La phobie des microbes

Rick Smith

Semmelweiss et Lister nous l'ont appris une fois pour toutes: il est bon que le chirurgien se lave les mains avant de commencer une opération, mais faut-il en conclure qu'il est aussi bon d'abuser de produits chimiques toxiques comme le triclosan pour exterminer ces microbes qui sont nos compagnons de vie depuis toujours et pour toujours sans doute?

 

«Ashenburg, qui voit dans cette « folie germicide et antibactérienne » une tentative pour « faire croire que nous ne sommes pas de ce monde », la rattache à des phénomènes anxiogènes comme « le terrorisme et l’attentat du 11 septembre. À l’instar des terroristes, les microbes sont des ennemis invisibles qui frappent de manière imprévisible. »

Voici un aperçu captivant de l'histoire de l'hygiène... suivi du flirt expérimental de Rick avec le triclosan. Pages: 165 à 172. Certains tableaux ne sont pas reproduits ici.

Nous n’avons pas toujours eu cette manie de la propreté. Pour tout dire, pendant des siècles et des siècles, nos ancêtres non seulement se méfiaient des bains, mais y voyaient un danger de mort. Ils révéraient leur crasse. D’après Katherine Ashenburg, l’histoire de l’hygiène en Occident comporte des phases bien distinctes. « Les Romains étaient assez propres de leur personne, dit-elle. Au 1er siècle, il était bien vu de passer quelques heures par jour aux thermes. Les invasions barbares ont tout balayé. Et puis, les croisés sont allés se battre au Proche-Orient et en ont rapporté ce que l’Empire byzantin avait conservé de la tradition balnéaire romaine : le bain de vapeur. À partir du XIe siècle, des étuves surgissent dans chaque village, et tout le monde s’y prélasse jusqu’à l’épidémie de peste noire au XIVe siècle. » Une personne sur trois en meurt. Les médecins cherchent et trouvent un bouc émissaire : en 1348, l’école de médecine de la Sorbonne affirme que l’eau chaude des étuves favorise la contagion en dilatant les pores. Pendant les quatre ou cinq siècles suivants – selon la région – « tout le monde a eu une telle terreur de l’eau chaude qu’on faisait tout pour s’en passer », raconte Ashenburg. Le bain n’était utilisé qu’en désespoir de cause. Il était dispensé uniquement aux grands malades, sur ordonnance et surveillance médicales, quand tous les autres moyens avaient échoué. Ashenburg trouve particulièrement suave une histoire qui s’est produite en France au XVIIe siècle. Le roi Henri IV voulait consulter son ministre des Finances. Quand son messager se présente à la demeure dudit ministre, il le trouve dans son bain. À l’époque, l’opération durait jusqu’à trois jours et s’accompagnait de purgations et d’autres mesures extrêmes. Le ministre veut bien sortir de sa baignoire, mais ses assistants s’y opposent farouchement. Le messager retourne au Louvre à bride abattue et informe le médecin du roi, qui s’exclame : « Seigneur, voilà qui est grave. Cet homme prend un bain sous surveillance médicale. C’est une catastrophe. Il n’en doit point bouger. » Le roi envoie derechef cette instruction à son ministre : « Restez au bain. N’en sortez sous aucun prétexte. Je viendrai vous voir demain. » Ce déplacement royal était tout à fait irrégulier, mais un bain était alors si extraordinaire et inquiétant qu’il justifiait pareille entorse au protocole. Louis XIV, monarque d’une grande vigueur qui a vécu très vieux, a pris exactement deux bains dans sa vie et semble n’avoir apprécié ni l’un ni l’autre à en croire le journal de son médecin. Son hygiène – comme celle de tous ses sujets, y compris les plus humbles – se résumait à tremper les doigts dans du vin coupé d’eau au lever, à se laver les mains à l’occasion et, plus rarement encore, à se débarbouiller le visage. Rien d’autre.

Pendant cette longue période de balnéophobie, les adeptes d’une hygiène plus élaborée étaient considérés comme particulièrement excentriques. Le Beau Brummel, célèbre dandy du début du XIXe siècle, s’étrillait de la tête aux pieds une fois par jour et prenait des bains de lait. « Il passerait pour un peu fêlé même aujourd’hui, dit Ashenburg, mais rien à comparer avec l’opinion de ses contemporains. » Malgré sa réputation d’extravagance extrême, Brummel avait des relations très haut placées et ses idées ont fini par se répandre. C’est lui qui a lancé la mode du complet-cravate qui règne encore aujourd’hui. À sa mort, un gentleman se devait d’être net. « Napoléon était exceptionnellement propre, précise Ashenburg. Joséphine et lui prenaient de longs, longs, longs bains chauds tous les matins. Chez Napoléon, ça semble avoir servi à évacuer le stress. Quand la paix d’Amiens était menacée, en 1805, il passait des heures dans sa baignoire et s’y faisait lire journaux, télégrammes et lettres. Certains bains ont alors duré cinq ou six heures. Il était d’une méticulosité inhabituelle pour l’époque. » Le microbe, cible de notre manie du nettoyage, n’était même pas soupçonné de causer nos maladies avant le XXe siècle. Pendant presque toute son histoire, l’humanité a cru qu’elles étaient soit un phénomène spontané soit le produit d’un air vicié appelé « miasme ».

Cette seconde théorie, popularisée au Moyen Âge, avait encore au XIXe siècle finissant des défenseurs comme Florence Nightingale, la célèbre infirmière de la guerre de Crimée. Personne ne craignait les microbes, tout le monde avait peur des émanations malsaines de la viande avariée, des ordures et de toutes les formes de pourriture. La ventilation était donc la panacée jusqu’à ce que des savants comme Joseph Lister (qui a donné son nom à Listerine et à la listéria) mènent des expériences concluantes sur l’efficacité des mesures antiseptiques et prouvent, par exemple, que le lavage des mains réduit les infections nosocomiales. Alors seulement, l’homme a commencé à croire à la réalité des microbes. À la fin du XIXe siècle, le prix du savon baisse assez pour que la classe moyenne puisse en acheter. Jusque-là, la plupart des ménages le réservaient au lavage des vêtements et des parquets. Ce raffinement nouveau et l’amélioration des savons corporels vont donner naissance à la publicité de masse. Comme l’explique Ashenburg dans un chapitre intitulé Soap Opera17 (roman-savon), le savon et la publicité ont grandi ensemble. La peur est devenue le moteur d’un battage qui exploitait sans vergogne les complexes de la classe moyenne. Les annonces de Listerine au début du XXe siècle font croire à une épidémie nationale d’halitose et insinuent que la mauvaise haleine sape le lien naturel entre une mère et son enfant : « Êtes-vous impopulaire auprès de vos enfants ? » Les femmes célibataires ont droit à des flèches comme « une peau qui dit oui » et « jusqu’à ce que l’haleine nous sépare ». Les hommes n’y échappent pas. Le Cleanliness Institute, organisme soutenu par la majorité des savonniers nordaméricains, diffuse à la fin des années 1920 une annonce représentant un homme élégant, mallette à la main, qui regarde de haut un type mal rasé et ébouriffé. La légende : le savon et l’eau, pour l’homme qui se respecte.

La mise en marché des produits « antibactériens » n’est que le dernier chapitre d’une longue histoire d’amour. Une idée reçue veut que nos ancêtres aient été indifférents à l’hygiène parce qu’ils ne possédaient pas le savoir-faire requis, notamment la plomberie et l’adduction d’eau. Ashenburg pense au contraire que le progrès technique répond à un désir. « Les thermes romains de l’ère impériale avaient l’eau courante et le chauffage. Ce savoir ne s’est pas perdu, mais jusqu’au XIXe siècle, personne ne s’y intéressait. Vers 1830, la plupart des maisons de Londres avaient l’eau courante. Les Français le savaient et auraient pu imiter les Anglais, mais pour des raisons sociales et historiques compliquées, ils n’accordaient pas autant d’importance que les Britanniques à l’hygiène. » Bref, conclut Ashenburg, la propreté aurait pu être la norme beaucoup plus tôt dans beaucoup plus de pays, mais personne n’y tenait. « Notre rapport à l’hygiène dépend de toutes sortes de facteurs : la religion, la perception du corps, de l’intimité, de l’individualité, de la sexualité. Les cultures plus communautaires sont moins tracassées par les odeurs corporelles. » L’obsession hygiéniste sans précédent de la société occidentale contemporaine reflète des attentes sociales d’apparition récente. Ashenburg, qui voit dans cette « folie germicide et antibactérienne » une tentative pour « faire croire que nous ne sommes pas de ce monde », la rattache à des phénomènes anxiogènes comme « le terrorisme et l’attentat du 11 septembre. À l’instar des terroristes, les microbes sont des ennemis invisibles qui frappent de manière imprévisible. Une grande partie de la frénésie hygiéniste actuelle naît de la volonté américaine de tout contrôler. » Ironie du sort, l’emploi inconsidéré d’antibactériens a provoqué dans la population un déversement de triclosan doublement incontrôlé.

Le dentifrice qui tue

Pour préparer notre expérience, j’avais acheté toute une collection d’articles de toilette hyperparfumés, luxueusement empaquetés et saturés de triclosan : sûrement le pinacle de l’évolution saponacée. En la contemplant, le dédain du bain et l’indifférence à la puanteur qui ont si longtemps fait partie de notre culture m’ont semblé de l’histoire très ancienne, en vérité. Par rapport aux autres expériences décrites dans ce livre, mon exposition au triclosan était facile à organiser. Si quelque chose en contient, c’est indiqué sur l’étiquette, et j’évite tous ces produits-là depuis des années. Tout contenant marqué « antibactérien » est interdit de séjour chez nous. Je n’ai eu qu’à acheter une série d’articles au triclosan dans quelques supermarchés et à m’en servir de façon normale pendant deux jours. Cette exposition volontaire m’a fait un drôle d’effet, car contrairement aux phtalates et au bisphénol A, qui sont éliminés en quelques heures, le triclosan s’accroche pendant plusieurs jours. Mon organisme mettrait une bonne semaine à s’en débarrasser. Avant l’expérience, nous avions lu quelques rapports pour nous faire une idée des résultats possibles. À partir de préparations comme celles qu’on incorpore aux crèmes hydratantes et aux rince-bouche, des chercheurs avaient démontré que ces seules sources pouvaient faire monter la concentration urinaire de triclosan18, mais on en trouve dans un si grand nombre de produits de consommation que les expositions multiples simultanées ne sont pas rares. Une enquête effectuée en 2000 a révélé que plus de 75 % des savons liquides et près de 30 % des savonnettes (soit 45 % du savon commercialisé) contiennent un antibactérien – le plus souvent du triclosan. En Suède, 25 % du dentifrice vendu en 1998 en renfermait19.

Tableau 5

La liste d’achats au triclosan de Rick

Salle de bain :
Dentifrice Total de Colgate
Mousse nettoyante pour le visage Clean & Clear
Savonnette au triclosan Complete de Gillette
Gel à raser de Gillette
Désodorisant Right Guard
Savon-crème Dettol, parfum pin
Cuisine :
Savon à vaisselle liquide ultraconcentré et
savon à main antibactérien Dawn Chiffons J Cloth (parfum de pomme avec Microban)

Après seulement deux jours d’usage, ma concentration urinaire de triclosan était passée de 2,47 à 7 180 nanogrammes par millilitre (ng/ml) ! Une augmentation tellement stupéfiante qu’elle est difficile à traduire en image : sur le graphique, la valeur de départ est à peine visible. Elle n’était pas nulle, toutefois, alors que le triclosan est banni de mon environnement domestique depuis des années. Pourquoi ? Probablement parce qu’il y a du triclosan partout, y compris dans l’eau que nous buvons et la nourriture que nous mangeons20. Les choses se corsent quand on compare mes résultats à ceux des tests effectués par les CDC en 2003 et 2004 sur plus de 2 000 Américains. Les concentrations observées vont de 2,3 à 3 790 ng/ml, pour une moyenne géométrique de 13 ng/ml21. En deux jours d’exposition délibérée, j’étais donc passé du bas de la fourchette à près de deux fois la plus haute valeur relevée à ce jour aux États-Unis. J’y étais arrivé en utilisant huit produits à la fois, une combinaison improbable dans la vie  – La phobie des microbes est courante, mais à voir les centaines de nanogrammes décelés dans l’urine de certains sujets de l’enquête américaine, le contact simultané avec plusieurs sources n’est pas exceptionnel. Quand j’ai parlé de mes concentrations urinaires de triclosan à Klaus Nussbaum, l’homme de Ciba a répliqué : « Cela prouve que votre organisme fait bien son travail et élimine le triclosan. » J’ai voulu savoir si un taux de 7 180 ng ml pouvait être problématique. Il a répondu : « C’est une forte dose ponctuelle, votre corps fait son travail correctement, mais vous savez, l’organisme humain s’adapte à la métabolisation du triclosan. » L’emploi du mot « adapter » m’a fait tiquer. Selon le dictionnaire, s’adapter, c’est « se mettre en harmonie avec (les circonstances, le milieu), réaliser son adaptation biologique ».

L’idée d’une adaptation biologique de notre organisme aux produits de synthèse est intéressante, je dirais même biologiquement correcte. Puisque le triclosan est une invention humaine, le corps doit apprendre à le métaboliser et à l’excréter. Je commençais à rédiger ce livre quand j’ai été interviewé par un cinéaste qui tournait un documentaire sur les composés toxiques et la santé humaine. Au bout du compte, c’est moi qui ai posé le plus de questions. Nous sommes en contact quotidien avec une telle quantité de produits de synthèse, disait mon interlocuteur, qu’une « nouvelle sélection naturelle », aussi puissante que celle du climat sur la couleur de la peau, est peut-être en cours. Il en voulait pour preuve les corrélations de plus en plus significatives entre beaucoup de maladies – parfois mortelles comme le cancer – et l’exposition à la pollution chimique. Certains organismes résistent mieux à ces nouvelles pressions environnementales parce que le hasard génétique leur a conféré une plus grande résistance aux produits toxiques. Je ne saurais dire si le bouillon chimique dans lequel nous marinons nous fera évoluer ni dans quel sens – si c’est la chimiorésistance qui deviendra le principe premier de la sélection naturelle plutôt que l’adaptation au milieu. Ce dont je suis convaincu, c’est que l’omniprésence de composés de synthèse comme le triclosan et leur accumulation dans nos organismes constituent une violence injustifiable faite à nos corps, violence dont la responsabilité incombe à leurs fabricants et aux pouvoirs publics censés nous protéger de leurs effets nocifs. Je ne veux pas que mon corps apprenne à métaboliser le triclosan sans mon consentement.

Notes

Chapitre 6
[...]
17. ASHENBURG, Katherine. The Dirt on Clean : An Unsatinized History, Knopf, Toronto, 2007.
18. SANDBORGH-ENGLUND, Gunilla, Margaretha Adolfsson-Erici, Göran Odham et Jan Ekstrand. « Phamacokinetics of Triclosan following Oral Ingestion in Humans: Part A », Journal of Toxicology and Environmental Health 69, 2006, p. 1861-1873.
19. ALLMYR, M. et al. « Triclosan in Plasma and Milk from Swedish Nursing Mothers and Their Exposure via Personal Care Products », ibid.,p. 87-93.
20. SUTTON, Rebecca. Pesticide in Soap, Toothpaste and Breast Milk – Is itKids-Safe ?, Washington (DC), The Environmental Working Group, 2008.
21. CALAFAT, A. et al. « Urinary Concentrations of Triclosan », ibid.,p. 303-307.
22. Project on Emerging Nanotechnologies. « New Nanotech Products Hitting the Market at a Rate of 3-4 per Week ».

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