ces questions qu'ont porté les observations et les réflexions les plus intéressantes de Lorenz. Je rappelle ici qu'il a obtenu le prix Nobel de médecine en 1973, en même temps que deux autres éminents éthologistes, Niko Tinbergen et Karl von Frisch.

Ethos, éthique, comportement... L'éthologie est la branche de la biologie qui a pour objet l'étude du comportement animal, autant que possible sur le terrain. En revenant ainsi à l'observation, les éthologistes ont accompli une petite révolution en biologie, où l'on avait pris l'habitude d'étudier la vie uniquement en laboratoire et souvent en la détruisant, en la disséquant pour mieux en analyser les mécanismes. C'est là une autre explication du succès des science de la vie dont les progrès se mesurent au nombre d'animaux sacrifiés.

Lorenz s'est intéressé surtout à l'instinct. Jugée vague, et entachée de ce vitalisme qui est considéré comme une hérésie passéiste par les biologistes contemporains, la notion d'instinct était tombée en discrédit au début du siècle. C'est le moment où s'imposèrent les théories de Pavlov et des behavioristes sur l'influence du milieu. Tout dans l'être humain apparaissait comme construit de l'extérieur par voie de conditionnement. La psychologie allait enfin devenir une technologie de l'âme.

Lorenz, Tinbergen et Frisch portèrent un coup mortel à ces théories. Ils démontrèrent que les comportements des animaux sont pour l'essentiel innés, c'est-à-dire déterminés, ou plutôt orchestrés par les gènes. La théorie des instincts faisait ainsi sa jonction avec le darwinisme de même qu'avec la biologie moléculaire naissante.

Il en est ainsi chez les animaux. Qu'en est-il chez les humains? Chez l'homme, nous dit Lorenz, les instincts subsistent à l'état d'ébauche. D'où la misère de notre condition: à la place d'un instinct sûr il y a chez le jeune humain un grand vide angoissant, c'est-à-dire une intelligence et une liberté encore informes. En ce sens, nous sommes des animaux inadaptés. Entre la détermination de l'instinct chez l'animal et l'indétermination de la conscience chez l'homme, Lorenz voyait une zone noire provoquant un état de choc, analogue à celui qui résulterait de ce que les théologiens appellent le péché originel.

Il faut toutefois, précise Lorenz, bien se garder de négliger les instincts en nous sous prétexte qu'il ne nous en reste que des ébauches. «L'homme est par nature un être de culture», disait Gehlen, l'un des auteurs que Lorenz cite le plus souvent. La nature dans l'homme ce sont les instincts à l'état d'ébauche. Ces instincts existent juste assez pour qu'on puisse en deviner les contours et élaborer une culture qui en soit en quelque sorte l'écho.

Lorenz distingue deux niveaux d'instincts: les instincts primaires, déterminant par exemple les comportements de reproduction ou d'agression et les instincts secondaires, dont le cérémonial de triomphe chez l'oie est un bel exemplaire. Les instincts primaires sont apparus très tôt dans l'évolution et ils correspondent à la partie ancestrale du cerveau; les instincts secondaires sont une conquête plus récente de la vie. Ils sont aussi plus complexes et plus fragiles que les instincts primaires, mais ils n'en font pas moins partie de l'héritage génétique.

Dans les sociétés humaines ce sont des éléments de culture, comme les règles de politesse, les manières de table ou de lit, qui sont l'écho des instincts secondaires. Lorenz a maintes fois déploré le fait que, sous prétexte de spontanéité, on ait méconnu le monde des instincts au point d'en exclure les instincts secondaires, les assimilant dès lors aux mécanismes rationnels de refoulement des instincts primaires. L'idéal de libération est ainsi devenu dans les faits une régression vers les instincts primaires, dont une certaine musique-violente, très populaire à l'âge où s'éveille l'instinct de reproduction, est le parfait symbole. Cette faillite de la culture en tant que construction destinée à remplacer chez l'homme les instincts secondaires des animaux est aux yeux de Konrad Lorenz à l'origine de ce qu'il a appelé Les huit péchés de la civilisation. C'est le titre de l'un de ses derniers livres.

Les chiens grognent quand on touche à leur os. Ayant compris qu'ils ne sont pas aussi détachés de leur os qu'il pourrait sembler, les hommes, dans toutes les cultures évoluées, ont inventé des manières de table, dont certaines prévoient qu'on ne peut commencer à manger que quand tout le monde a été servi.

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